Anti-jeunes

Ainsi la Grande-Bretagne est-elle en train de connaître un phénomène extraordinaire : les commerçants se mettent à installer, au-dessus de l'entrée des magasins, un boîtier qui émet des ondes destinées à éloigner les enfants et adolescents. Leurs tympans, plus sensibles, sont les seuls à les entendre et elles procurent une sensation suffisamment désagréable pour qu'ils s'éloignent immédiatement. Si l'on force un peu sur la puissance de la machine, on fait même souffrir les jeunes oreilles de manière à les décourager définitivement de traîner dans les parages...

Le France, dira-t-on, n'en est pas là... Certes ! Mais, nous aussi, nous préférons, de plus en plus, « la jeunesse » aux « jeunes ». La jeunesse est devenue, en effet, l'idéal absolu des adultes qui s'habillent, parlent et se comportent... comme des jeunes. La jeunesse est l'arme fatale de la publicité, pour les déodorants comme pour les produits laitiers et les vêtements. C'est le modèle de vie auquel chacun doit se conformer le plus longtemps possible : pas d'engagement affectif durable, la jouissance de l'instant, le culte du caprice high-tech. L'adulte-jeune est un individu « lisse », totalement disponible aux sollicitations des marchands et aux conseils des magazines. Pas de fil à la patte et pas de ride au visage. Et quand l'un des deux apparaît, le psychanalyste et la chirurgie esthétique font l'affaire !

Le problème, c'est que, du moment que les adultes se mettent à se comporter comme les jeunes, les jeunes ne savent plus comment se comporter. Alors, les jeunes tâtonnent : ils cherchent à exister, à se faire entendre, à manifester leur différence. Comme ils n'ont plus de place, ils s'agitent dans tous les sens et tentent inévitablement d'occuper toute la place. Mais ils sentent bien que notre monde ne veut pas vraiment d'eux : nous aimons la jeunesse, nous détestons les jeunes. Nous aimons le beau visage idéalisé de notre passé ; nous nous repaissons de la contemplation narcissique d'un adolescent parfait, forme pure d'une humanité enfin délestée du temps qui pèse sur nos épaules...

Mais les jeunes, les vrais, nous agacent profondément : d'ailleurs, souvent, ils ne « font même pas jeune » ; maladroits et couverts de boutons, ils sont aussi mal à l'aise dans le monde que les jeunes-adultes y règnent avec bonheur. Ils se traînent et « rouillent » sur les places, quand les « vrais jeunes » courent allègrement d'une activité à l'autre. Et puis, ils font du bruit, boudent, râlent, ne sont jamais contents et ne savent pas se tenir... à mille lieux de la « positive attitude » que nous vantent les panneaux publicitaires géants ! Disons le clairement : les jeunes sont pénibles. Mais cela n'enlève rien à notre devoir à leur égard : leur proposer des places et des activités dans lesquelles ils puissent vraiment s'investir. Il y a urgence.