24 heures chrono…

Notre environnement tout entier nous invite à fonctionner aujourd’hui « en temps réel ». C’est le syndrome  « 24 heures chrono ». Jack Bauer est ainsi devenu le modèle absolu. Dans la rue, les gares, les aéroports, on voit aussi bien des jeunes en jeans que des hommes ou femmes d’affaire dégainer leur téléphone portable au premier coup de sonnerie et annoncer avec le plus grand sérieux, la voix tendue et le souffle court : « Ici Jack Bauer, j’écoute… ». En réalité, bien sûr, ce sont plutôt, Anne ou Raymond, Karima ou Joël qui sont au bout du fil… Mais ils ont endossé le personnage avec tant de conviction qu’on cherche autour d’eux les tireurs embusqués, qu’on imagine l’arrivée des grosses berlines noires et qu’on se prend même à lever les yeux pour voir si l’hélicoptère survole la zone.

C’est que nous sommes tous contaminés : nous avons parfaitement intégré l’urgence. Elle est devenue la norme. Tout se passe comme si nous agissions en permanence sous l’œil de caméras qui diffusent notre image à des millions de téléspectateurs : impossible de s’arrêter quelques minutes, de flâner, de réfléchir, de laisser sonner le téléphone dans le vide parce qu’on « est dans la lune » ou qu’on pense à sa bien-aimée ! Les téléspectateurs s’ennuieraient et zapperaient immédiatement. Nous devons, en permanence, renvoyer l’image d’une personne hyperactive. Importante parce qu’elle est pressée. Pressée parce qu’elle est importante.

Car Jack Bauer ne relâche jamais la pression, ne s’arrête ni pour manger, ni pour aller aux toilettes ; il ne recharge jamais la batterie de son téléphone et obtient dans l’instant la communication avec tous ses interlocuteurs. Mieux encore : il agit en même temps à plusieurs endroits de la planète grâce aux écrans qui lui permettent de piloter, en direct et « en temps réel », des brigades mobiles et des missiles télécommandés.

Il existe évidemment, sur la planète, des situations qui exigent pareille réactivité : terrorisme, prises d’otages, catastrophes naturelles ou industrielles sont, malheureusement, notre lot presque quotidien… Mais la banalisation du syndrome « 24 heures chrono » a quelque chose d’inquiétant : outre que cela tend à effacer les frontières entre les événements réellement dramatiques et les incidents normaux de notre vie personnelle ou professionnelle, l’excitation permanente dans laquelle nous vivons finira par nous empêcher de penser aux choses vraiment sérieuses. À s’affoler pour un rendez-vous manqué ou un message électronique qui n’est pas arrivé, à s’agiter dans tous les sens parce qu’un client n’est pas satisfait ou qu’une information ne nous est pas parvenue « en temps réel », nous finirons par oublier que « le temps réel » est un temps fictif, que l’attente, seule, permet de jouir de l’acte et que le bonheur requiert, parfois, de couper le téléphone.