Clinamen
Ainsi, affirment les sociologues, vivons-nous sous le règne de « l'entre soi ». « Qui se ressemble s'assemble ! » est devenu le principe de fonctionnement de notre société : les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux, les agriculteurs avec les agriculteurs, les médecins avec les médecins, les amateurs de rap avec les amateurs de rap, les spécialistes d'informatique avec les spécialistes d'informatique, etc. Nous cherchons tous à nous rapprocher de ceux et celles qui nous renvoient notre propre image. Nous avons peur de nous confronter à d'autres goûts que les nôtres, de parler avec quiconque n'utilise pas nos tics de langage, de créer quoi que ce soit avec des êtres qui n'ont pas nos compétences, notre sensibilité, notre idéologie... Les jurys d'assise vont bientôt demeurer - tirage au sort oblige ! - les seuls groupes un peu hétérogènes dans notre société. Voilà qui est fort préoccupant : le lien social disparaît, en effet, chaque fois que des communautés se referment sur elles-mêmes et n'échangent plus avec les autres. La société se réduit à une juxtaposition de groupes qui, au mieux, s'ignorent et, au pire, se disputent pour obtenir chacun l'hégémonie. Nous revenons ainsi, petit à petit, à un état pré-sociétal, qui ressemble à ce que décrivaient les épicuriens de l'Antiquité : à l'origine, expliquaient-ils, il n'y avait qu'une pluie d'atomes qui tombaient dans l'univers infini de manière absolument parallèle. Séries juxtaposées et interminables d'où rien ne pouvait émerger. Jusqu'au moment où, pour une mystérieuse raison, un atome dévia de sa trajectoire et, comme il était crochu, vint s'agripper à un autre. C'est le clinamen, écart fondateur à partir duquel des configurations multiples d'atomes apparurent et qui permit la création des richesses et de la diversité du monde... De toute évidence, nous avons besoin de retrouver, dans le domaine social, les vertus du clinamen. C'est pourquoi je suggère aux pouvoirs publics et aux collectivités territoriales, qui ont en charge de stimuler et financer les initiatives citoyennes de toutes sortes, de subordonner leur aide à l'hétérogénéité des groupes qui les sollicitent. Il suffirait, par exemple, de rendre leurs subventions proportionnelles à l'amplitude des âges des personnes concernées pour favoriser le dialogue entre les générations. Il suffirait d'exiger que chaque association affiche clairement les efforts qu'elle fait pour s'ouvrir à d'autres origines sociales, d'autres sensibilités culturelles ou idéologiques pour impulser des démarches faisant de la reconnaissance de la fécondité de l'altérité la pierre de touche du lien social. Cela n'empêcherait personne de se réunir, par ailleurs, avec ceux et celles qui lui ressemblent, mais cela marquerait la volonté de l'État de rompre avec une conception gravement régressive du vivre ensemble. |