La causette Malgré la complexité du vocabulaire qu'elles utilisent, nos plus modernes entreprises sont des lieux où règnent les coutumes tribales les plus ancestrales. On y pratique toutes sortes de rites initiatiques : pas question, certes, de faire traverser pieds nus un champ de braises ardentes au nouvel arrivant, mais ce dernier doit bien souvent, sous le regard des anciens, sacrifier à des tâches plus ou moins utiles et humiliantes qui permettent de le « tester ». On a abandonné les danses en costumes chamarrés autour du totem, mais il faut néanmoins se livrer à de multiples contorsions et faire acte d'allégeance à la « marque » et au « grand chef ». On ne se réunit pas régulièrement pour invoquer les dieux, mais on organise des grands messes avec un renfort d'images pieuses projetées sur grand écran et qui sont censés chasser les démons de la concurrence en suscitant l'enthousiasme des élus. Les chamans y opèrent dans toutes sortes d'instances et se livrent à une multitude d'activités de divination systématique et de thérapie sauvage. Les logiciels d'orientation personnelle ont remplacé les foies de volaille et les boules de cristal, mais avec une fiabilité à peu près équivalente : « Des potentialités à développer, à condition d'être attentif aux consignes de la hiérarchie et de savoir saisir les occasions de progresser... » . Les analyses graphologiques et morpho-psychologiques se sont substituées à la recherche des indices dans les empreintes laissées dans le sable, avec les mêmes ambiguïtés eugénistes : « Un caractère indécis et des fragilités constitutives repérables à la forme des traces observées. » Plus de statuettes magiques, mais une multitude de gadgets techniques, souvent totalement inutiles, dont la possession garantit la sécurité ou le pouvoir. Mêmes mystères savamment entretenus autour de secrets de polichinelle... Bref, les entreprises sont un remarquable terrain d'observation pour les anthropologues... Une des dernières trouvailles en date, aujourd'hui systématiquement utilisée avec le plus grand sérieux, est le « briefing / débriefing ». Avant une réunion, on « briefe » et, après, on « débriefe ». Autrement dit, on se prépare puis, ensuite, on en cause... Belle invention du « management » ! Comme si on l'avait attendu pour éprouver le besoin de se préparer avant un événement important et d'en parler ensuite pour « décompresser », comprendre, prendre du recul. D'ailleurs les employés et les ouvriers sont souvent tentés de faire la même chose... Mais eux, en réalité, c'est pas pareil : « Ils traînent auprès de la machine à café quand il faudrait qu'ils travaillent sérieusement ! » Que nos cadres modernes continuent à se briefer et à se débriefer, rien de plus normal donc ! Mais qu'ils sachent qu'il s'agit là d'une tradition vieille comme le monde et nécessaire pour tout un chacun : la causette ! |