Médecine et politique sont dans un bateau…

Philippe Meirieu

 

Je suis loin de mépriser le travail immense qui incombe aujourd’hui aux médecins et, en particulier, aux généralistes. Pas une difficulté sociale qui n’émerge et qu’ils ne doivent prendre en charge. Problèmes de familles, problèmes professionnels, problèmes scolaires : c’est vers eux que l’on se tourne d’abord… pour qu’ils écoutent (un peu) et prescrivent (beaucoup). Que le stress envahisse la vie de quelqu’un parce qu’il a trop de travail ou pas assez, qu’un couple batte de l’aile, qu’un enfant décroche ou s’enferme dans le mutisme… et le médecin est enjoint de trouver immédiatement le remède : tranquillisants, anxiolytiques, antidépresseurs et vitamines, recommandations auprès de spécialistes, examens complémentaires. On déprime parce qu’on travaille au milieu de rivalités que l’institution est incapable de réguler… et l’on aura, selon les cas, une prise de sang pour vérifier qu’on ne manque pas de fer ou une ordonnance de prozac pour passer ce cap difficile. Notre fils ne veux plus aller en classe ou perd tout intérêt pour le travail scolaire et l’on soupçonne immédiatement une « dys » quelconque : une rééducation s’impose, à moins que ce ne soit un cas d’hyperactivité non détectée et qu’il faille le mettre immédiatement sous ritaline !

Mais, bien évidemment, le déficit de la sécurité sociale et la « révision générale des politiques publiques » ne peuvent permettre de laisser la bride sur le cou à des dépenses aussi inconsidérées ! C’est pourquoi notre société, simultanément, enjoint à la consommation médicale - les lobbies pharmaceutiques et de certains professionnels de santé y veillent - et culpabilise ceux qui consomment : chacun sait bien que les Français sont les mauvais élèves de l’Europe, qu’ils se bourrent de médicaments à tort et à travers et ne supportent pas de sortir de chez leur médecin sans une longue ordonnance. Malades et coupables, de bien mauvais citoyens en somme !

Mais la machinerie médiatique sait tirer parti de cette situation : pour que les malades ne creusent pas les déficits publics, elle leur propose une multitude de substituts médicaux qui leur permettent de se soigner à leurs propres frais. Produits pharmaceutiques non remboursés, parapharmacie, aliments diététiques, guides pour guérir le cancer avec un régime alimentaire adapté ou pour surmonter la dépression avec un dosage de vitamines naturelles. Derniers avatars de notre médicalisation galopante, les instituts spécialistes du « bien-être » et l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Chacun sait, en effet qu’un ouvrage intitulé « Je maigris, donc je suis » ne peut être qu’un best seller. Au même titre que « Soigner les chagrins d’amour par la chicorée » ou « Vaincre le stress au travail par la masturbation ». Il suffit d’oser ! Le premier qui ose a gagné ! Un jackpot financier à coup sûr, une renommée dans les News qui lui consacreront inévitablement leur « une » et le sentiment d’avoir contribué à lutter contre le mal-être généralisé…

Car voilà bien le problème : le mal-être est devenu aujourd’hui affaire de médecine – au mieux – et de charlatanisme – au pire ! Or, une société qui croit pouvoir soigner tous ses maux par la médecine est une société bien malade. C’est même une société dans l’impasse. Non que la médecine ne puisse efficacement guérir les maladies ni soulager les souffrances. Elle s’efforce de la faire et c’est son honneur. Mais parce que le projet médical ne peut s’instituer en projet politique, au risque de dissoudre le politique. La polis, comme organisation de l’espace public, est irréductible à la somme des bien-être individuels. Elle relève d’une autre logique…

La démarche médicale consiste à décrire pour prescrire. La démarche politique consiste à comprendre pour inventer. La médecine est dans la remédiation individuelle. La politique dans la prévention collective. La médecine soulage les personnes. La politique mobilise les sujets. La médecine analyse le passé du patient. La politique tente de proposer un futur aux citoyens. La médecine lorgne vers la biologie. La politique doit se donner une pédagogie.

Aujourd’hui, tout est médicalisé : l’échec scolaire et professionnel, la déviance sociale, les dysfonctionnements institutionnels. Il faut réinstituer le politique : oser imaginer des solutions qui ne sont pas contenues dans les diagnostics comme les noix dans leur coquille. Oser dire que les conditions matérielles, psychologiques, morales, médiatiques, organisationnelles peuvent permettre à des sujets de trouver les prises nécessaires pour se dégager de tous les fatalismes. Oser affirmer que le dépistage systématique des déviances des jeunes n’est pas une politique de prévention, mais une fausse médecine qui ne soigne que les (faux) problèmes des vieux. Oser penser que la médicalisation abusive de la vieillesse est un immense gâchis pour les jeunes qui sont ainsi privés du compagnonnage des anciens.

Les médecins ont, tout comme les autres, besoin qu’on remette la médecine à sa place. Dans le travail social comme ailleurs.