Le pouvoir d'être autre... Voilà déjà quelque temps que de salutaires résolutions en matière de santé publique ou de politique sociale sont appliquées de manière préoccupante : ainsi voit-on, peu à peu, le combat contre le tabac se transformer en combat contre les fumeurs, quand ce n'est pas la lutte contre l'obésité devenir lutte contre les obèses. Au bout du compte, il faut craindre que le combat contre la pauvreté n'aboutisse à condamner les pauvres et que la lutte contre le chômage ne se traduise concrètement par la culpabilisation et la stigmatisation systématique des chômeurs. Or, ce glissement est particulièrement grave. On croyait en avoir fini avec lui. Ainsi, par exemple, dans le domaine de la santé, on a compris, depuis déjà quelque temps, qu'il faut cesser de stigmatiser les malades - les lépreux et les pestiférés de toutes sortes - pour pouvoir lutter avec eux contre la maladie. Parce qu'une maladie, quelle qu'elle soit, n'enlève rien aux devoirs à l'égard de l'homme malade et, en tout premier lieu, au devoir de respecter sa dignité et de le considérer comme un être à part entière. Parce qu'un malade a le droit, comme tout homme, d'occuper une place à lui dans l'espace social, de profiter des plaisirs de la vie et d'accéder aux bonheurs du vivre ensemble. Et, surtout, parce qu'on ne peut jamais réduire un malade à sa maladie. Parce qu'un homme peut toujours être « ailleurs »... à côté, en dehors de ce qu'on voit de lui, de ce qui paraît le définir ou, même, semble l'anéantir. Il en est de même dans le domaine social : on ne lutte pas contre l'analphabétisme en accablant les analphabètes, on n'éradique pas l'illettrisme en humiliant les illettrés... pas plus qu'on n'a la moindre chance d'aider les parents en difficulté en les considérant comme des criminels incapables d'élever leurs enfants. Car, comment peut-on croire que les personnes en situation de détresse ont délibérément choisi de l'être ? Certes, elles peuvent avoir, à un moment ou à un autre de leur histoire, fait un mauvais choix ou s'être laissées aller à la facilité. Certes, elles peuvent avoir commis une faute que la société doit sanctionner... mais condamner la faute n'est pas condamner l'état dans lequel elle a mis une personne. Bien au contraire ! Si nous condamnons une faute, c'est parce qu'elle rabaisse l'homme et l'humanité. La condamner, c'est s'engager à élever l'homme et non lui maintenir la tête sous l'eau. Rien n'est pire que la réduction systématique d'un homme à ce qu'il a fait ou à ce qu'il a subi. Rien n'est pire que cet enfermement systématique dans des catégories, que cette manière d'épingler les humains comme des papillons dans des vitrines, au lieu de les aider à reprendre leur vol. La reconnaissance de la liberté d' « être autre » fonde, à la fois, la possibilité de tout progrès individuel et de toute avancée collective. |