Article paru dans le numéro 47 du 8 septembre 2006 de TRIBUNE DE LYON, après la décision du Recteur de l'Académie de Lyon de s'opposer à l'ouverture d'un lycée musulman à Décines (pour des raisons techniques, les seules utilisables actuellement).
L'École de la République reste à faire...
Il fallait s'y attendre ! On peut même se demander comment il se fait que la question de l'ouverture d'établissements scolaires musulmans ne se soit pas posée plus tôt, l'Islam étant déjà, depuis quelques années, la deuxième religion de France.
Rappelons les éléments du contexte : l'enseignement privé est régi, en France, par deux textes fondateurs, modifiés et amendés depuis, mais dont les principes restent applicables : la loi Falloux, votée en 1850, qui autorise l'ouverture d'établissements d'enseignement financés par des fonds privés dès lors qu'une garantie est donnée sur la personne du directeur et les conditions d'accueil des élèves, et la loi Debré autorisant, en 1959, un financement public de l'enseignement privé dès lors que cet enseignement respecte les programmes nationaux, la liberté de conscience et les règles de gestion de l'Éducation nationale.
Dans le primaire et le secondaire, la quasi-totalité de l'enseignement privé est aujourd'hui sous contrat avec l'État. Il représente environ 20% des élèves et ce pourcentage est, depuis plusieurs années, assez stable : la croissance de l'enseignement privé est contenue, en effet, aussi bien par les questions de locaux (la loi Falloux plafonnant l'investissement des collectivités territoriales dans ce domaine), par la gestion de l'État qui, alternances aidant, maintient l'ouverture des classes dans le privé à un niveau à peu près stable et par la vigilance des mouvements laïcs qu'on peut difficilement ignorer, comme François Bayrou en a fait l'expérience quand il était ministre de l'Éducation.
Au sein de l'enseignement privé sous contrat, il existe aujourd'hui une majorité d'écoles dites « catholiques », quelques rares écoles privées laïques (« expérimentales » pour la plupart) et quelques établissement juifs. Rappelons que les protestants ont fait don de leurs écoles à l'État lors de la Révolution française et se sont rangés dans le camp laïc, même si, au sein de celui-ci, ils ont souvent représenté l'aile « libérale ».
Dans ces conditions, on ne voit absolument pas qu'est-ce qui pourrait empêcher durablement l'ouverture d'établissements musulmans. Et ce phénomène pourrait provoquer d'importants bouleversements : dans la mesure où ces établissements seraient, directement ou indirectement, financés par des pétrodollars, ils pourraient ne relever que de la loi Falloux et ne subir aucun contrôle sur le contenu de l'enseignement et la pédagogie. On pourrait assister à une scolarisation importante des enfants issus de l'émigration dans ces établissements... avec, à terme, une remise en cause complète du modèle d'école intégratrice, creuset de la République, que notre pays a toujours défendu.
Voilà qui pose au moins deux problèmes. D'une part, n'est-il pas temps de revoir sérieusement la loi Falloux et de donner à l'École un statut spécifique qui ne la considèrerait plus comme une quelconque « entreprise » ? Ne faut-il pas profiter du fait que l'éducation relève encore de la souveraineté des États au sein de l'Europe pour légiférer sur l'institution scolaire et les exigences auxquelles elle doit être soumise dans tous les établissements sans exception ? À cet égard - et quelle que soit la position que l'on ait sur le fond - on ne peut que regretter que les écoles privées, même sous contrat, aient été exonérées de se soumettre à la loi de 2005 sur la laïcité (dite loi sur « le foulard »). Voilà qui ne va pas dans le sens d'une École de la Nation pour tous les enfants de France, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. En d'autres termes, la laïcité reste à construire !
D'autre part, il faudrait en profiter pour arrêter ce mouvement de « privatisation » des établissements auquel nous assistons aujourd'hui et qui constitue des ghettos, tant dans les quartiers « difficiles » que dans les quartiers « riches ». Ce mouvement touche, en effet, aussi bien les établissements privés que certains établissements publics : chacun sait qu'il y a des écoles, collèges et lycées qui sont objets de toutes les convoitises alors que, dans d'autres, les pauvres sont assignés à résidence. Les ZEP ont constitué un progrès important. Il faut passer à la vitesse supérieure. Je propose qu'un tiers de la dotation de toutes les écoles et de tous les établissements, en matière financière et de personnel, soit indexée sur la moyenne de la catégorie socioprofessionnelle des familles des élèves qui y sont scolarisés... Et cela, pour les établissements publics comme pour les établissements privés. Il faut absolument que ceux qui prennent les risques sociaux en scolarisant des « publics difficiles » aient les moyens de réussir dans leur mission... Sinon, nous laisserons libre cours aux marchands d'illusion, que ce soit des officines privées de soutien scolaire ou des groupes religieux intégristes.
Philippe Meirieu