Tutoiement…

Ainsi donc, si l’on en croit les gazettes et les personnes généralement bien informées, le tutoiement systématique se serait installé au plus haut niveau de l’État… Nul ne peut, bien sûr, s’en offusquer s’il s’agit, pour le Président de la République et les hauts dignitaires de la nation, de manifester leur proximité et leur affection à leur entourage immédiat, familial ou professionnel. Les hommes et les femmes politiques ont besoin, comme chacun et chacune d’entre nous, de relations privilégiées avec des proches, de relations qui échappent aux protocoles, souvent trop formalistes, de la vie publique… Mais il s’agit aujourd’hui, semble-t-il, de toute autre chose : une manière de pratiquer la familiarité systématique avec tout un chacun, amis ou adversaires politiques, hauts fonctionnaires ou grands journalistes, artistes ou intellectuels.

On dira, avec raison, que la vie politique française avait bien besoin d’être dépoussiérée. Trop d’hommes politiques – tant nationaux que locaux – se fabriquaient, dès leur élection, le visage de cire de leur médaille commémorative. Empesés, voire embaumés prématurément, ils apparaissaient comme des abstractions et la coupure avec l’opinion publique était devenue trop grande pour ne pas imposer des changements.

Pourtant, il n’est pas certain que nous ayons choisi la bonne voie. Nous sommes encore bien loin de la démystification des politiques à laquelle ont procédé, depuis longtemps, les pays nordiques : on n’est pas prêt, en France, de rencontrer un ministre dans l’autobus ni de côtoyer le chef de l’État dans la queue d’un cinéma. Et le tutoiement des journalistes ou des leaders d’opinion ne rapproche en rien les politiques du peuple. Tout au contraire : il renforce une forme de complicité des « grands », un peu méprisante pour la masse de ceux qui ne bénéficient pas de ce traitement de faveur. C’est une forme de tribalisme du tout-paris dont la connivence est bien loin – à l’inverse de ce que certains font mine de le croire – d’une avancée vers la démocratie participative généralisée… D’autant plus qu’on peut justement se demander si la familiarité entretenue entre le pouvoir politique et les médias ne fait pas courir un risque à la liberté d’information : peut-on vraiment avoir une parole totalement affranchie dès lors que l’on fait partie du « cercle des élus » ?

Il faut rappeler, enfin, qu’un des principes républicains fondamentaux est la distinction de la personne et de la fonction qu’elle exerce momentanément. La fonction, dès lors qu’elle est issue d’un processus de désignation légitime, doit être respectée indépendamment des sympathies ou des antipathies qu’on peut nourrir à l’égard de la personne. Et vice-versa : le vrai respect de la fonction n’oblige nullement à se prosterner devant la personne… ni à abandonner sa liberté de pensée et de jugement.