Voleurs d'école

La scène se passe en Argentine où plus de 20% des enfants ne sont pas encore scolarisés. Certains parce qu'ils sont trop pauvres ou trop éloignés des écoles, d'autres parce qu'ils sont requis à d'autres tâches : les travaux des champs ou le tri des poubelles, la nuit, sur les trottoirs.

Au nord du pays, une école perdue au milieu de terres arides : certains enfants ont fait près de deux heures de marche à pied pour venir là. La maîtresse enseigne à une classe de plus de cinquante élèves de huit à dix ans, entassés dans une salle trop petite. Plusieurs sont assis à trois derrière un pupitre prévu pour deux. Pourtant, ils sont infiniment appliqués. Ils écrivent sur leur cahier avec un soin extraordinaire. À la fin de l'exercice, la maîtresse prend la parole pour faire la correction et donner les explications. Elle pose une question : plusieurs mains se lèvent. La maîtresse regarde sa classe, puis tourne un peu la tête. Aux fenêtres ouvertes, une dizaine d'enfants sont accoudés, serrés les uns contre les autres. Écoliers clandestins, ils viennent voler un peu d'école après avoir fini les corvées du matin. Ils se sont occupés des chèvres et ont trié les piments, et, avant de se remettre à la tâche, ont décidé d'aller grappiller quelques bribes de savoir scolaire. La maîtresse les regarde. Elle les connaît bien : ils viennent presque tous les jours en cachette de leurs parents. Elle répète sa question en les regardant. Deux d'entre eux lèvent la main à leur tour. Elle donne la parole à Manuel, le petit berger qui ne fait pas partie de sa classe, mais qui, pourtant, trépigne d'impatience à l'idée qu'il pourrait avoir la bonne réponse...

Voilà une histoire qui ne surprendra guère les parents des enfants qui vont rentrer dans les petites classes ces prochains jours : ils savent à quel point leurs enfants ont soif de savoir... Mais les parents des plus âgés n'y croiront guère : comment imaginer que des enfants puissent enfreindre une interdiction familiale pour aller à l'école et apprendre ? On sait bien que, passée la première curiosité et à de rares exceptions près, nos enfants ne vont à l'école qu'en traînant des pieds... ou pour voir les copains ! Rarement pour le plaisir d'apprendre.

C'est que nous sommes une société rassasiée. Et notre école est à notre image. On y défile devant l'étalage des programmes comme on fait ses courses entre les rayons du supermarché : en évitant de perdre du temps et en cherchant le meilleur rapport qualité / prix. Le moins de travail possible pour la meilleure note possible. Rien n'est pire que cette marchandisation du travail scolaire : elle tue le désir d'apprendre et fait de nos enfants des consommateurs d'école... Espérons que la plupart des professeurs sauront, cette année, créer ce désir et faire de nos enfants, à l'instar des petits Argentins, des voleurs d'école.