ETONNEMENT

Pris en tenaille entre routine et sidération, l’étonnement semble s’être aujourd’hui discrètement replié dans quelques expressions familières où il perd d’ailleurs toute saveur et toute valeur. Au point que le « C’est étonnant ! » de nos conversations quotidiennes n’est plus guère qu’un signe d’incrédulité, témoignage paradoxal de notre prétention à tout savoir et prévoir. Tandis que le « Ça ne m’étonne pas ! » banalise systématiquement ce que, bien entendu, nous avions parfaitement prévu… « Plus rien ne nous étonne ! » est devenu ainsi le viatique d’une modernité tout à la fois arrogante et blasée pour qui, de toute évidence, l’étonnement, avec sa modestie naturelle, qui avoue sa surprise mais rechigne à l’exubérance, n’est qu’un signe de faiblesse. Et, pour tout dire, une preuve de niaiserie.
C’est que, face au poids de notre fonctionnement quotidien désormais programmé par tableaux Excel, il faut, pour ouvrir ne serait-ce qu’une petite brèche, le saisissement devant l’exceptionnel, l’ébahissement ou l’effroi dont le show-biz et l’actualité – désormais largement confondus – font profession… Notre emploi du temps, mis au pas par les injonctions de nos multiples prothèses numériques, requiert ainsi aujourd’hui, pour la moindre suspension, une intervention-blockbuster auprès de laquelle l’étonnement, avec son air ahuri et tranquille à la fois, fait figure d’enfant de chœur. C’est pourquoi, en tous lieux, nous goûtons tant les situations de « crise » : au cabinet du ministre comme dans l’équipe de chantier, dans la salle des professeurs comme dans les diverses instances de concertation qui structurent nos institutions, nous adorons cette excitation qui s’empare de nous quand « quelque chose d’exceptionnel » arrive et que, tout à coup, nous avons le sentiment de perdre pied. Il faut, alors, réagir en urgence en interrompant, toutes affaires cessantes, le fonctionnement de la machine administrative qui, depuis quelque temps déjà, nous gère alors que nous prétendons la gérer. Et voilà qu’enfin survient la jouissance de l’extraordinaire : on s’échauffe en expliquant qu’il faut se calmer ; on se perd dans des logorrhées convenues et interminables en prétendant réfléchir sereinement sur la situation ; on se réunit et on se téléphone ; on décide la même chose et son contraire… On sort de la banalité, on existe enfin !

Et les médias ont tellement bien compris ce phénomène qu’ils l’organisent et le mettent en scène pour nous : le divertissement pascalien s’emballe ainsi sous nos yeux et prend les dimensions d’une fête foraine numérique, incontrôlable et mondialisée. En quête du moindre événement dont ils peuvent faire une « crise », les industries de programmes développent une surenchère permanente d’effets en tous genres pour nous scotcher à l’écran. Et aussi prévenus que nous puissions l’être, nous nous laissons prendre, tant, probablement, nous avons tous besoin d’être réveillés de notre somnolence technocratique par l’événement médiatique… Nous n’échappons ainsi à la routine que grâce au sensationnel, à l’habitude hagarde que par la sidération du spectaculaire.

On ne doit pas s’étonner, dans ces conditions, que l’étonnement disparaisse progressivement de nos salles de classe. Car il ne fait bon ménage ni avec l’aveuglement des automatismes ni avec la tétanisation de l’attention. Il relève de « l’entre », de la voie moyenne, avec son apparence de médiocrité inévitable et son caractère de concept approximatif. L’étonnement, en réalité, vient toujours à bas bruit, avec un froncement de sourcils ou un léger mouvement de tête. Ce n’est pas vraiment un réveil en fanfare, plutôt un léger clignement de paupières, parce que, tout à coup, la luminosité a changé. On ne distingue pas immédiatement où est la différence. On cherche pourquoi, subitement, on a le sentiment diffus qu’il s’est passé quelque chose…

C’est ainsi que l’étonnement, comme l’avait si bien vu Louis Legrand (1921-2015) dans son ouvrage Pour une pédagogie de l’étonnement (1972), est si essentiel dans tout véritable apprentissage. Il s’insinue doucement dans les anfractuosités de la routine scolaire. Sans provoquer tout de suite un bouleversement radical. En invitant progressivement l’esprit à la quête discrète et tâtonnante de ce qui se passe sous ses yeux. Teinté d’inquiétude ou d’amusement, il ravive la curiosité. Contrairement à l’événement médiatique, il ne nous cloue pas sur place, il ne nous assigne pas à attendre qu’on nous fournisse la suite sur un plateau, il nous fait signe de nous lever. D’aller voir de plus près ce qui se passe, à petits pas et sans déranger ce qu’il nous propose d’observer et de tenter de comprendre.
C’est pourquoi, quand triomphe l’injonction à l’immédiateté, quand les institutions fomentent elles-mêmes les soubresauts qui nous évitent de mourir d’ennui, quand les médias et les réseaux sociaux répercutent en écho et à l’infini des « nouvelles » de plus en plus réduites à leur strict énoncé spectaculaire, l’étonnement devient la vertu pédagogique par excellence. À lui de déverrouiller les habitudes, de mettre en route la pensée tétanisée, d’engager le sujet dans la recherche d’une véritable information, de susciter le désir – fondateur de tout apprentissage – de comprendre ce qui se passe et ce qui nous arrive, ce que nous vivons et fabriquons dans ce monde.

L’éducation doit donc faire profession d’étonnement. En tournant le dos aussi bien à la routine mortifère qu’à la concurrence avec les industries de programme. En refusant la somnolence des leçons, des exercices et des activités soigneusement alignés derrière les référentiels de compétences, comme en résistant à la tentation du sensationnel, qu’il soit, pour la circonstance, rebaptisé « projet » ou habillé au dernier cri du numérique.
Éduquer et former requièrent, en revanche, l’attention à ce qui met l’intelligence en mouvement. Attention minutieuse aux « représentations », comme disent les didacticiens, aux modèles et théories, même implicites, qui sous-tendent les conceptions et les pratiques de ceux et celles que l’on doit former. Il faut comprendre ce qu’ils comprennent. Pour pouvoir inventer ce qui leur permettra de comprendre un peu mieux, c’est-à-dire un peu plus. Il va falloir, en effet, qu’ils intègrent des éléments nouveaux, qu’ils acceptent d’être interrogés par la nouveauté, déstabilisés par l’imprévu, remis en question par des objections qu’ils n’avaient pas rencontrées ou entendues jusque-là. Pour reconfigurer ainsi de nouveaux modèles d’intelligibilité du monde et d’eux-mêmes. Pour apprendre à agir dans le monde, en conscience des enjeux et avec la précision et la rigueur de l’expert.

C’est ainsi que l’étonnement pédagogique comporte nécessairement deux volets : l’écart et l’évidence. L’écart avec ce qu’on n’avait pas encore remarqué et l’évidence qui nous avait, jusque-là, échappé.

C’est dans l’écart entre ce que l’on savait et ce que l’on découvre que surgit, en effet, la salutaire inquiétude. À condition, bien sûr, que la découverte soit entendable et qu’on ne la récuse pas au prétexte qu’un mauvais génie – malveillant ou incompétent – voudrait nous contraindre à rallier son injuste cause. Affaire de posture : il faut que le formateur soit suffisamment solidaire pour qu’on le crédite de vouloir nous aider et suffisamment chevronné pour qu’on accepte que son interlocution nous déstabilise. Suffisamment proche pour être entendu et suffisamment différent pour avoir quelque chose à nous dire. Affaire de technique aussi : il faut que la situation soit conçue pour que le jeu des contraintes et des ressources permette de franchir un obstacle tout à la fois difficile et accessible, dans la « zone proximale de développement », comme disait Vygotsky – cet espace du possible où l’on peut faire avec l’aide de l’autre ce qu’on pourra ensuite réaliser de manière autonome. Affaire d’éthique enfin : il faut que le pari de l’éducabilité de tous s’articule avec le respect de la liberté de chacune et de chacun, que le volontarisme nécessaire du formateur n’exonère pas celui qui doit apprendre de son engagement dans ses apprentissages.

Mais l’étonnement pédagogique ne s’arrête pas à la découverte de l’écart entre l’attendu et l’inattendu, il trouve son accomplissement dans la forme particulière d’émerveillement - bien loin de toute sidération - que procure toute authentique compréhension. « Bon sang, mais c’est bien sûr ! », disait jadis l’inspecteur Bourrel à la fin de chaque épisode des Cinq dernières minutes, quand l’ensemble des indices recueillis mais encore épars s’ordonnait tout à coup sous ses yeux – et sous nos yeux - en un récit cohérent. Et tel est bien, en effet, le sentiment que ressent celui qui accède à l’intelligibilité d’un phénomène physique ou sociologique, d’un montage technique ou d’une proposition politique. « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » : d’une certaine manière, je le savais déjà, mais je ne parvenais pas à le formuler et à me l’approprier. « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » : j’étais dans le brouillard, je percevais quelques vagues formes, j’assistais à des événements que je peinais à décrire parce qu’ils me paraissaient désarticulés, et voilà qu’un récit ou un modèle viennent me rendre tout cela saisissable. Un récit qui transforme des faits en événements et permet d’identifier une continuité dans le chaos inévitablement informe des sensations et informations que nous recevons. Un modèle qui ordonne des éléments et permet de penser leurs relations comme un ensemble, certes provisoire, mais cohérent. L’étonnement fondateur est là : dans le fait que les choses soient intelligibles et que leur compréhension n’alourdisse pas notre esprit mais l’allège… Quelque chose se passe alors chez les formés que le formateur perçoit d’autant plus qu’il a accompagné cette démarche et revécu, dans son engagement pédagogique, l’étonnement fondateur devant tout savoir émancipateur, devant toute connaissance qui élargit nos horizons sans écraser nos perspectives.
Version sécularisée de l’illuminatio de Saint Augustin, l’étonnement pédagogique rappelle aussi le statut de la connaissance chez Spinoza : « Verum index sui », le vrai est signe de lui-même et reconnaissable à ce sentiment de plénitude sereine qu’il confère à celui qui le découvre. Mais, pour autant, le pédagogue sait que chaque étape devra être dépassée et qu’il n’en aura jamais fini avec le dialogue entre Descartes et Spinoza. Avec Descartes, il devra pratiquer la suspension du jugement que suscite l’émergence de l’imprévu, la découverte d’un phénomène inattendu, l’utilisation d’un argument qui fait rupture avec le sommeil intellectuel et les certitudes enkystées. Avec Spinoza, il devra donner à voir et à s’étonner que le monde soit compréhensible et que notre intelligence puisse s’en saisir en un plaisir qui n’est ni de possession ni de maîtrise.

L’étonnement pédagogique renvoie donc aux deux versants inséparables de tout enseignement et de toute formation : l’exploration, d’une part, et la formalisation, d’autre part. Trop souvent opposés en d’inutiles et stériles polémiques, le travail de recherche – le « tâtonnement expérimental » comme disait Célestin Freinet, « la situation problème » des didacticiens ou l’immersion professionnelle en formation d’adultes – et le travail de modélisation – la « leçon », la synthèse, la théorisation - sont, en effet, étroitement complémentaires et c’est dans la dialectique que l’on parvient à construire entre eux que se jouent la construction, la stabilisation et le transfert des connaissances. Processus sans cesse à remettre en chantier. Affaire d’ingénierie de la formation, certes. Mais affaire de témoignage aussi : il n’est pas d’apprentissage authentique sans rencontre avec des hommes et des femmes de culture, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui s’étonnent devant le monde et devant les œuvres de culture qui le rendent plus habitable.

 

Philippe MEIRIEU