Conférence donnée pour l'Association Montessori de France le samedi 5 juin 2010 à la Sorbonne
Je vous remercie de m’accueillir. Je suis très sensible à votre invitation car je suis convaincu que l’apport de Maria Montessori dans le domaine pédagogique est essentiel, même si je crois qu’il faut relire ses travaux en utilisant des grilles de lecture moins naïves que celles qui prévalent aujourd’hui, des mises en perspective plus critiques que celles qu’on a pu voir pendant toute la période dite de « l’Éducation nouvelle ». Deux éléments auraient pu cependant me pousser à récuser l’invitation. Premièrement, je ne suis pas un spécialiste de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent et je ne suis pas clinicien. Des travaux font aujourd’hui autorité dans ces domaines : je pense à Philippe Jeammet, à Daniel Marcelli et à David Le Breton dans des registres extrêmement divers et extrêmement intéressants, qui ont des approches psycho et socio-thérapeutiques. Moi, je travaille plutôt dans la pédagogie scolaire même si je ne m’interdis pas quelques excursions dans la pédagogie familiale. Deuxième élément qui aurait pu, aussi, me faire récuser votre invitation : je ne suis pas vraiment un spécialiste de Maria Montessori. Je connais bien son travail, j’ai lu tout ce qui a été traduit en français, mais je ne me définis pas comme un « montessorien ». Son travail m’intéresse, dans la mesure où je le mets en perspective avec d’autres apports, d’autres travaux. Je tente de l’approcher, dans ma recherche universitaire, avec un point de vue épistémologique, c’est-à-dire en étudiant la genèse et la structuration de sa pensée. J’essaye de comprendre pourquoi, à un moment donné, elle a été amenée à insister sur tel ou tel point, à dire telle et telle chose, comment cela s’inscrit dans la configuration intellectuelle de son époque. Je cherche à savoir comment cela fait sens, non pas en le prenant « au pied de la lettre », mais en identifiant ce qui se dit et se joue dans ce qu’elle propose, les points nodaux et les points aveugles, les lignes de force et les lignes de fuite. On peut ainsi, je crois, accéder à ce qui fait l’originalité d’une pensée pédagogique, qui est toujours une pensée complexe.
Le titre qui m’a été proposé est « l’adolescent explorateur ». J’ai aimé ce titre car il fait référence aux images d’Epinal de l’adolescence et résonne dans ma propre histoire : il évoque les premières sorties avec les copains, les tâtonnements intellectuels et sentimentaux que nous avons tous en mémoire. Et puis, au second degré, il permet de donner à l’adolescence une perspective plus globale : explorer, c’est dépasser la juxtaposition de tâtonnements empiriques pour en faire des aventures aux dimensions des grandes explorations qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Parler d’exploration, c’est laisser entendre que la découverte de soi et du monde a quelque chose à voir avec les épopées des « grands explorateurs », géographes ou philosophes, physiciens ou poètes… tous ceux et toutes celles, dans tous les domaines, qui ont exploré le monde et l’ont rendu intelligible aux humains… et, c’est justement, à mon avis, un des points auxquels était particulièrement sensible Maria Montessori.
Je structurerai mon propos en trois parties :
1 - L’adolescent chez Maria Montessori, ou « du bon usage des illusions »
2 - Un personnage archétypal pour comprendre l’adolescence : Perceval de Chrétien de Troyes
3 - Adultes et adolescents… ou « comment accompagner l’émergence de la liberté »
1- Maria Montessori et l’adolescence
Le livre le plus connu sur cette question est De l’enfant à l’adolescent qui est, d’ailleurs, une conférence retranscrite, comme beaucoup de textes de Maria Montessori. C’est un point intéressant pour l’épistémologue : il s’agit d’un texte oral, prononcé dans des conditions particulières : Maria Montessori ne s’adresse pas à des scientifiques comme on le ferait dans un colloque universitaire, mais à des « militants de l’enfance » à qui elle s’efforce de donner, à la fois, du courage, des arguments et des outils pour mener à bien leur tâche. À bien des égards, ce type de discours est polémique : il faut mobiliser sur des principes qui vont à contre-courant des idéologies et pratiques dominantes, il faut « redresser la barre » par rapport à ce qui est présenté comme des préjugés à combattre.
Descartes évoquait déjà cette image du bâton tordu et expliquait que, pour le remettre droit, il faut le tordre dans l’autre sens, parce que si l’on se contente de replacer dans l’axe la partie recourbée, il reviendra dans le sens où il était tordu. Rien n’est plus utile que d’avoir cette image à l’esprit quand on veut entendre et comprendre le discours pédagogique, y compris le discours de Maria Montessori, dans ce qui peut apparaître comme des naïvetés, voire des illusions. Nous sommes bien là dans une opération de « redressement idéologique » qu’il faut interpréter en tant que telle.
Quelles sont les grandes idées que l’on trouve dans l’œuvre de Maria Montessori, De l’enfant à l’adolescent ? D’abord, l’idée que l’enfant vit dans la famille et que l’adolescent fait la découverte de la société, l’idée, très banale pour nous aujourd’hui, que l’adolescent doit apprendre à vivre avec des pairs et sortir du cocon familial. C’est aussi l’idée que l’adolescence est le moment où l’on commence à communiquer par la pensée et pas seulement par l’émotion. Ce point est intéressant parce que, justement, on a plutôt une représentation de l’adolescence comme une période extrêmement chargée d’émotion, représentation assez conforme à la lecture psychanalytique traditionnelle de l’adolescence comme réactivation du complexe d’Œdipe après la période dite de latence… même si cette période de latence est aujourd’hui largement contestée. Maria Montessori, elle, est convaincue que l’adolescence est un moment où l’adolescent peut et doit prendre plaisir au débat d’idées, et que c’est un des rôles de l’éducateur que de lui permettre d’y accéder. C’est, à mes yeux, un point particulièrement important.
Ainsi souligne-t-elle que l’adolescence est un moment où il faut construire un rapport très particulier entre les personnes en présence. Elle explique que le rapport de l’enfant avec l’adulte est un rapport d’éducateur à éduqué, que le rapport de l’adulte avec l’adulte est un rapport de pairs et, pour les adolescents, elle emploie une notion assez peu utilisée, celle de mentor. L’adolescent, dit-elle, a besoin d’un mentor ; ce n’est pas un père, ce n’est pas une mère, ce n’est pas un copain, c’est un adulte médiateur qui n’a pas d’autorité institutionnelle, comme le parent ou le professeur. C’est une « autorité transitionnelle », pour plagier Winnicott. Cette autorité a une dimension « charismatique », « identificatoire », mais aussi une dimension très concrète qui s’incarne dans l’accompagnement de projets précis. Maria Montessori montre, en effet, que cette autorité du mentor va prendre d’autant plus d’importance qu’elle s’inscrit dans une activité commune où l’adulte est capable de proposer des aides, d’apporter des soutiens techniques et précis, des réponses à des questions particulières qui émergent au sein même de l’activité adolescente. À cet égard, le mentorat relève moins du « maître à penser » que du « passeur ».
Quand Maria Montessori évoque ainsi l’idée que l’adolescent a besoin d’un mentor, elle nous met sur la voie de quelque chose dont il nous faut comprendre la portée. Ce qui est en question dans notre société d’aujourd’hui, c’est la fonction de « l’oncle ». L’oncle est en train de disparaître. Vous savez que, dans les sociétés traditionnelles, l’oncle paternel a une fonction anthropologique particulière : il n’est ni le père, ni le pair, il est un « être intermédiaire » qui joue une fonction essentielle. Comme dit Lacan, l’oncle est « le père sans le pire », une sorte de médiateur qui dit à l’adolescent : « Je peux t’entendre et tu peux me raconter des choses que tu ne pourrais pas raconter à des gens qui ont une autorité institutionnelle sur toi. Tu ne peux pas dire à ton père ou à ton prof de maths : j’ai raté mon contrôle car je pensais à ma copine.... Tu peux le dire à tes copains, mais ils vont rire de toi. En revanche, si tu me le dis à moi, nous pouvons en parler et je peux te dire : Je comprends ce qui t’arrive, ça m’est arrivé il y a quelque temps. La prochaine fois, tu viens me voir la veille et on en discute, peut-être pourrai-je t’aider à ne pas rater ton contrôle de maths. » Il y a là une relation d’autorité transitionnelle très importante pour que l’adolescent accède à la pensée réflexive. Et Maria Montessori nous montre qu’il est très important de la prendre au sérieux dans l’ensemble des institutions d’éducation.
Elle explique, de plus, que le rôle de l’éducation est d’inscrire l’adolescent dans un milieu structuré, une microsociété, une microéconomie, et même une micropolitique. C’est ainsi qu’elle introduit la ferme pédagogique, avec un système de production complet, une organisation sociale et des espaces de décision.
Maria Montessori explique que cette pédagogie vise la reconnaissance et la valorisation de l’adolescent. Elle parle du « travail concret, noble et valorisé » qu’il y a dans cette microéconomie. Elle parle aussi de la nécessité de travailler sur un élément anthropologique essentiel : la sédentarisation et le passage, chez l’adolescent, de l’errance à la sédentarisation et, par là, à la socialisation. Elle explique que l’adolescent doit être plongé dans un milieu qui lui fasse revivre les étapes de la sédentarisation de l’homme. Il s’agit de travailler sur des rituels qui lui permettent de s’inscrire symboliquement dans un groupe, un espace et un temps. Il faut accompagner l’adolescent d’un nomadisme mental à une sédentarisation intellectuelle et sociale.
Certes, on pourrait reprocher à Maria Montessori une forme d’occidentalo-centrisme et un mépris implicite pour les peuples nomades dont les formes de culture sont très élaborées. Mais il faut plutôt entendre son propos comme une grande métaphore. Elle parle de « la terre des enfants », explique qu’il faut que la terre des Hommes devienne la terre des enfants pour que la terre des enfants devienne la terre des Hommes. Il faut qu’à un moment donné, nous structurions des espaces où l’on va faire faire à l’adolescent une sorte d’ « économie d’histoire ». On va lui faire revivre l’histoire par laquelle les Hommes se sont dressées, autonomisés, sédentarisés, socialisés, ont investi les lieux et ont créé des configurations humaines acceptables. Maria Montessori pense que c’est ainsi qu’il faut accompagner le passage de l’enfance à l’adolescence, pour que, sortant de l’espace familial, l’adolescent ne se perde pas dans une errance sans fin, mais puisse construire son propre espace.
J’aime bien cette manière d’approcher les choses, car l’idée de sédentarisation renvoie aux notions d’espace et de temps. L’adolescent a besoin de se situer dans l’espace et dans le temps. La sédentarisation lui permet d’habiter l’espace et le temps, en se posant quelque part, on peut comprendre d’où l’on vient et se demander où l’on va.
Cela me paraît être dans la lignée de ce que dit Rousseau dans l’Émile, quand il définit l’acte éducatif précisément comme un travail de « raccourci d’histoire », renvoyant dos à dos les deux illusions éducatives majeures : l’idée que l’on pourrait exclure l’histoire de l’éducation comme l’idée qu’on pourrait refaire toute l’histoire dans l’éducation. On ne peut pas, en effet, exclure l’histoire de l’éducation : imposer des connaissances à quelqu’un sans lui permettre d’en percevoir la genèse et d’en saisir le sens, c’est faire de lui un individu incapable de comprendre de qu’il fait et, a fortiori, de « penser par lui-même ». Mais, a contrario, on ne peut pas faire revivre la totalité de l’Histoire dans l’éducation : chaque génération doit transmettre ce qu’elle sait à celle qui vient, au risque de la condamner à un éternel et absurde recommencement. À mi chemin, in medio comme dit Aristote - au milieu, là où, dit-il, est la vertu - il y a la possibilité de se tenir dans un raccourci d’histoire : recréer les conditions pour que l’adolescent vive l’histoire du monde et des hommes, de la construction des connaissances scientifiques et de l’élaboration des savoirs fondamentaux de la socialité, sans, pour autant, lui faire parcourir toute l’Histoire. On est là dans une ligne de passage qui constitue le véritable apport de tout le courant de l’Éducation nouvelle. Cette ligne de passage permet d’écarter, d’un côté, la conception « photographique » du savoir (l’élève est « impressionné » par un discours… Il va travailler chez lui pour développer la photo et revient le jour du contrôle pour présenter un résultat qui doit être le plus conforme possible au modèle initial) et, d’un autre côté, l’illusion spontanéiste : on met ensemble cinq adolescents avec une vague consigne en imaginant qu’ils vont retrouver en quelques heures la relativité générale d’Einstein !
Maria Montessori s’inscrit ainsi dans le courant le plus fécond de la pédagogie, celui qui fait de la notion de situation la notion centrale, le cœur de ses propositions. Car, la pédagogie, c’est bien la création de situations où l’autre va faire du chemin sans avoir à faire tout le chemin. Notre responsabilité d’éducateur est de créer les conditions pour que chacun « se fasse œuvre de lui-même », selon la belle expression de Pestalozzi, mais qu’il profite néanmoins de notre expérience d’adultes et de tout ce que la société a sédimenté, pour ne pas avoir à refaire tout seul et sans aide la totalité du chemin. À cet égard, les propositions formulées par Maria Montessori autour du projet de « ferme pédagogique » me paraissent intéressantes parce qu’elles renvoient à un principe pédagogique particulièrement fécond, même si elles apparaissent bien peu opérationnelles pour une « éducation de masse » aujourd’hui.
Mais il y a aussi, chez Maria Montessori, cette affirmation permanente, ce leitmotiv qu’on retrouve chez elle comme chez tous les pédagogues de l’Éducation nouvelle, de la bonté naturelle de l’enfant et de l’adolescent. Cette bonté donne lieu à une pléthore de métaphores horticoles : la graine, le développement, l’éclosion, l’épanouissement. Toute la pédagogie fait d’ailleurs, comme l’a bien montré Daniel Hameline, un usage extravagant des métaphores horticoles. L’horticulture est son modèle. Nous sommes dans une configuration symbolique où tout est dans la graine et où les éducateurs ne sont que des jardiniers bienveillants et émerveillés. Cette conception (faire éclore, accompagner le développement, faire épanouir) renvoie à une vision très « endogène » de l’éducation, selon laquelle tout serait déjà présent, en amont, à l’intérieur du sujet et il suffirait d’être bienveillant pour que les êtres « se réalisent ». Comme le chêne est dans le gland, le petit d’homme serait tout prêt, avec sa bonté naturelle, à « venir au monde » réaliser les espérances que son éducateur met en lui.
Il faut noter qu’avec cette métaphore Maria Montessori semble prendre le contre-pied de celui dont elle se revendique, au début de la Pédagogie Scientifique, et dont elle ne cesse de se revendiquer, le docteur Itard. Itard, en effet, a inventé une multitude d’outils pédagogiques qu’elle a repris, transformés et enrichis. Parce qu’il croyait en l’éducabilité de Victor, Itard a inventé pour lui une multitude d’outils extraordinaires de toutes sortes. Mais Itard n’utilisait pas la métaphore de la graine ; il était plutôt sur celle de la cire molle qui pose le sujet non pas comme « potentialité à développer », mais comme « matière à transformer » : « L’éducation peut tout, même faire danser les ours » disait Helvétius, l’un des maîtres d’Itard. On peut tout obtenir de quelqu’un dès lors qu’on s’en donne les moyens. Il y avait chez Itard une conviction absolue qu’on doit « agir sur l’autre », alors que Maria Montessori pose qu’on doit « agir pour l’autre » en créant les situations qui lui permettent de se développer par lui-même.
Bien sûr, il faut inscrire cette tension-là dans une analyse historique et épistémologique. Itard lutte contre l’innéisme qui décourage toute forme d’éducation et renvoie à l’idée que le destin de quelqu’un est scellé une bonne fois pour toute dès lors qu’il est né. Itard « tord le bâton en sens inverse » en disant que rien n’est jamais joué pour quiconque : dès lors qu’on s’y prend bien, on peut obtenir n’importe quoi de n’importe qui… Radicalité absolue qui était historiquement nécessaire. Mais, au moment où Maria Montessori prononce ses conférences, dans les années 30, ce qui domine, c’est une conception de l’éducation-fabrication par la contrainte. D’où ce paradoxe : tout en reprenant les outils d’Itard, elle prend une posture épistémologique inverse : la « bienveillance active » et « jardinière » d’une éducation centrée sur le développement endogène.
À la même époque, tous les pédagogues de l’Éducation nouvelle, dont Maria Montessori est une des figures majeures, se situent d’ailleurs dans la même perspective. On va la retrouver, par exemple, avec d’autres références idéologiques, chez Neill dans Libres enfants de Summerhill. Quoique sensible à l’approche psychanalytique, Neill refuse l’idée freudienne selon laquelle l’enfant serait un pervers polymorphe. C’est comme, explique-t-il, si Freud avait étudié la psychologie du chien sur un chien enchaîné. Le chien libre est naturellement bon. Le chien enchaîné est agressif. Freud a étudié des enfants contraints et enchaînés par une société oppressive. Neill, qui se revendique de Reich, croit que l’enfant « libre », élevé sans contrainte, est bon ! Maria Montessori adopte la même posture. Ce qui est frappant chez elle et qui nous interroge aujourd’hui, c’est qu’elle semble postuler la bonté naturelle des adolescents qui lui apparaissent comme des êtres systématiquement bienveillants, prêts à coopérer spontanément avec leurs semblables. Cet univers là est extrêmement loin de ce qu’on peut observer aujourd’hui dans le monde de l’adolescence. Mais il faut tenter de comprendre les positions de Maria Montessori.
Aujourd’hui, nous n’avons plus la même vision de l’adolescence. Nous ne voyons plus dans l’adolescent un être pur en quête d’absolu, totalement dévoué au bien dès lors qu’il vit un environnement favorable. Nous constatons qu’il y a des pulsions perverses et archaïques qui travaillent l’adolescent et peuvent le faire basculer dans la violence. Nous savons aussi les effets négatifs induits par la position victimaire qui favorise la déresponsabilisation. Un certain nombre d’adolescents s’enkystent dans cette position. Ils se disent : « Puisque je suis la victime d’une mauvaise éducation, je revendique ma position victimaire… j’ai tous les droits car je suis une victime. » Ils ont parfaitement intégré Bourdieu, la violence symbolique, la reproduction des inégalités sociales. Ils se disent que, puisqu’ils sont des victimes de la société, ils ne sont pas responsables et peuvent tout se permettre. Leur position victimaire les renvoie à une position de toute puissance.
On sait aujourd’hui à quel point il est important de travailler, pendant l’adolescence, sur le phénomène essentiel de l’imputation : nous avons à prendre au sérieux la construction de la liberté comme imputation au sujet de ses propres actes. On ne rend pas nécessairement service à quelqu’un en excusant ce qu’il fait, mais peut-être davantage en lui imputant ce qu’il fait, même s’il n’est pas acquis qu’il en est totalement responsable. La présupposition de l’imputation lui permet de construire une liberté qui ne préexiste pas nécessairement… Bien sûr, nous devons prendre, par rapport à cette imputation, une précaution essentielle, afin qu’elle ne s’accompagne pas d’une exclusion. Imputer doit s’accompagner d’une « intégration » au contraire, d’une prise de responsabilité positive. Imputer sans exclure ce n’est pas évident, pas facile, mais probablement c’est une ligne de passage nécessaire dans toute véritable éducation.
Nous savons aussi, aujourd’hui, qu’il y a une forme d’irréductibilité de la position de violence. Nous savons combien certains adolescents sont dans la violence et combien il est difficile de leur faire entendre raison. C’est là une question philosophique, politique et pédagogique majeure qu’on trouve formulée au tout début de La République de Platon. C’est la brèche de toute éducation à la démocratie : « Comment faire entendre raison à quelqu’un qui n’a pas choisi la raison ? » Si quelqu’un se précipite sur vous avec un couteau pour vous égorger, vous pouvez toujours tenter de lui expliquer que, selon l’éthique de Spinoza ou à partir de la morale kantienne, son acte n’est pas absolument nécessaire, ni justifié au regard du principe d’universalité qu’impose toute action humaine… Sauf qu’au moment où vous êtes agressé, vous n’avez ni le temps ni la possibilité de lui expliquer cela, et quand bien même vous en auriez le temps, il n’est pas dans la position mentale pour recevoir l’explication que vous souhaiteriez lui donner. La modernité a remis en pleine lumière cette brèche fondamentale dans l’idéologie consensuelle « démocratisante » qui régnait depuis le XVIIIème siècle et qui est au cœur de l’Éducation nouvelle. Elle nous oblige à réinterroger un certain nombre de nos lieux communs pédagogiques bien-pensants et pédagogiquement corrects.
Vous allez dire que je suis très critique à l’égard de certaines formules de Maria Montessori, de ses illusions florales sur l’enfant, de sa naïveté à l’égard des adolescents et de la violence sociale. Certes, mais cela ne m’empêche pas d’être très admiratif aussi car elle est capable - et cela me parait très fort - de nous montrer, dans ce texte essentiel qu’est De l’enfant à l’adolescent, que ce qui pourrait apparaître comme une fragilité psychologique peut constituer un levier essentiel pour une action pédagogique structurante. En réalité, ce livre nous permet de comprendre en quoi l’éducation de l‘adolescent consiste à transformer les turbulences psychiques inhérentes à une période de la vie en énergie d’exploration intellectuelle. C’est cela qui, je crois, reste fondamentalement d’actualité. Maria Montessori est lucide sur le fait que l’adolescent est dans une temporalité inquiète, dans une instabilité constitutive et une quête identitaire incessante. Et Maria Montessori nous montre comment on doit aider l’adolescent à métaboliser ses « problèmes » afin d’en faire une occasion d’investissement intellectuel, d’exploration mentale, de découverte du monde. Elle touche ainsi à l’un des fondamentaux de notre éducation post-moderne, qui a rompu avec les illusions rousseauistes sans perdre la conviction de l’éducabilité des hommes, qui sait le poids de la violence archaïque et qui découvre qu’on ne pourra pas l’éradiquer, mais seulement – et c’est immense ! – la métaboliser pour en faire un moyen de grandir soi-même en humanité et de construire le monde.
Nous savons maintenant, en effet, que la culture ne libère pas de la barbarie, que nous sommes tous habités de pulsions archaïques et que nous ne nous débarrasserons pas par décret de notre violence intérieure. Nous savons qu’à l’adolescence, il y a des turbulences psychiques largement imprévisibles… On peut les voir comme une transition inévitable, un mauvais moment à passer, un orage qu’on laisse passer en attendant qu’arrive la rationalité adulte. On attend que l’adolescent « sorte de la crise ». Laissons faire, limitons les dégâts… Maria Montessori est, au sens fort du terme, « pédagogue » parce qu’elle prend acte de cette turbulence psychique, en fait un matériaux, le matériaux même de l’acte éducatif. Elle montre qu’on peut la transformer et l’investir dans les relations sociales équilibrées, dans l’intelligence du monde, dans la création artistique, dans le fait de se donner lucidement des projets individuels et collectifs.
Rien n’est plus intéressant, pour l’épistémologue de la pédagogie que je suis, d’observer qu’un texte peut être l’objet de plusieurs lectures : naïve, au premier degré, à la manière du Café du Commerce de la pédagogie des années 60 : « Les gamins sont gentils, mettons-nous à leur écoute et tout ira bien… Il n’y a qu’à leur faire faire un peu de bricolage, des activités en groupe et ça va marcher ! ». Mais, à regarder de plus près les mêmes textes, à observer les tensions qui animent ce texte, on peut comprendre pourquoi telle position est prise dans un contexte donné, quel sens cela avait et quelle portée cela conserve. Les thèses de Maria Montessori ouvrent alors à l’intelligence de la complexité de l’adolescence. Sa posture pédagogique (« Que proposer aux adolescents ? ») l’amène à affiner sa compréhension de l’adolescence (« Sur quoi s’appuyer pour aider l’adolescent à se construire ? »). On n’est plus dans le déni de cette période, mais, au contraire, dans la recherche du meilleur moyen de comprendre le sens de ce qui s’y passe pour l’accompagner au mieux. La question devient donc : comment créer les conditions pour que l’adolescent investisse son énergie pour devenir un véritable explorateur de lui-même et de l’univers, un être passionné par l’intelligence des êtres et des choses, engagé dans la construction du monde plutôt que tenté par la mise en danger systématique de lui-même et des autres ? On conviendra que c’est une vraie question pédagogique, d’une brûlante actualité.
2- La littérature et le personnage archétypal de Perceval
Faisons maintenant un détour pour illustrer la possibilité de transformer cette période d’instabilité, de turbulences psychiques inévitables, en période d’exploration intellectuelle, sans nier pour autant l’existence, ni même la nécessité, de ces turbulences.
Pour illustrer cela, je me suis amusé à dévoyer un mythe très ancien qui, contre toute évidence et au risque de basculer dans l’anachronisme, me paraît pouvoir être considéré comme l’archétype même de l’adolescent : le Perceval de Chrétien de Troyes. Bien sûr, je prends des risques en faisant cela. Pour beaucoup de sociologues, l’adolescence est une invention récente. Et c’est évidemment très largement vrai : ce n’est que depuis moins d’un siècle qu’il y a un espace clairement identifié entre la position de l’enfant assujetti et la situation de l’adulte sujet. Globalement, nous avons vécu très longtemps dans une société où l’on passait, du jour au lendemain, de la situation de l’enfance à celle de l’adulte. À bien des égards nous sommes encore assez tributaires de cette vision d’un monde où il n’y a que des enfants et des adultes. Ainsi l’école française ne sait-elle pas penser le statut de l’adolescent et traite-t-elle un adolescent de 17 ou 18 ans exactement comme un enfant de 10 ans. Si vous regardez les droits et devoirs de l’adolescent de terminale, qui est presque ou déjà un adulte, vous observez que son emploi du temps, l’ensemble des structures scolaires qui l’encadrent ne sont pas différents de ce qui existe en sixième. D’une certaine manière, et parce que, probablement, l’adolescence est une invention sociologique récente, nos institutions n’en ont pas pris acte. Il n’y a pas pour les lycéens, voire pour les collégiens, de vraie réflexion sur ce qu’est l’adolescence, sauf ici ou là un point d’écoute, une attention aux questions de sexualité et de suicide, choses tout à fait utiles et importantes, mais qui ne touchent pas au fonctionnement quotidien de l’institution scolaire.
Paradoxe : l’adolescence est, d’une certaine manière, un point aveugle de notre monde ; on en parle tout le temps, mais elle n’a pas de statut et elle est complètement oubliée des institutions comme des politiques publiques.. Et cela, alors que, dans notre société, il n’y a jamais eu autant d’adolescents et que l’adolescence ne s’est jamais autant étirée, qu’elle n’a jamais été aussi dilatée. Aujourd’hui, l’adolescence commence à sept ans et se termine… quand on ne porte plus de jean, disent les américains !
Cette dilatation s’accroît encore en raison d’un phénomène sociologique extrêmement préoccupant : la précarisation de la jeunesse. Car il ne faut pas rendre les adolescents coupables de l’allongement de l’adolescence. Elle est liée à la difficulté d’entrer dans la vie dite « active ». Aujourd’hui, même avec des diplômes de bon niveau, vous devez « galérer » parfois pendant plusieurs années, de stage en périodes d’essai, de contrat à durée déterminée en périodes de chômage, avant de vous stabiliser professionnellement quelque part ou même seulement d’en avoir la perspective. La précarité professionnelle est devenue une précarité humaine, affective, relationnelle, citoyenne… et l’on ne peut pas reprocher aux adolescents de s’éterniser dans l’adolescence alors que nous repoussons sans cesse, dans notre société, l’âge d’entrée dans des engagements et dans des situations sociales stabilisées.
Mais, si l’adolescence est une invention sociologique récente, qui n’a toujours pas trouvé sa traduction institutionnelle, pour autant la construction de l’adultité n’est pas apparue avec les sixties… elle travaille profondément notre espèce humaine, l’humaine condition et on la retrouve depuis très longtemps à travers la mythologie ou la littérature.
Je nous invite à lire beaucoup de littérature pour comprendre les adolescents, celle qui parle d’eux et celle qu’ils lisent. Je vous invite, dès ce soir, à lire la « littérature » manga ; c’est difficile, écrit à l’envers, et totalement étranger à nos catégories d’adultes. Cela demande une gymnastique intellectuelle tout à fait particulière. Mais vous découvrirez comment nos adolescents vivent le corps, la sexualité, les rapports hommes-femmes, la violence, Internet. Vous découvrirez ce qu’est un « otaku », cet adolescent qui ne vit qu’à travers ses avatars dans des mondes virtuels. Car, certains enfants, en effet, vivent ainsi. Ils consentent, de temps en temps, à venir à la table familiale et à dire « Passe moi le sel », mais ils n’ont qu’une idée en tête : retourner dans leur monde virtuel pour manipuler leur avatar qui est la véritable personnalité à laquelle ils aspirent. Ils destituent la légitimité du monde réel au profit de l’avatar et du monde virtuel qui est le seul monde, à leurs yeux, qui vaille la peine.
Il faut lire la littérature manga pour comprendre les turbulences psychiques des adolescents d’aujourd’hui, ce monde où le corps est retourné, où les entrailles sont extériorisées, où la sexualité est, à la fois, tout à fait exacerbée et contenue dans une sorte d’androgynie permanente. Il faut comprendre la complexité du monde des adolescents à travers ce qu’ils lisent… Mais on peut aussi remonter aux sources de l’adolescence, avant même qu’elle soit construite comment un moment spécifique de l’existence, quand elle n’était encore qu’une métaphore plausible de la construction de soi, un rite initiatique, fulgurant ou dilaté, que la littérature nous donnait à voir.
Parmi les romans les plus célèbres de notre littérature, j’ai hésité entre deux textes emblématiques sur l’adolescence : Perceval le Gallois et Tristan et Iseult. Tristan et Iseult, c’est l’adolescence. Ils ont quatorze ou quinze ans, ils vivent quelque chose de fantastique… l’amour, la mort, tout est dans Tristan et Iseult. Pour comprendre l’entrée des adolescents dans la galaxie amoureuse, il faut lire Tristan et Iseult. Mais j’ai choisi Perceval le Gallois car on apprend beaucoup, à travers sa lecture, sur la quête adolescente. Perceval est un roman écrit en 1150 environ, par Chrétien de Troyes, et qui a fait l’objet d’une multitude de « continuations » et de relectures. Mais il faut revenir au roman initial. Souvent nous ne connaissons Perceval qu’à travers des adaptations plus tardives.
Chez Chrétien de Troyes, Perceval est le troisième enfant d’une femme veuve. Le père a disparu. La disparition du père est une constante des romans sur les adolescents. Signe que l’adolescent s’imagine toujours plus ou moins orphelin. Cela fait partie de sa fantasmatique. L’absence du père marque, à la fois, l’existence d’une filiation et celle d’une place à prendre, il y a un vide à occuper et le modèle a disparu. Perceval n’a pas de nom. Ou, plus exactement, il ne connaît pas son nom. Tardivement sevré, c’est un enfant « niais », qui s’inscrit dans une tradition des romans moyenâgeux : celle de l’enfant qui n’arrive pas à trouver sa place dans le monde et désarçonne son entourage par sa sottise candide. Au quotidien il fait n’importe quoi, croit n’importe quoi, confond les arbres avec des diables, voit des signes partout, s’enthousiasme, prend peur, s’emballe à tout bout de champ… Et, un jour, il entend parler de ce monde fantastique qu’est la cour du roi Arthur. Il décide d’y partir et d’abandonner sa mère… c’est pour sa mère bien plus qu’un déchirement. Il y a, en effet, une scène fondatrice où il quitte la maison familiale, monte sur la colline, se retourne et voit sa mère sur un petit pont, devant la maison. Sa mère lui fait un signe, il ne sait pas bien si c’est un « au revoir » ou si elle veut le retenir, il part sans se retourner. Chrétien de Troyes écrit : « Il voit celle-ci au moment de son départ, choir, pâmée à l’entrée du pont levis. Elle gisait là comme morte. Lui, d’un coup de baguette cingle son cheval sur la croupe ; la bête bondit et l’emporte à grande allure parmi la forêt. »
C’est amusant, cette mère qui se pâme au moment du départ de son fils, car nous nous pâmons beaucoup, nous autres adultes, devant les agissements de nos enfants. Perceval ne saura pas si sa mère est réellement morte… ou bien si, plus probablement, elle s’est pâmée pour le faire revenir, tout en lui ayant conseillé de partir. Car nous sommes fondamentalement ambivalents avec les adolescents. Nous voulons qu’ils partent et nous nous pâmons quand ils le font. Il faut bien leur montrer, en effet, que leur départ nous affecte… que nous sommes contents qu’ils partent, mais, qu’en même temps, nous nous pâmons de tristesse en les voyant s’éloigner. Nous nous y entendons pour culpabiliser celui qui part. D’ailleurs, l’adolescent ressent assez bien notre ambivalence à son départ : nous voulons qu’il parte, mais, en même temps, il nous faut lui faire comprendre que, quand même, « il n’a pas la reconnaissance nécessaire à l’égard de ses parents ». Il existe de nombreuses manières de se pâmer, plus ou moins efficaces, pour, tout à la fois, signifier notre attachement et conserver des liens dont nous avons besoin (au moins autant que lui et, probablement, plus), à travers le cordon ombilical ou le téléphone portable !
Donc, l’adolescent doit partir, couper les ponts. Chez Chrétien de Troyes, dès que sa mère est tombée du pont (et il faut prendre la métaphore au premier degré : il « coupe les ponts »), il s’en va et rencontre une jeune fille. Il essaye maladroitement de la séduire, mais ça ne marche pas du tout. Il tente de lui voler un baiser, et comme il n’y parvient pas, lui vole son goûter. Ce qui n’est pas vraiment une très bonne façon d’entrer en relation avec une jeune fille. Mais l’adolescent est partagé entre voler un baiser et voler le goûter : accéder à des relations affectives nouvelles ou s’en tenir à des relations enfantines... Perceval, ensuite, récupère un cheval, monte dessus n’importe comment, part sans bien savoir ne ce qu’il fait, ni comment il le fait, mais arrive bien à son but, la cour du roi Arthur. Là encore, il apparaît comme un étrange personnage incontrôlable… Il salue tout le monde avec beaucoup de sureté et de maladresse et rencontre la femme du roi. Guenièvre vient d’être humiliée par un chevalier inconnu. Il décide de la venger, tue le chevalier, prend son armure et clame sa victoire, tout cela dans l’improvisation la plus complète ! Il caracole un peu partout et se donne le sentiment d’exister, mais en fait, il n’existe pas encore vraiment. Chaque fois qu’on lui demande qui il est, si c’est lui qui a fait ceci ou cela, il regarde son interlocuteur interloqué, comme s’il ne comprenait pas la question. Cela nous renvoie à la question si essentielle de l’imputation que nous avons déjà rencontrée : l’adolescent fait, mais il ne sait pas si c’est lui qui fait. Il a le sentiment que sa vie lui échappe, il ne peut pas encore dire « je » car il ne sait pas quel est son nom, qu’il est donc incapable de signer des actes qu’il perçoit comme émanant de lui… alors même qu’il n’est pas vraiment sûr d’en être l’auteur. Et, effectivement, on ne peut pas être auteur quand on n’a pas encore de nom.
Beaucoup d’adolescents sont, en effet, dans cette position : ils explorent le monde en s’explorant eux-mêmes, ils agissent sans habiter leurs actes et ne s’habitent que progressivement en assumant leurs actes.
Les adultes regardent l’adolescent avec leur propre grille : ils présupposent qu’il agit en pleine conscience. Or, ce qui est intéressant quand on lit Perceval, c’est qu’on s’aperçoit qu’il fait beaucoup de choses mais, quand on le lui reproche, il dit qu’il ne l’a pas décidé. On pourrait dire qu’il fuit ses responsabilités. En fait non ! C’est une caractéristique essentielle de l’adolescent que de n’avoir pas encore ressaisi en lui son énergie pour la mettre en jeu dans sa liberté. Il ne s’impute pas ses propres actes, ce qui ne l’empêche pas d’agir.
Tout le travail de Perceval, toute sa quête initiatique va l’amener à découvrir, tout à la fois, son nom et la capacité d’agir en revendiquant ce qu’il fait. Il va, pour cela, rencontrer son « mentor », quelqu’un qui n’est ni son père ni son pair, le chevalier Gornemont. Ce dernier lui apprend à manier l’épée, « comme un frère qui ne serait pas un frère », dit Chrétien de Troyes. Il définit ainsi une posture essentielle au développement de l’adolescent, une posture qui ressemble étrangement à celle de l’oncle paternel telle que nous la révèlent les anthropologues, l’oncle dont Lacan nous dit qu’il est « le père sans le pire ». Il y a ainsi une très belle scène ou Gornemont explique à Perceval comment manier l’épée. Ce dernier fait n’importe quoi et se perd dans d’invraisemblables gesticulations. Gornemont lui dit : « Tu dois tenir ton épée comme tu dois tenir ton âme. Tu dois prendre ton action à pleines mains, te prendre en mains, et devenir ainsi l’auteur de ce que tu fais ». C’est un apprentissage fondateur. Il exige la maîtrise de soi. Et la maîtrise de soi passe par la maîtrise d’un objet ; ici c’est l’épée, mais cela pourrait être n’importe quel objet (un instrument de musique, le ciseau d’un ébéniste, un ballon de football…). La maîtrise de soi passe par la médiation essentielle qu’est la capacité à maitriser correctement un objet, à en faire un prolongement de la volonté qu’il prolonge et construit à la fois. Perceval apprend ainsi à manier l’épée. Et Chrétien de Troyes dit que quand Perceval tient son épée, il la tient de plus en plus fermement et sait petit à petit où donner de l’épée ; c’est une très belle formule. On pourrait dire que progressivement, il se construit en devenant maître de ses propres actes.
Mais il y a aussi d’autres rites initiatiques. Par exemple, Perceval erre dans la forêt en quittant Gornemont, il ne sait toujours pas son nom, il est hébergé par une princesse, Blanchefleur, une très belle jeune fille qui a un très beau château. Cette jeune fille se sent menacée par de dangereux ennemis ; elle héberge Perceval et le visite la nuit dans une tenue légère… elle le supplie de la débarrasser de ses ennemis, ce que Perceval accepte évidemment. Alors, elle se glisse dans son lit. Perceval est donc déniaisé par une femme qui prend l’initiative et l’ouvre au monde de la sexualité. Voilà également une constante des romans de formation. C’est la femme qui fait les avances car l’homme reste un enfant tant qu’elle ne l’a pas introduit au royaume des sens. Bien sûr, ce premier rapport sexuel avec Blanchefleur n’est pas une réussite époustouflante. Mais, néanmoins, il repart le lendemain en ayant la tête dans les étoiles. Il ne sait pas trop ce qui lui est arrivé, mai il sait que sa vie en a été radicalement changée. Il poursuit ses combats contre les ennemis de ses amis, les envoie, une fois prisonniers, à la cour du roi Arthur, puis continue à errer dans la forêt. Il ne sait toujours pas encore vraiment ni qui il est ni où il est.
C’est à ce moment-là qu’intervient le fameux épisode du Graal. Perceval rencontre le roi pêcheur ; un vieillard qui n’a plus de jambes et l’invite dans son palais. Et là, c’est la scène la plus célèbre, la première fois que le Graal apparaît dans la littérature. Au milieu du repas, les trompettes sonnent et un cortège traverse la salle ; la dernière personne, une jeune fille, porte une coupe. On ne nous dit pas ce qu’est cette coupe. Ce n’est que bien plus tard qu’on saura que c’est la coupe avec laquelle Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Christ. Ce cortège passe et Perceval ne dit rien. Il va se coucher et le lendemain, quand il se réveille, le château est vide, le roi pêcheur est parti, il n’y a plus personne. Il sort du château, le pont levis se referme derrière lui. Et là, lui qui ne sait toujours pas son nom, n’a toujours rien compris à ce qui s’est passé.
Il va encore se passer une multitude de choses. Il va retrouver la petite fille à qui il a volé son goûter. Et il va y avoir la fameuse scène des trois gouttes de sang sur la neige. On est en plein été, il fait très chaud et, pourtant, il se met à neiger. Et, sur cette neige, Perceval voit, tout à coup, trois gouttes de sang. Perceval est fasciné car cela lui évoque irrésistiblement le visage de Blanchefleur. Ainsi Perceval découvre-t-il la femme aimée au moment où elle n’est plus là. Il s’aperçoit qu’il aime Blanchefleur quand il peut s’en donner une représentation symbolique. Son initiation sexuelle n’était que les prémices de l’initiation affective. Il construit son amour pour Blanchefleur a posteriori, quand sa quête l’amène à se dégager de l’immédiateté de ses impulsions et qu’il se donne le temps de la figuration. L’amour est, en effet, plus affaire de convergence symbolique que de rencontres matérielles. Ou plus exactement, il survient quand les secondes se prolongent et permettent de construire les premières.
Enfin, à la suite d’une série d’épreuves, Perceval rencontre un ermite qui lui dit : « Maintenant je peux te dire ton nom » et il lui dit qu’il s’appelle Perceval. « Je peux te dire ton nom parce que maintenant tu as accompli les rites de passage. Tu en as pourtant raté un : quand le Graal est passé devant toi, tu aurais dû demander ce que c’était, tu n’as rien dit. Cela aurait libéré le roi pêcheur de tous ses maléfices, mais tu n’as rien dit. »
Chacun a son interprétation sur ce comportement de « taiseux ». Pourquoi Perceval n’a-t-il pas ouvert la bouche quand le Graal est passé ? Julien Gracq, dans Le Roi pêcheur, a une très belle interprétation : Perceval n’a pas ouvert la bouche car, poser la question et exiger une réponse, c’est mettre un terme à la quête du Graal. Et s’il n’y a plus de quête du Graal, il n’y a plus de quête, plus de recherche, plus de vie tout simplement.
Pour moi, ce qui est important dans la manière dont l’ermite donne à Perceval la clé de lecture de son adultité, c’est la manière dont il lui montre qu’il peut comprendre lui-même, à travers ses aventures et tous les gens qu’il a croisés, d’où il vient et qui il est. Progressivement, lui explique-t-il, toutes les rencontres que Perceval a faites tissent un réseau de relations dans lequel il peut s’inscrire. C’est ainsi que l’adolescent découvre ses parents, ses oncles et tantes… non pas, cette fois, dans une généalogie biologique, comme l’enfant, mais dans une généalogie symbolique. L’adolescent construit une généalogie symbolique à travers ses actions et il s’émancipe ainsi d’une généalogie biologique qui, elle, relève du donné. Et c’est bien ainsi que cela se passe : l’adolescent qui fait du canoë avec son oncle, de l’escalade avec un voisin, de l’informatique avec son grand-père, un voyage avec ses parents se construit une généalogie symbolique. Ce sont ces histoires qui l’inscrivent dans une histoire. C’est cela qui lui permet d’avoir progressivement une véritable identité. Avec des personnes qui gravitent autour de lui et dont il identifie, au fur et à mesure, qui elles sont et ce qu’elles lui apportent.
Au fond, c’est la quête même de Perceval qui lui permet de reconstituer – de construire, en fait - sa famille. Il ne connaît sa famille qu’à la fin de la quête. Cela nous éclaire beaucoup sur le rapport de l’adolescent à sa famille. L’adolescent reconstruit toujours sa généalogie familiale. Il passe d’une famille subie à une famille agie… qui peut être la même ou une autre ! Ainsi se construit-il des configurations familiales nouvelles qui lui permettent de se construire lui-même. Là, en agissant avec ses proches, anciens ou nouveaux, il découvre progressivement qu’il peut être l’auteur de ses propres actes. C’est à ce moment là qu’il entre dans l’adultité.
C’est pourquoi l’exploration est la dynamique même de l’adolescence, à condition de comprendre cette démarche en se dégageant de la représentation selon laquelle l’explorateur préexisterait au territoire et le territoire à l’entreprise de l’explorateur. C’est dans l’interaction entre l’explorateur et le territoire que se construisent, en même temps, un nouveau sujet et un nouveau monde. Un nouveau sujet pour le monde. Un nouveau monde pour le sujet. Cette construction de l’adolescent comme explorateur de lui-même, de ses forces, de ses possibilités, de ses limites, mais aussi explorateur d’un univers infiniment mouvant et toujours en évolution, nous assigne à une lourde responsabilité : à quelles conditions cette exploration peut-elle être constructive et ne pas mettre l’adolescence ni le monde en danger ?
Et nous en revenons ainsi à Maria Montessori. Comment faire pour qu’un adolescent submergé par un flux psychique extrêmement complexe sache métaboliser cela dans une exploration qui lui permette de se structurer identitairement et de s’organiser psychiquement pour faire face au monde ? Comment faire pour qu’il devienne capable de prolonger le monde ? Et même – parce qu’il le faut – d’améliorer le monde.
3- Quelle action éducative pour accompagner l’adolescence ?
Quelques pistes trop rapides qui mériteraient de longs développements et que je ne fais qu’effleurer ici en indiquant trois directions fondamentales avec les courants pédagogiques capables de les concrétiser… et de prolonger ainsi les avancées de Maria Montessori.
- Créer le cadre et mettre en place des rituels
Pas d’adolescence sans cadre structurant et sans rituels précisant quels sont les passages fondateurs : rituels d’entrée et de sortie dans les activités, rituels en fonction des postures mentales demandées et des types de relations que l’on a avec les gens : on n’a pas les mêmes rituels avec le père que l’on respecte, le mentor avec qui on travaille, la jeune fille que l’on courtise.
Un des problèmes des adolescents, c’est qu’ils ne distinguent pas la nature des rituels qui relèvent de chacun des types des relations qu’ils entretiennent. Ils parlent à leur professeur comme ils parlent à leur copine ou parlent à leur copine comme ils parlent à leur mère. Or, les rituels structurent l’espace et le temps, donnent une place à chaque être et à chaque chose, permettent d’identifier qui fait quoi et à quel moment, dans un cadre spatiotemporel ; ils permettent d’avoir des repères. Il faut créer le cadre et mettre en place des rituels, faute de quoi les adolescents s’abîment dans des coagulations fusionnelles. À nous de les aider à construire des configurations solidaires au sein desquelles et par lesquelles ils peuvent entrer dans la liberté et la responsabilité. C’est le sens de ce que propose la pédagogie institutionnelle.
- Favoriser les rencontres et offrir des prises, ouvrir l’horizon pour que l’adolescent ne soit pas enfermé à l’intérieur d’un chemin tracé et imposé par d’autres
J’aime bien l’idée d’offrir des prises car elle renvoie à l’image de l’escalade. Dans une paroi, face à des prises, il n’y a que vous qui pouvez grimper. On peut vous aider à les trouver, et même vous montrer la voie, mais cela ne vous exonère pas de l’effort pour monter vous-même. On peut vous assurer avec une corde, mais on ne monte pas à votre place. On vous aide simplement à prendre des risques, dans des situations « authentiques », mais sans vous mettre en danger.
C’est d’ailleurs là un des problèmes majeurs des adolescents aujourd’hui. Quels risques leur permettons-nous de prendre qui ne les mettent pas en danger ? Quels risques constructifs offrons-nous à nos adolescents ? Dans quelle mesure notre société ne les accule-t-elle pas à prendre des risques qui les mettent systématiquement en danger ? Ne les poussons-nous pas, pour qu’ils se sentent exister, à prendre des risques dont les conséquences peuvent être dramatiques, à travers le suicide, la scarification, l’alcool, la vitesse, à travers une multitude d’addictions. On sait que nos adolescents prennent ces risques. On sait que cela les met en danger. Nous avons une vraie responsabilité d’adultes : créer des situations où l’adolescent-explorateur ne se transforme pas adolescent suicidaire, où il ne mette pas en péril sa propre humanité. La « pédagogie du projet », issue de la « pédagogie du chef d’œuvre » de Compagnons du Moyen-Age, tout comme les propositions de l’Éducation populaire peuvent nous y aider. Voilà longtemps qu’ils défrichent le terrain.
- Inscrire l’expérience dans une histoire : le problème de beaucoup d’adolescents est qu’ils en restent à l’expérience sans l’inscrire dans une histoire
Pourquoi Perceval n’en reste-t-il pas à l’expérience et grandit-il en s’inscrivant dans une histoire ? C’est que sa quête le met au contact d’un monde mystérieux qu’il cherche à déchiffrer. Il se construit ainsi un récit des origines, des perspectives et un avenir. Il ne reste pas dans les limbes du pulsionnel et de la toute-puissance. Il se définit et se projette à travers des configurations humaines, pour prendre une place en leur sein. C’est pourquoi j’aime bien Maria Montessori quand elle évoque la nécessité anthropologique d’inscrire simultanément l’adolescent dans l’histoire des hommes et dans sa propre histoire. Les adolescents font beaucoup d’expériences aujourd’hui, mais ils s’inscrivent rarement dans une histoire individuelle et collective avec des racines, une tradition, des enjeux, et en même temps une quête… Il n’y a plus de Graal. Or je pense que l’adolescent a besoin d’un Graal, même s’il n’ouvre pas la bouche quand le Graal passe !
Et il faut se résigner à ce qu’il n’ouvre pas la bouche quand le Graal passe ! Il faut l’accepter sans s’en offusquer ni l’accuser de mutisme ou d’irresponsabilité ! Quand vous présentez à un adolescent quelque chose que vous jugez formidable, ne vous attendez pas à ce qu’il s’enthousiasme et vous remercie chaleureusement. D’ailleurs, s’il vous dit : « C’est vraiment bien ce que vous me proposez… C’est un idéal formidable et j’y adhère… j’ai même une reconnaissance infinie à l’égard des adultes de m’avoir ouvert les yeux sur ce qui va donner un sens à ma vie ! »… voilà qui doit plutôt vous inquiéter. Il ne faut pas attendre, quand l’idéal passe devant lui, que l’adolescent vous dise : « Ca y est, c’est l’illumination, j’ai enfin compris et ma vie est changée ! ». Non, il se tait, se mure dans un étrange mutisme, fait semblant de ne pas vous avoir entendu et part en bougonnant pianoter sur son ordinateur ou écouter de la musique… Mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas vu le Graal, a fortiori qu’il ne se pose pas de question sur le sens de sa vie et l’avenir du monde. Simplement, il ne va faire à ses parents ou à ses éducateurs un plaisir qu’ils attendent désespérément en reconnaissant sa dette à leur égard. D’ailleurs, il n’a pas à le faire. Il détourne la tête et fait celui qui n’a rien vu ou que rien n’intéresse. C’est que son avenir, c’est à lui de le construire et qu’il n’est de Graal qu’intérieur, au cœur d’une quête, à la fois universelle et secrète, qui fait de l’adolescent un humain en devenir.
Pour terminer, rappelons quelques repères pédagogiques qui sont essentiels pour une « pédagogie de l’adolescence ». D’abord, une « pédagogie du projet » qui et aussi, nécessairement, une « pédagogie de l’exigence ». Ensuite, une « pédagogie du concret », comme le dit Maria Montessori qui parle de « travail concret, noble et valorisé ». Enfin, une « pédagogie de l’histoire » qui propose des situations où l’adolescent peut construire sa propre histoire en s’inscrivant dans l’Histoire.
Conclusion
Nous venons de tenter d’explorer ensemble l’adolescence. J’en suis d’autant plus heureux que cette exploration, comme toute véritable exploration, débouche sur de nouvelles contrées à explorer… Restons donc des explorateurs. Restons des adolescents. Comme nous restons des enfants. Pour vous qui êtes des pédagogues montessoriens, redevenir régulièrement, ne serait-ce qu’un instant, un enfant qui découvre et un adolescent qui explore est essentiel afin de ne pas être enkystés dans ses propres dogmes ou pour ne pas s’endormir dans l’ouate de la médiocrité quotidienne.
« Repuerescere », comme le disait Erasme. Retrouver la vertu de l’enfance sans régresser dans l’infantile. Retrouver le sens de l’exploration adolescente sans les affres de « la crise adolescente ». Se mettre à l’écoute de ceux qui viennent, sans renoncer à ce que nous sommes. Se donner des échappées belles, être capables de penser autrement. Et si les adolescents nous trouvent sur leur route comme des adultes qui s’assument en tant qu’adultes mais qui n’hésitent pas à avoir été des adolescents et à le rester encore un peu, alors peut-être pourrons-nous les aider dans leur quête du Graal ? Surtout si nous ne leur demandons pas de nous en être reconnaissants ! Laissons passer le Graal sans exiger de l’adolescent une profession de foi toute prête. Son indifférence affectée ne signifie pas son désintérêt. Adolescence : attention, chantier !