GROUPE (PEDAGOGIE DE)

Pour comprendre l'usage de la notion de "pédagogies de groupe" telle qu'elle s'est développée depuis le début du siècle et, plus particulièrement, depuis les années 1960, il convient de situer la notion de "groupe" par rapport à la notion de "classe" contre laquelle elle s'est très largement constituée.

La "classe", telle que nous la connaissons aujourd'hui, est une invention relativement récente et très limitée géographiquement; même si aujourd'hui, pour beaucoup de nos contemporains, la classe apparaît comme l'unique modalité institutionnelle possible de transmission des connaissances aux jeunes, elle n'a été systématisée, sous ses formes actuelles, que depuis un siècle et ses premières apparitions datent de quatre siècles environ (on l'appela d'abord "la bande" puis, ensuite, "le rang"). La création de la classe est, sans aucun doute, due, à la fin du Moyen Age, à une volonté d'améliorer l'efficacité des procédures de transmission du savoir en regroupant des jeunes de même niveau de connaissance pour leur proposer en même temps l'apprentissage des mêmes savoirs. Il s'agit de mettre fin à ce qui est perçu comme un immense gaspillage, soit quand on s'en remet à l'"apprentissage par la vie", soit quand on regroupe des individus de niveaux très différents pour lesquels des apprentissages communs sont très problématiques.

Mais, par ailleurs, comme l'a montré Michel Foucault dans Surveiller et punir, l'école organisée en classes est inscrite, d'entrée de jeu, dans une "machinerie", un réseau de processus disciplinaires de dressage: elle sépare le temps de formation et le détache du temps adulte de contact avec les "réalités"; elle aménage différents stades séparés par des épreuves graduées; elle détermine des programmes qui doivent se dérouler selon une démarche immuable; elle juge les individus selon leurs résultats personnels et les contrôle de manière systématique. Ainsi la classe sera perçue par les théoriciens de l'"Ecole Nouvelle" (le terme est créé en 1899 par le pasteur Cecil Reddie à Abbostsholme) comme un univers de contrôle visant à isoler les élèves les uns des autres tout en les juxtaposant dans le temps et dans l'espace. Pour cela, elle favorise les relations duelles entre le maître et chacun des élèves, suspecte toute communication entre élèves d'être un complot contre le maître, suscite leur rivalité par l'organisation d'épreuves sélectives, organise la "décomposition" des savoirs en disciplines et les éloigne des "véritables apprentissages".

C'est ainsi que, si "la classe" est un ensemble de relations duelles et unilatérales, convergeant vers des représentations didactisées du monde et garanties par l'autorité du maître, les pédagogies de groupe peuvent être définies comme cherchant à promouvoir en éducation: 1) des relations plurielles et horizontales d'échanges entre les élèves, 2) un contact direct avec les réalités du monde, 3) une évacuation totale ou partielle de l'autorité du maître.

Une inspiration commune mais une multitude de propositions...

Celui qui a, sans aucun doute, formalisé le mieux ces propositions pédagogiques est Roger Cousinet: il a proposé, pour l'école primaire,   une "méthode de travail libre par groupes" où les élèves s'associent librement pour travailler à des projets thématiques de leur choix; le maître n'a plus, alors "qu'à suivre le travail des enfants, à être témoin de leur activité, à les aider quand ils le lui demandent, à être pour eux un bon collaborateur"; par ailleurs, la travail élaboré par le groupe est consigné sur "le cahier de groupe" qui témoigne des résultats obtenus et des méthodes utilisées.

Quoiqu'elle soit particulièrement cohérente et fortement formalisée, il ne semble pas que la méthode de Roger Cousinet ait connu un grand succès dans sa mise en oeuvre. En revanche, l'inspiration initiale des pédagogies de groupe s'est incarnée dans quatre courants de pensée bien distincts: un courant que l'on peut qualifier de didactique (au sens étymologique de ce terme qui renvoie à des apprentissages identifiés), un courant politique   (qui voit essentiellement dans la pédagogie de groupe un moyen de subvertir une société bureaucratique et de former les individus à des comportements "révolutionnaires"), un courant religieux (qui fait du groupe un outil de réconciliation entre les sujets qui peuvent ainsi accéder à "l'authenticité" dans les rapports humains) et un courant psychothérapeutique (qui voit dans le groupe un moyen de traiter des sujets psychologiquement déstructurés).

Le courant didactique est le plus classique; c'est celui qui prône l'activité coopérative des élèves au nom de l'efficacité des apprentissages qu'elle permet. C'est le courant que l'on trouve développé par John Dewey sous le nom de "méthode des projets", par Adolphe Ferrière qui parle de "communautés d'enfants", par Célestin Freinet qui exalte le "travail vrai". Pour ces auteurs, il s'agit de mettre l'élève en situation de production "réelle" pour qu'il découvre, à cette occasion, des obstacles liés à son ignorance et qu'il engage alors, de manière finalisée, des apprentissages précis qu'il pourra réinvestir ensuite dans la tâche. Certes, le groupe n'est pas ici absolument nécessaire (on peut imaginer la même démarche avec des activités individuelles), mais il permet d'augmenter la mobilisation des élèves en fabriquant des objets sophistiqués irréalisables par un seul individu. Par ailleurs, ces auteurs évoquent le fait qu'au sein du groupe il peut y avoir discussion et confrontation des points de vue entre les participants; toutefois, ce point est considéré, soit comme second, soit comme allant de soi... ce qui, à l'analyse et comme nous le verrons plus loin, est loin d'être le cas.

Le courant politique, tel qu'il est représenté par Michel Lobrot, René Lourau, Georges Lapassade ou Rémi Hess, ne met pas au premier plan les apprentissages. Pour ces auteurs, le groupe est d'abord un moyen de rompre avec des procédures de dressage et de conformisation d'une société bureaucratique où chacun veut arriver au détriment de l'autre et où la soumission au pouvoir du maître demeure un moyen essentiel pour préparer la docilité future des citoyens. Le pédagogue doit donc organiser la vacance du pouvoir dans la classe et y instituer l'autogestion permanente. La discussion et la remise en question de toutes les décisions sont ici systématiquement organisées par le maître qui se veut d'abord un "acteur politique". Ce courant est souvent nommé "pédagogie institutionnelle", mais cette expression qui est aussi utilisée pour nommer le quatrième courant que nous présentons doit être utilisée avec précaution; il vaudrait mieux parler ici de "pédagogie institutionnaliste", au sens où elle privilégie toujours l'instituant (les acteurs et leurs décisions) contre l'institué (l'institution officielle, l'administration, etc.).

Le courant religieux est né à la conjonction d'un certain nombre d' influences et de phénomènes. Il est incontestablement dominé par la figure de Carl Rogers (psychothérapeute ayant tenté d'appliquer à la pédagogie les concepts de congruence, d'empathie et de considération positive inconditionnelle, qu'il avait forgés pour sa pratique psychothérapeutique). Il apparaît d'abord dans les aumôneries de lycée et la formation d'animateurs de vacances pour se cristalliser ensuite autour de quelques expériences emblématiques en milieu scolaire (comme celle de Daniel Hameline et Marie-Joelle Dardelin décrite dans La liberté d'apprendre) et être relayé dans la formation d'adultes par André de Peretti. Ignorant les courants précédents (en dépit de leur manifestation simultanée), cette inspiration peut être qualifiée de "religieuse" dans la mesure où elle cherche d'abord à opérer avec les élèves une sorte de "conversion", leur permettant d'abandonner les masques sociaux pour parvenir à une "expression authentique" au sein d'un groupe de pairs. Dans cette perspective, il y a une sacralisation des forces qui favorisent l'unité du groupe et l'établissement d'une forme de "complicité" avec le formateur contre tout ce qui menace cette unité. Le formateur se trouve alors en position de "grand frère" et se donne pour mission "la prise de conscience de soi et la réconciliation avec les autres". Quoique restée très marginale en milieu scolaire, cette inspiration a très largement diffusée par l'intermédiaire du milieu associatif, des militants d'"action catholique", de groupes militants et de syndicats. On peut se demander si elle n'a pas joué un rôle important dans la constitution de ce que l'on a appelé en France l'idéologie de "la deuxième gauche".

Enfin, le courant psychothérapeutique s'est développé sous le nom de "pédagogie institutionnelle", essentiellement sous l'autorité intellectuelle de Fernand Oury. Les instituteurs qui se sont reconnus dans cette mouvance sont, à l'origine, des membres du "mouvement Freinet" qui souhaitaient intégrer l'apport de Freud et qui se trouvaient confrontés avec les publics très difficiles d'enfants de banlieues pour lesquels les méthodes Freinet traditionnelles, prévues pour l'école rurale, s'avéraient insuffisantes. L'idée centrale de ce courant est l'idée de "médiation":   en mettant en place des institutions médiatrices, comme l'imprimerie ou le conseil, le maître permet une régulation relationnelle grâce à laquelle chacun peut trouver sa place et son équilibre. Ainsi les élèves - et l'instituteur lui-même - ne sont plus des personnes confondues avec une image sociale mais bien des responsables au sein d'une institution collective qui leur permet de "se mettre en jeu" et de "parler en tant que". Bien évidemment, le maître ne met pas en place ici une démarche clinique comme la cure psychanalytique, mais, en adoptant une démarche pédagogique cohérente, il produit des effets thérapeutiques.

Ces quatre courants ont, bien évidemment, à la longue, subi des altérations, des pénétrations réciproques, mais la typologie présentée ici reste globalement opérationnelle pour comprendre le développement des pédagogies de groupe.

Des critiques des pédagogies de groupe à la proposition du groupe d'apprentissage...

Ainsi présentées, les pédagogies de groupe ont apporté des éléments particulièrement intéressants à la réflexion éducative. Cependant, on peut légitimement s'interroger sur les dérives qui les menacent, en particulier ce que l'on peut nommer, selon les expressions que j'ai proposées dans ma thèse (Apprendre en groupe ? Itinéraire des pédagogies de groupe 1), "la dérive économique" et "la dérive fusionnelle".

En effet, en donnant la priorité à la production collective, les pédagogies de groupe - y compris dans leur courant "didactique" - n'ont-elles pas confondu désir de savoir et désir d'apprendre? Il est clair qu'un groupe mobilisé sur une tâche et qui veut la réaliser voudra savoir comment y parvenir... mais rien ne garantit, pour autant, qu'il voudra apprendre comment y parvenir! Au contraire, s'il veut aller au plus vite et au plus efficace, le groupe a tout intérêt à ne pas apprendre mais à confier les tâches à ceux qui savent déjà les faire ou à chercher quelqu'un qui puisse fournir une solution toute prête. L'apprentissage est, en effet, toujours, une solution très coûteuse qui exige de suspendre un moment les pressions de la production pour perdre du temps, gâcher du matériel, initier les incompétents, etc. En ce sens, la pédagogie exige que l'on sache lutter contre la pression inhérente à tout groupe de tâche qui veut aller au plus économique; elle exige que l'on inverse en quelque sorte le fonctionnement naturel du groupe pour mettre au centre de celui-ci les progressions individuelles et non la tâche collective. Certes, il n'y a pas nécessairement variation en sens inverse entre les deux données, mais il n'y a pas - et de loin - compatibilité immédiate. Par ailleurs, rien ne garantit que, dans un groupe de travail, la confrontation entre les points de vue des différents membres (ce que les psychologues nomment le conflit socio-cognitif dans sa phase interpersonnelle) ait bien lieu. On peut assister à une prise du pouvoir par un des membres, à des processus de fascination ou d'exclusion qui évacueront de fait une véritable interaction cognitive.

Symétriquement, on peut observer qu'un groupe pressé de produire, soumis à une évaluation implicite ou explicite de sa production, pris ainsi dans une double contrainte (ce que les psychologues de l'école de Palo Alto nomment le "double bind") - "faites un bon produit... mais faites en sorte que tout le monde y participe et que les moins compétents apprennent quand même quelque chose!" -, bascule souvent dans ce que l'on peut nommer une "dérive fusionnelle". Ne pouvant réaliser des injonctions contradictoires, il se retourne vers lui-même et se donne son propre bien être comme objectif. C'est ainsi que des individus se "réconcilient" dans de brefs moments de chahut ou dans une fuite vers des modes de fonctionnement où l'affectivité devient dominante (désignation d'un bouc-émissaire, recherche de la protection d'un leader, établissement de relations préférentielles entre des couples symboliques, etc.). Certes, il n'est pas question de nier que tout groupe humain existe toujours aussi comme "groupe de base", c'est-à-dire comme ensemble d'affects. Mais on peut se demander si, dans une situation de formation, cette dérive est bien saine et s'il ne convient pas de réguler le fonctionnement du groupe pour l'éviter autant que faire se peut.

Ainsi se présente le "groupe d'apprentissage" que j'ai formalisé (Apprendre en froupe 2 - Outils pour apprendre en groupe): sa caractéristique est d'instaurer un mode de fonctionnement groupal régulé par une tâche mais évitant la division du travail selon les compétences préexistantes. Des consignes précises sont données afin que chaque individu puisse participer au travail collectif et que cette participation soit structurellement requise pour l'accomplissement de la tâche. On évite ainsi l'exclusion et la marginalisation des moins compétents. Par ailleurs, le mode de fonctionnement du groupe est construit à partir de l'analyse de l'opération mentale que l'on veut que les participants effectuent pour s'approprier des connaissances données: ainsi, par exemple, s'il s'agit de construire un concept, on s'efforcera de distribuer les matériaux et de proposer des règles du jeu de telle manière que chaque participant puisse confronter différents exemples et accéder à la reconnaissance des attributs communs. Dans cette perspective, le "groupe d'apprentissage" se présente bien comme un artefact pédagogique, mais cet artefact a pour objectif de permettre à chaque participant d'effectuer le plus "naturellement" possible des apprentissages.

Philippe MEIRIEU

Pour une illustration du groupe d'apprentissage, voir, dans "Outils de formation", le film sur "la construction du concept de romantisme en seconde". pour des questions plus précises liées à la gestion de la classe avec du travail de groupe, voir le chapitre "La classe au quotidien".