DIFFERENCES

Chacun connaît la célèbre formule de Bourdieu selon laquelle c'est d'abord "l'indifférence aux différences" qui reproduit les inégalités. Car cette indifférence présuppose une égalité de chances et de capacités qui n'existe pas en réalité. Pire, elle alimente le fantasme extrêmement dangereux d'une homogénéité possible qui serait même la condition d'efficacité de l'école, voire de survie de la société : nous ne sommes pas loin du mythe de la " race pure ".

Alors que notre société connaît des dérives sectaires et des replis communautaires inquiétants, l'école continue à générer l'exclusion, à creuser le fossé entre les enfants dits "normaux" et les autres, handicapés, déficients, ou simplement en situation d'échec. Elle doit tout faire au contraire pour les intégrer. Pour le lui permettre, il faut donner aux enseignants les moyens de les comprendre et de les accompagner, par la formation initiale et continue ; il faut exiger des établissements qu'ils conduisent une véritable politique d'intégration ; il faut encourager toutes les activités, artistiques notamment, qui permettent aux élèves de travailler et de créer ensemble en dépit de leurs différences. Car le droit à la différence n'existe que si s'affirme en même temps le droit à la ressemblance. Et ne croyons pas que le mélange ne profite qu'aux élèves en mal de reconnaissance. Nous avons tous nos points forts et nos points faibles, nos handicaps. Pour les découvrir, il faut parfois se frotter à ce qui nous fait peur, nous dérange ou nous amuse. J'ai vu le comportement de jeunes de banlieue plutôt agressifs changer radicalement face à des handicapés mentaux qu'ils rencontraient pour un projet théâtral. Mon souhait : non pas que l'école intègre complètement et dans toutes ses activités toutes les formes de "différences" - cela ne serait pas réaliste - mais que tout élève ait au moins une activité dans laquelle il puisse rencontrer des enfants "extra-ordinaires" qu'on dit "handicapés".

Car, si, incontestablement, "le droit à la différence" fut, à un moment relativement récent de notre histoire, un progrès important pour permettre la reconnaissance des spécificités dans de nombreux domaines et lutter contre toutes les formes d'exclusion et de stigmatisation, il est clair aujourd'hui que ce "droit à la différence" n'est constructif que si on le fait jouer en permanence sur "le droit à la ressemblance". Accepter qu'en dépit de nos différences assumées, nous puissions partager des valeurs et nous reconnaître ensemble comme participant de "l'humaine condition" est absolument nécessaire à la construction du lien social. Cela requiert, d'ailleurs, des médiations pédagogiques adaptées : pour un enfant "ordinaire", il est parfois difficile d'accepter le fait qu'un enfant handicapé lui ressemble, peut ressentir des émotions et avoir une sexualité comme lui. Accepter la ressemblance fondatrice entre tous les êtres - quelles que soient leurs différences - nécessite, à cet égard, un apprentissage qui peut, sans doute, passer, de manière privilégiée, par la création artistique : l'art, en effet, a cette vertu essentielle de relier les hommes dans ce qu'ils ont de plus intime grâce à des oeuvres universelles.

Cela dit, il reste la question très difficile du statut de ces différences : soit, en effet, on considère ces différences comme un "donné" qui renvoie à une "nature" dans laquelle le sujet est définitivement enfermé ; soit on entend le terme de "différence" comme exprimant une "singularité" qu'un sujet s'est construite en incorporant les éléments de sa propre histoire et en mettant en oeuvre librement des actes qui lui permettent d'exister (sans reproduire son passé ou réaliser un hypothétique "destin"). Pour le pédagogue, c'est, évidemment, la deuxième hypothèse qui est féconde : même si c'est le premier cas de figure qui est le plus probable sur le plan des faits (quoi que je ne puisse jamais le savoir avec certitude !), je dois postuler la possibilité de chaque sujet d'être "l'auteur de se propre différence", de "différer volontairement" de la différence dont il a hérité. Cette postulation, en effet, ouvre un espace possible pour qu'il déborde le donné... alors que la conviction que la différence est définitivement acquise assigne le sujet à reproduire une identité supposée. La considération de la différence ne doit donc pas entraîner une attitude purement classificatoire, mais, au contraire, favoriser l'ouverture vers l'élargissement du possible pour chacun.

Philippe MEIRIEU

Sur cette question, voir, en particulier, le texte "La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture", mais aussi les textes figurant dans le chapitre "Rapports officiels et textes institutionnels" ainsi que dans le chapitre "Propositions et manifestes".