ALTERNANCE
Voir aussi l'article paru le vendredi 3 octobre dans Le Café pédagogique

Pour comprendre les enjeux de l'alternance, il faut d'abord se demander pourquoi le système de formation s'est progressivement dégagé du système de production ?

La création de lieux où l'on apprend, distincts des lieux où l'on produit est un phénomène relativement récent. Auparavant on apprenait sur les lieux de production eux-mêmes, par un "simple" compagnonnage. Les apprentis étaient mis directement au contact avec les impératifs de "la vie" artisanale, agricole, intellectuelle, industrielle, militaire, etc. Ce que l'on appelle aujourd'hui parfois (de manière un peu simpliste) "la pédagogie de projet" a été bien antérieure à la pédagogie dite "traditionnelle" : on a d'abord appris à forger en étant forgeron ; on a d'abord appris à écrire en copiant derrière l'épaule du copiste et non en pratiquant une méthode d'écriture ; on s'est d'abord formé à un métier au contact direct de la réalité économique... comme on apprenait à être adulte en regardant les adultes et en étant plongé au milieu d'eux...

C'est extrêmement intéressant de se demander pourquoi, vers le 18ème siècle, un certain nombre de gens se sont systématiquement mis à construire des lieux spécifiques pour apprendre et à dire : "Voilà des lieux où l'on apprendra à pratiquer des professions, parce que l'on ne peut plus apprendre complètement à pratiquer ces professions sur le terrain ". On peut d'ailleurs repérer l'émergence de cette idée plus tôt que le 18ème siècle... Les Compagnons du tour de France dès le 16ème siècle, s'interrogent sur une difficulté fondamentale de la pratique du compagnonnage : comment prendre en compte, à la fois, l'apprenti et le client ? Les apprentis devaient réaliser un certain nombre de tâches et les compagnons se demandaient - ils l'ont écrit dans leurs registres - comment satisfaire, en même temps, l'apprenti et le client. Si l'on satisfait l'apprenti, on gâche du matériel, on perd du temps, on mécontente le client ; si l'on satisfait d'abord le client, on va vite à l'essentiel, on fait faire les choses par ceux qui savent déjà les faire et l'apprenti observe, ne met la main à la pâte que pour des tâches d'exécution : on ne le forme pas vraiment.

Dès le 16ème siècle, les Compagnons repèrent cette contradiction. Ils construisent, alors, des établissements particuliers dans lesquels on va tenter d'apprendre "dégagé", au moins partiellement, de la pression de la production et du client. C'est intéressant aujourd'hui de se souvenir de cette histoire-là .

Et, à la fin du 17ème, c'est la naissance de la didactique avec La Grande Didactique de Comenius, qui essaie de dégager tous les savoirs du champ social pour les rendre accessibles, non plus dans les lieux de production, mais dans des lieux d' "instruction", avec des "manuels" et des maîtres spécialisés qui enseignent les choses par ordre de complexité croissante. C'est le début de "la didactisation des savoirs professionnels", un grand mouvement qui va durer deux siècles et qui consiste à dégager les savoirs professionnels des lieux où ils ont émergé (et se trouvent dispersés, difficiles à identifier et à assimiler sans préparation par des néophytes) pour les présenter dans des livres et dans des lieux spécifiques où l'on est censé se les approprier à l'abri de la pression productive. Comment cela a-t-il été justifié ?

Les Compagnons, mais aussi Comenius, expliquent que, pour apprendre, il faut perdre du temps et que le professionnel ne peut pas perdre du temps sans compromettre le fonctionnement de "l'entreprise". Or l'apprenti a besoin de perdre du temps, de gâcher du matériel, ce qui peut, à terme, compromettre le fonctionnement de l'entreprise. Il a surtout besoin de pouvoir se tromper sans risque. Coménius explique que l'on ne peut pas apprendre dans le lieu de la production car, lorsque l'on se trompe, cela a trop de conséquences : le résultat est mauvais, on perd en productivité, le client est mécontent. Il faut donc des lieux où l'on puisse se tromper et analyser ses erreurs sans craindre d'être sanctionné. Il est intéressant de se rappeler, aujourd'hui, que si on a créé l'école, c'est parce que l'on cherchait des lieux où l'erreur ne soit pas punie.

A peu près à la même époque, le Ratio Studiorum - texte fondateur des écoles jésuites - insistait sur la felix culpa : heureuse faute ! " Heureux sois-tu, toi qui te trompes à l'école, parce que tu pourras analyser et comprendre ton erreur. Ici, cela n'est pas grave de se tromper ; ainsi, lorsque tu seras dans le circuit productif et qu'il sera grave de se tromper, tu ne te tromperas plus". En formation, se tromper est une "erreur, en production, c'est "une faute".

Si l'on regarde encore ces textes qui légitiment l'émergence des lieux de formation par rapport aux lieux de production, on y trouve une idée, développée par tous les pédagogues et systématisée par Herbart, selon laquelle à l'école les choses vont du plus simple au plus complexe. Au contraire, dans "la vie active et professionnelle", les choses arrivent de manière désordonnée, le plus complexe peut anticiper le plus simple et des choses que l'on sait déjà faire peuvent se reproduire sans que cela ne nous apprenne rien. Si un jeune va en stage chez un garagiste, rien ne garantit que, le premier jour, il aura à changer une roue et, au bout de six mois seulement, à changer une bielle. Le garagiste ne peut pas programmer son travail en fonction de la complexité des tâches que l'apprenti doit effectuer. Il est bien obligé de faire avec la complexité qui se présente. Il y a donc bien des raisons - toujours d'actualité - de dégager la formation de la production et de créer des lieux où l'on puisse prendre le temps d'apprendre sans avoir à se soucier d'être immédiatement efficace dans le circuit productif .

Une deuxième question émerge alors : pourquoi ce système de formation, qui a mis un siècle à se dégager du système de production a-t-il progressivement ses capacités formatives ?

Parce que les savoirs professionnels dégagés des sources sociales qui leur ont donné naissance deviennent des savoirs définalisés, trop formels , "encyclopédiques" au mauvais sens du mot, coupés de ce qui peut leur donner sens.

Les avantages sur le plan de la progressivité se payent par beaucoup d'inconvénients sur le plan de la finalisation des savoirs. On arrive à des savoirs très bien construits, très bien organisés dans des manuels, dans des programmes, dans des ensembles extrêmement sophistiqués, mais à des "savoirs morts". On découvre qu'à force de "didactiser" les apprentissages, pour les dégager de leurs pratiques sociales de référence, on les dévitalise.

On se retrouve ainsi au début du 20ème siècle avec deux échecs successifs avec lesquels il faut bien composer : 1) l'échec d'une formation par la seule immersion dans la production, 2) l'échec d'une formation totalement dégagée de la production. Le premier, parce qu'en situation de production, on ne peut pas consacrer assez de temps à apprendre sereinement : c'est trop compliqué, cela compromet même l'équilibre de l'entreprise. Le deuxième, parce que, sans la production qui donne du sens aux savoirs, la formation devient un cadre vide, le savoir devient un savoir sans signification, dont on ne voit pas à quoi et à qui il peut être utile. Alors, la question devient : comment dépasser ce double échec ?

Peut-on réconcilier l'exigence de formalisation et l'exigence de finalisation ?

Au départ, dans la mouvance de "l'Ecole Nouvelle", c'est "l'activité" (terme très vague que tous les pédagogues, de Claparède à Dewey, vont tenter de préciser) qui est censée réconcilier les deux exigences : on propose au sujet de s'investir dans un projet, on identifie avec lui les obstacles qu'il rencontre en termes de savoirs, puis on lui fait acquérir ces savoirs de manière finalisée, avant de les lui faire réinvestir dans son projet. La dialectique PROJET / OBSTACLES / RESSOURCES / APPRENTISSAGES / REINVESTISSEMENT / PROJET / OBSTACLES, etc... est considérée comme capable de dépasser la contradiction.

En matière de formation professionnelle, c'est l'alternance qui est introduite pour réconcilier, à la fois, les exigences de la formation dans sa progressivité et les exigences de la production dans la finalisation des savoirs. Quand on regarde les premiers textes sur l'alternance, ceux qui instituent les Maisons Familiales Rurales (MFR), par exemple, on voit à quel point ils insistent sur la manière de faire coexister le système de formation et le système de production (y compris, dans ce cas précis des MFR, en articulant la sphère collective de la formation - la classe - et la sphère individuelle de la production - l'exploitation familiale). Comment ? D'une manière apparemment très simple : on va justement "alterner" des temps de cours et des temps de stage. Ainsi, dès la création des Maisons Familiales Rurales, s'interroge-t-on sur le statut et les modalités du stage. le stage est là, dit-on, pour faire découvrir des problèmes professionnels, pour inventorier des difficultés, pour rencontrer des obstacles et comprendre qu'on ne peut pas lever ces obstacles tout seul, de manière empirique ou simplement par l'observation attentive de celui qui sait faire. Certes, tout cela peut servir, mais si l'on ne prend pas le temps de comprendre "ce qui opère" quand "ça marche", si l'on ne sort pas du simple "mimétisme" (surtout quand celui-ci est articulé à des relations de filiation qui viennent obscurcir d'aspects affectifs l'intelligence des phénomènes), on n'a aucune chance d'accéder à une véritable efficacité dans la durée, encore moins de pouvoir progresser vraiment. Pour y parvenir, il faut regarder "les anciens" (et même les admirer, dit le créateur des MFR), mais il faut aussi se rendre à l'école pour entendre celui qui "sait autrement", "par les livres", celui qui, avec l'alliance des "anciens", permettra une véritable transmission organisée et réfléchie, une transmission distanciée et donc féconde.

Notons, au passage que l'on observe, dès le début, que les "stages d'observation" sont beaucoup plus difficiles à utiliser que les "stages de pratique". En observant, l'apprenti est moins au contact des problèmes ; il n'expérimente pas autant les difficultés et se mobilise donc moins pour apprendre à les résoudre.... sauf à se projeter, précisement, mentalement en situation de stage pratique. Mais la question rebondit alors : peut-on mettre un apprenti dans un "stage de pratique", plus stimulant pour lui, si ce stage comporte des responsabilités qu'il n'est pas prêt à assumer, voire des risques pour les biens et les personnes que l'on mettra trop tôt sous sa responsabilité ? Ce qu'on va gagner en mobilisation, on va - c'est toujours le même problème - le perdre en rigueur de la progression.

Reste que, dans tous les cas, la matrice de l'alternance est bien la même : l'apprenti doit découvrir, en situation de production, un "obstacle" que le rôle du formateur va devoir transformer en "objectif", pour permettre une acquisition en formation qui sera réinvestie, ensuite, lucidement, dans le circuit productif.

Comment ce principe général a-t-il été mis en oeuvre ?

On pourrait distinguer quatre formes d'alternance mettant en oeuvre ce principe général circulaire : "tâche / obstacle / objectif / formation / réinvestissement".

Premier type d'alternance : l'alternance implicite

On trouve, dès le début du vingtième siècle, de nombreux textes qui affirment ou laissent entendre : "Inutile de créer artificiellement l'alternance, de toute façon elle est toujours là... C'est l'absence d'alternance qui n'est pas "naturelle". En réalité, c'est vrai : nous sommes tous, tout au long de notre vie, systématiquement en alternance entre des problèmes à résoudre et des situations d'apprentissage. Il faut donc simplement, pense-t-on, dans un premier temps, "activer le processus" en multipliant, à la fois, les problèmes à résoudre et les ressources formatives.

Dune certaine manière, les enfants qui réussissent bien à l'école sont, d'ailleurs, ceux qui vivent l'école comme une alternance. Bien réussir à l'école primaire, c'est être confronté, dans "la vie", à des problèmes d'accès à l'écrit et aller à l'école rencontrer un enseignant qui va pouvoir livrer le "mode d'emploi" dont on ne disposait pas.. C'est prendre plaisir à cette découverte et la réinvestir dans sa "vie". À cet égard, on voit bien que, si l'école décide de ne pas tenir compte des "pratiques sociales" des élèves et qu'elle ne s'efforce pas de faire émerger, en son sein, des problèmes capables de donner sens aux savoirs, elle renvoie l'apprentissage au miracle de rencontres favorables. Dans ce cadre, être un bon élève, c'est simplement avoir la chance de "faire correspondre", à un moment donné, dans un langage commun et sur des questions communes, des problèmes et des réponses qui se rencontrent plus ou moins par hasard. De même, un bon ouvrier capable de "progresser" et d'acquérir de nouvelles compétences est quelqu'un qui, se trouvant confronté à des questions, cherche à glaner des renseignements, à comprendre, à s'entraîner par lui-même, voire à aller prendre des cours ou lire des traités techniques. Apprendre, c'est ainsi faire de son milieu - milieu scolaire, milieu professionnel, milieu social, environnement culturel - un lieu de ressources pour nourrir son "projet d'apprendre" ; c'est faire se rencontrer "un système-personne" et un "système-savoirs" dans une dynamique originale.

Or, longtemps, les systèmes de formation (initiale et continue) ont supposé que l'organisation de ces rencontres ne relevait pas de leur responsabilité. C'était une affaire "privée"... donc, en réalité, une question de "complicité" entre deux systèmes (la vie quotidienne, d'un côté, et les savoirs, de l'autre) supposés en adéquation (et qui ne l'étaient, bien évidemment que pour quelques uns).

Deuxième forme d'alternance : l'alternance aléatoire

Là, on organise délibérément le fait qu'il y a deux séries d'activités qui doivent théoriquement se compléter : l'une centrée autour de la production, l'autre autour de la formation. On met en place les deux "systèmes", mais on ne s'intéresse pas au fait de savoir si ces activités permettent ou non la poursuite des mêmes objectifs dans une même temporalité. Car c'est, évidemment, la question de la temporalité qui est difficile, surtout dès lors que les temps de formation réunissent des personnes qui n'ont pas eu les mêmes conditions de stage et qui, donc, n'ont pas forcément rencontré les mêmes problèmes en même temps. Le regroupement impose alors inévitablement des distorsions que l'on renonce à traiter en mettant simplement deux séries en parallèle.

On peut dire que, globalement, la plupart des formations professionnelles "en alternance" fonctionnent ainsi. Dans l'immense majorité des cas, on s'intéresse, d'une manière très générale, à ce que les champs de la formation "théorique" et du "stage" soient du même ordre (on ne fera pas une formation théorique d'ingénieur agricole à quelqu'un qui ferait un stage de prothésiste dentaire!), mais, une fois qu'on a trouvé un stage qui correspond au champ d'activités professionnelle, on laisse se développer les choses "naturellement".

Il se peut alors parfaitement que tout se passe au mieux et qu'au bout du compte tous les problèmes rencontrés soient traités, mais le résultat reste très aléatoire et, à cet égard, très insatisfaisant si l'on veut une formation vraiment efficace.

Troisième type d'alternance : l'alternance juxtapositive

Dans ce cas, l'on se donne, régulièrement et de manière concertée, des objets de travail communs. On se met d'accord, pour chaque séquence, sur le fait de travailler sur des compétences professionnelles identifiées qui doivent être acquises, à la fois, par la contribution de ce qui est apporté en stage, sur le terrain de la production, et par la contribution de ce qui est apporté dans le domaine de la formation.

Nous avons là un véritable effort pour sortir de l'aléatoire... Mais on s'aperçoit, à l'usage, que la définition d'objectifs qui viennent opportunément scander le temps de formation ne produit pas nécessairement des savoirs complexes articulant obstacles et ressources selon le modèle que nous avons proposé. Dans quelques cas, les personnes réalisent elles-mêmes l'unité et reconstituent la dialectique entre les deux temporalités pour leur propre compte. Mais cela reste, néanmoins, bien souvent, une juxtaposition entre des acquisitions empiriques "sur le terrain" et des acquisitions "théoriques" en cours. Ainsi, l'alternance juxtapositive ne construit-elle pas de véritables compétences, mais, plutôt, deux types de "savoir-faire" séparés, parfois même isolés correspondant à deux champs de connaissances assez imperméables. D'ailleurs, dans les cas d'alternance juxtapositive, les formés sont presque tours amenés à dévaluer les apports "théoriques" qu'ils jugent inutiles au regard de l'acquisition qui leur paraît plus immédiate d'habiletés sur le terrain.

Quatrième type d'alternance : l'alternance interactive

Là, il s'agit de travailler réellement sur l'aller-retour permanent entre des observations, des obstacles, des apprentissages et des réinvestissements. L'expérience montre que cette alternance interactive suppose l'existence d'un "opérateur d'interaction" qui est un projet mené en mobilisant ensemble les deux éléments de l'alternance, et, donc, en faisant collaborer ensemble les formés avec, à la fois, les "formateurs théoriques" et les "formateurs de terrain".

Il s'agit de finaliser la formation par un projet qui oblige à mettre en relation les différents éléments nécessaires à la construction de compétences. Dans cette perspective, il peut y avoir des temps séparés, des moments dédiés à des tâches spécifiques (tâches de sensibilisation tâches de documentation, tâches d'expérimentation, tâches de confrontation avec des professionnels expérimentés, tâches d'analyse de pratique, tâches individuelles et de groupes, tâches dans l'enceinte "scolaire" et tâches dans l'enceinte "productive", etc.). Mais tous ces moments sont assujettis à l'acquisition de compétences finales identifiées dès le début et qui seront évaluées en fin de parcours. Ces compétences seront évaluables parce qu'elles s'incarneront dans un "projet" concret, réalisé en situation, et pour lequel les formés auront du s'agréger un ensemble d'expériences et de ressources sous la responsabilité collective de leurs formateurs.

Dans l'alternance interactive ainsi définie, la dialectique "problèmes / ressources" ne fonctionne pas dans un seul sens ( comme si les problèmes apparaissaient seulement "sur le terrain" et étaient résolus "en formation" pour qu'on aille, ensuite, appliquer mécaniquement les solutions apprises sur ce même "terrain"). L'analyse montre que l'alternance interactive fonctionne dans les deux sens : il y a, à la fois, découverte de l'obstacle en situation professionnelle et découverte aussi, dans le "système de formation", d'un certain nombre de difficultés qui vont être levées par un travail "en production" sur le terrain : c'est qu'il y a aussi beaucoup de théorie dans "la pratique" dès lors que l'on sait la voir à l'oeuvre, qu'on a les moyens de comprendre les enjeux de l'usage de telle ou telle solution, etc... Ainsi les personnes en formation progressent tout à la fois quand, sur le terrain, on découvre des obstacles et on articule des savoirs à ces obstacles... et quand, en abordant des savoirs en formation, on découvre des difficultés, voire des impasses théoriques, que les pratiques permettront de lever.

Quel enjeu pédagogique majeur se profile-t-il à travers la notion d'alternance ?

L'enjeu majeur de l'alternance, c'est la question de la transférabilité. Car, malheureusement, tout se passe souvent comme si l'élève ou l'étudiant sortait de ses "études" avec une gigantesque boîte à outils sans savoir ni quand ni comment les utiliser. Et c'est bien cela la difficulté fondamentale de toute formation : est-ce que la situation de formation forme à autre chose qu'à réussir précisément à résoudre les seuls problèmes posés dans la situation de formation ?

C'est à partir de cette interrogation centrale que l'on doit travailler : à partir des tâches effectuées en formation, que sera-t-on capable de réutiliser, de réexploiter ailleurs, en dehors de la situation de formation elle-même ? C'est pour répondre à cette question que nous devons travailler sur la "décontextualisation" : il s'agit d'entraîner les sujets à utiliser des outils, intellectuels, psychomoteurs et psychosociaux dans d'autres situations que les situations où ils les ont appris. Le problème fondamental de tout formateur est donc : décontextualiser les apprentissages et permettre au formé de les recontextualiser à bon esceient et à sa propre initiative.

Nous arrivons là à un nouveau sens du mot « alternance » : pour qu'un apprentissage soit vraiment réussi, il faut qu'on soit capable de « l'actualiser » dans des tâches et des contextes différents, avec des savoirs que l'on peut réinvestir en dehors d'applications conjoncturelles et empiriques. Il faut donc, d'une part, « intégrer des apports qui alternent » et, d'une part, « alterner ces apports intégrés en les mettant en jeu dans différents projets ».

Au total, si l'on veut que l'alternance soit réellement formatrice de manière démocratique, il faut travailler sur cet enjeu pédagogique fondamental : le transfert des savoirs, des savoir-faire, des compétences, de la situation de "formation" à la situation de "production". Et ce transfert ne peut être que dynamique : on n'apprend pas d'abord pour transférer ensuite ; on apprend en comprenant comment on apprend, ce qu'on emprunte et qu'on utilise, pourquoi on l'utilise et ce que cela produit, etc. C'est pourquoi ce qui nous reste vraiment à explorer, c'est une formation en alternance interactive par le projet. Un projet accompagné par des formateurs qui savent montrer comment on le construit : tout à la fois en empruntant à des champs divers et reconstituant son unité dans une action lucide et régulée.

Philippe MEIRIEU

Sur ce sujet, voir aussi le "Cours de pédagogie n° 10", le document et le film sur "Le transfert de connaissances en formation initiale et conrinue" dans les "Outils de formation", ainsi que - sur l'exemple spécifique de "l'alternance par le projet" dans la formation des enseignants - la contribution au colloque de Madrid dans le chapitre "Rapports officiels et contributions institutionnelles".