Bloc-notes de Philippe Meirieu

 

VOIR AUSSI LA RUBRIQUE "ACTUALITES"

Albert Thierry (1881-1915)

Après l'assassinat de Dominique Bernard

"Il aurait fallu un peu de dignité..."

Aucune parole ne pouvait être à la hauteur de l’événement et il aurait mieux valu, sans doute, s’en tenir au silence. Un silence collectif et solidaire. Un silence assourdissant pour enjoindre nos concitoyens de mettre un terme aux lieux communs et aux invectives sur les réseaux sociaux, aux commentaires bavards et filandreux des chaînes d’information en continu, aux pseudo-analyses et aux interprétations prématurées des journalistes pressés, aux récupérations honteuses de tous ceux et toutes celles qui, la veille, affichaient, jusque dans les salons de l’Assemblée nationale, leur mépris pour les professeurs et qui, tout à coup, se mirent à multiplier les déclarations d’amour à leur égard. Il aurait fallu de la dignité.

Il aurait aussi fallu penser à celles et ceux qui, aujourd’hui et demain, vont se retrouver devant des élèves, la tristesse au cœur et la colère au ventre, et qui vont devoir – parce que c’est là ce qui donne sens à leur métier – « faire l’École » pour pouvoir « faire la classe » : créer, envers et contre tout, cet espace-temps particulier où l’on s’efforce de s’approcher ensemble, le plus sereinement possible, de la précision, de la justesse et de la vérité. Il aurait fallu leur dire que l’on savait bien que c’était là l’essentiel, la chose la plus précieuse et la plus indispensable pour notre démocratie et notre avenir commun. Il aurait fallu reconnaître que l’on a toujours tort de réduire le travail des professeurs à un ensemble de services dont les parents seraient les clients. Et qu’au-delà de l’indispensable reconnaissance financière, les professeurs ont infiniment besoin d’une reconnaissance sociale et symbolique.

Certes, on a souligné, ici ou là, que, si le fanatisme islamiste s’en est pris, une fois de plus, à un professeur, c’est, de toute évidence, parce que ce dernier incarne tout ce qu’elle déteste et veut détruire : l’accès à une pensée exigeante et le refus de toute forme d’emprise, la lutte contre tous les slogans et toutes les théories du complot, l’effort pour ne jamais s’en tenir aux fausse évidences et la volonté de permettre à chacun et à chacune de « penser par lui-même » sans jamais renoncer à « construire du commun ». Prenons-en acte. Mais tirons-en aussi les conséquences : si le professeur incarne cela, c’est à cela qu’il doit être formé et de cela qu’il doit rendre compte, d’abord et avant tout. Voilà qui devrait, en toute logique, amener la société tout entière à s’interroger sur l’importance que nous donnons aux évaluations nationales et internationales, aux classements de toutes sortes… et à cet impensé collectif si prégnant selon lequel c’est la concurrence qui fait la qualité dans notre système scolaire.

Et puis, craignons qu’une fois l’émotion retombée, on oublie un peu vite que le métier de professeur, comme tous les métiers de l’humain – le travail social, la santé, l’animation, l’éducation spécialisée, l’aide aux personnes… mais aussi la police et la gendarmerie qui ne font pas exception ici – ne peuvent être soumis à l’absurde « obligation de résultat » à court terme. Ici, on ne fabrique pas des humains, on les accompagne. Cela nécessite du soin et du temps. Cela ne se réduit pas à du « reporting » et au remplissage de tableaux Excel. Cela est incompatible avec l’obéissance à des injonctions verticales qui se télescopent quand elles ne se contredisent pas. Craignons, plus que tout, la réduction du métier de professeur à une « machine à enseigner » chargée d’enrôler tant bien que mal des « machines à apprendre »… à remplir des QCM… et à se soumettre à des évaluations standardisées.

L’exemple de Dominique Bernard devrait désormais dissiper tout malentendu : enseigner est affaire de courage. Les professeurs sont « au front »… au front des inégalités sociales, de la montée de l’individualisme et des communautarismes, de l’emprise des publicitaires et des réseaux sociaux. On leur demande d’apprendre à leurs élèves à « lire, écrire, compter et respecter autrui »… quand la société, autour d’eux, totémise les images et cultive le slogan, quand les médias surenchérissent dans la démagogie et la vulgarité. Il leur faut pourtant reprendre tous les matins le chemin de l’école et témoigner sereinement du caractère fondateur de l’exercice de la raison. Il faut qu’en classe ils accueillent chacun et chacune avec sa singularité pour que toutes et tous partagent les mêmes savoirs. Dure tâche. Le président de la République a dit qu’il fallait « faire corps » autour d’eux. Espérons que l’injonction survivra et sera entendue au-delà du temps, indispensable, du deuil.

Lettre à mes amies féministes (avec qui je suis plus que jamais solidaire)...

Je suis un vieux mâle blanc hétérosexuel. Certes, je n’ai pas toujours été vieux : il m’est même arrivé, il y a bien des années, d’être un adolescent rétif à toutes les formes de domination, adepte de la déconstruction, militant aux côtés des minorités opprimées. Et je reste fidèle à tout cela.

J’ai manifesté, jadis, en faveur de la légalisation de l’avortement et plaidé pour partager, dans les couples, la charge de la contraception. Dans mes travaux pédagogiques, j’ai souligné, à maintes reprises, l’urgence de lutter pied à pied contre les stéréotypes sexistes scandaleux qui compromettent gravement la carrière scolaire des filles en laissant entendre qu’elles n’obtiennent de bons résultats qu’en compensant leur manque d’intelligence par un labeur plus besogneux. Partout où j’ai travaillé et me suis engagé, j’ai lutté pour une parité effective et contre tous les retours du refoulé machiste, dénoncé toutes les formes d’intimidation sexiste et de violence sexuelle.

Je ne demande, pour cela, aucun remerciement. Mais je ne veux pas, non plus, être condamné à quêter éternellement le pardon d’être né mâle dans une famille provinciale petite-bourgeoise et conservatrice. Je n’y suis pour rien et, de plus, je ne goûte guère les songeries scientistes qui laissent miroiter aux humains qu’ils pourraient se débarrasser définitivement de la contingence en décidant du sexe, de la couleur des yeux, du Q.I. et – pourquoi pas ? – des convictions de leur progéniture.

Je ne devrais donc rien avoir à craindre de mes amies féministes… Et, pourtant, il m’arrive de sentir peser sur moi leur regard soupçonneux, comme si je restais, quoi qu’il en soit, coupable de ce que je suis. Je m’astreins alors à la discrétion et prends même, parfois, le risque de l’autocensure. Mais sans l’avouer, évidemment. Pas question de culpabiliser les femmes que je côtoie en me plaçant en position de victime pour tenter de les faire taire. Je sais la tentation des dominants de se mettre en scène comme des dominés pour récupérer en séduction ce qu’ils ont abandonné en contrainte. Ne pas y céder requiert une vigilance de tous les instants, mais c’est le prix à payer pour qui veut sincèrement lutter contre toutes les formes de domination.

Alors, pourquoi ne suis-je pas tout à fait rassuré ? Sans doute parce que je doute toujours un peu de moi et que je m’astreins à cultiver cette fragilité sans laquelle, je crois, on ne construit aucune relation authentique avec autrui. Mais, peut-être aussi, parce que je crains, plus que tout, d’être réduit à une « étiquette », enfermé dans une « nature », rétréci à ce qui n’est qu’une part de moi-même, celle, précisément, que je n’ai pas choisie.

Car voilà ce qui me préoccupe parfois dans les propos de mes amies féministes. Alors qu’elles luttent – et oh combien ! légitimement – contre toutes les réductions d’un sujet à sa race, son sexe ou son origine sociale… alors qu’elles revendiquent le droit – essentiel – de ne pas être enfermées dans des stéréotypes… elles m’emprisonnent parfois – à leur insu sans doute – dans une « essence » dont je cherche, moi aussi, à m’émanciper.

Or, le danger qui nous menace aujourd’hui n’est-il pas précisément celui de l’essentialisation des sujets ? Ne voyons-nous pas monter, tout autour de nous, une multitude de discours qui réduisent systématiquement les personnes à ce que l’on en voit, à ce que l’on en dit, à ce que l’on en sait ou croit savoir ? Ici, c’est la réduction d’une femme à son voile, là, celle d’un enfant à son handicap, ailleurs, celle de milliers d’humains à leur nationalité ou à leur statut de réfugié. Partout c’est la même logique : le sujet n’est rien d’autre que l’étiquette qu’on a collée sur lui. Tout le contraire de ce qui permet d’espérer et de construire un monde commun : le postulat que, quoi que j’en vois ou sache, et, même, quoi qu’il ait fait, l’humain déborde toujours les définitions que l’on en donne. Et c’est précisément ce « débord » qui autorise l’éducation, la prévention, la réparation comme l’espoir de la moindre réconciliation.
Je le dis simplement à mes amies féministes : luttons, ensemble et de toute urgence, contre l’« identaritarisme » sous toutes ses formes. Car c’est lui qui légitime le déploiement de cette société du diagnostic, du contrôle et de l’exclusion qui nous menace tous les jours de plus en plus. Il en va de la crédibilité de notre juste combat. Et de notre victoire commune
.

"Le sens de mes recherches et de mes engagements"

Réponses aux questions de collègues sud-américains qui s'intéressent à mes travaux.

A propos de la nouvelle édition de Lettre à un jeune professeur (octobre 2019)

Entretien paru dans Le Café pédagogique

Quelle est l’histoire de cette nouvelle édition, complètement refondue, de votre « Lettre à un jeune professeur » ?

La première mouture de ce texte date de 2005. J’avais, alors, dirigé l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de l’académie de Lyon pendant cinq ans et renoncé à briguer un second mandat à la tête de cette institution en raison de mes profonds désaccords sur la plupart des dossiers, et, en particulier, sur celui de la formation des enseignants, avec le ministre de l’époque, Gilles de Robien. Pendant ces cinq années, je m’étais astreint à travailler régulièrement avec des étudiants et des stagiaires, dans le cadre de cours ou d’ateliers, en effectuant des visites de classes et en encadrant des mémoires professionnels. On parlait déjà du « malaise enseignant », des salaires insuffisants, des conditions de travail qui se dégradaient, des nominations dans des établissements difficiles sans préparation suffisante, des relations compliquées avec des parents trop indifférents ou trop intrusifs, des injonctions ministérielles absurdes, etc. La situation n’était sans doute pas aussi critique qu’aujourd’hui, mais on sentait monter la fatigue, le sentiment d’impuissance et, pour ceux qu’on appelait les « désobéisseurs », la détermination à mener un combat pour une École publique dont les valeurs fondatrices apparaissaient menacées.

Mais j’avais ressenti aussi une inquiétude d’un autre ordre, plus existentielle peut-être : beaucoup des jeunes enseignantes et enseignants me disaient vivre, en entrant, dans les classes, une grande déception : ils avaient choisi ce métier avec l’envie de transmettre une passion, de faire partager la joie des découvertes qui les avait eux-mêmes marqués ; ils voulaient accompagner des enfants et des adolescents sur le chemin de la culture… Et voilà qu’ils se trouvaient en face d’exigences qui n’avaient rien à voir avec cela : exigences institutionnelles (les évaluations qui se multipliaient), exigences administratives (la multiplication de la paperasse et des contrôles a priori) et exigences liées à la difficulté des situations sociales auxquelles ils étaient confrontés : ils s’épuisaient à « faire de la discipline » et à « gérer des conflits » : ils n’avaient plus ni le temps ni l’énergie pour préparer des cours intéressants, imaginer des situations pédagogiques nouvelles, etc.

Bien sûr, cette réalité-là n’avait pas échappé à certains « anti-pédagogues » qui en rendaient responsables ceux qui, comme moi et beaucoup d’autres, rappelaient qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent. Ces « anti-pédagogues »-là ne cessaient de répéter en boucle : « Laisser les enseignants enseigner ! Arrêtez de les assommer avec des injonctions pédagogiques qui les détournent de la transmission des savoirs ! » Et, effectivement, les jeunes enseignants que je rencontrais ne demandaient qu’à enseigner, à transmettre des savoirs… Mais ils n’y parvenaient pas facilement : à cause de certaines « instructions » ministérielles, certes, mais aussi parce qu’ils étaient désarmés face à des classes qui ne voulaient rien entendre ! Leur dire « Enseignez ! Enseignez ! » ne servait à rien. Ils ne demandaient que ça ! Et ce problème fut le point de départ de ma première « Lettre à un jeune professeur ».

Vous avez le sentiment que la situation est la même aujourd’hui ?

Non, j’ai la certitude qu’elle est beaucoup plus grave ! Le mal-être des enseignantes et enseignants est considérable en cette rentrée. Sentiment d’impuissance, tâches insurmontables, dévalorisation sociale, questions sociales qui explosent un peu partout… et, simultanément, course à une efficacité qui impose la dictature du chiffre, examen permanent, injonctions programmatiques et méthodologiques qui se déversent à jet continu. Une association étonnante de dogmatisme et d’amateurisme, de suffisance et de désinvolture.
C’est pourquoi j’ai beaucoup retravaillé ce que j’avais écrit en 2005. En effet, là où il y avait un « malaise », on discerne aujourd’hui les signes d’une véritable rupture. Rupture entre la fonction institutionnelle assignée aux enseignants et le projet anthropologique qui les porte. Alors que l’on nous dit que nous avons un « ministre des professeurs », il n’y a jamais eu autant de distance entre la somme des tâches, les programmes et les réformes imposées, d’une part, et le « projet d’enseigner », d’autre part, en ce qu’il est désir de transmettre, de faire découvrir la joie de comprendre et de créer du commun par la culture entre les humains.

Certes, comme je le montre dans le livre, il est inutile de rêver sur un hypothétique âge d’or de l’enseignement où les élèves, spontanément motivés et disponibles, auraient été parfaitement en adéquation avec les savoirs qui leur étaient enseignés. J’évoque Socrate, discourant au bord d’un ruisseau avec un de ses disciples qui, au moment où le maître veut s’interrompre, le supplie : « Pas encore Socrate. Restons encore un peu à causer de ce que nous venons de dire… » Hélas, les enseignants dont les élèves sont aujourd’hui aussi empressés et motivés se font rares ! C’est que l’enseignement est devenu une gigantesque machinerie où il faut désirer apprendre aux horaires indiqués, avec des personnes contraintes d’être là et dans des conditions matérielles souvent assez peu attrayantes. Cet écart entre une sorte de « scène primitive » de l’enseignement parfait, à laquelle chaque professeur aspire qu’il l’avoue ou non, et la réalité du quotidien, évidemment toujours plus « médiocre » que cet idéal, était jusqu’à présent comblé par la pédagogie, entendue comme un ensemble de doctrines et d’outils à disposition d’un professeur-concepteur, maître de sa classe et libre d’utiliser ou d’inventer avec ses élèves les situations et les médiations pédagogiques dans lesquelles il trouvait lui-même du plaisir à enseigner pendant que ses élèves trouvaient du plaisir à apprendre.

Or ce « bricolage » (au beau sens du terme) est devenu, si ce n’est totalement impossible, du moins complètement épuisant. Il est épuisant parce que notre école n’a pas pris la mesure des mutations sociales auxquelles elle a à faire. Il est épuisant parce que cette école n’a pas de projet pédagogique clair qui puisse servir, tout à la fois, à se repérer et à se situer par rapport aux demandes des parents. Il est épuisant parce que ce qui nous est « vendu » comme devant nous simplifier le travail, nous le complique énormément. Il est épuisant parce que les établissements sont devenus des machines à enseigner qui ne sont plus à échelle humaine, où des relations humaines équilibrées sont presque impossibles tellement les contraintes sont lourdes et où les élèves comme les enseignants sont renvoyés à la solitude ou aux complicités sans lendemain.

Alors, faut-il désespérer complètement ? Il y a quand même de belles initiatives, de beaux témoignages de résistance pédagogique à la technocratie…

Oui, bien sûr et je m’en réjouis vraiment. Je ne me résigne pas ! Bien au contraire ! C’est pour cela que j’ai réécrit ce livre, pour montrer que le métier d’enseignant ne peut pas, ne doit pas être réduit à un ensemble de compétences techniques coupées de tout projet personnel et de société. Pour dire qu’enseigner, aujourd’hui, reste malgré tout possible et que c’est un métier extraordinaire, bien loin des caricatures qui fleurissent ici ou là. Un métier d’invention où l’on peut trouver des satisfactions fantastiques.
J’avais aussi envie de redire, plus clairement encore que je ne l’ai déjà dit, à quel point la pédagogie n’était pas un ensemble de techniques qui viendraient se rajouter aux contenus de savoirs, comme une sorte de rhétorique pour capter, séduire et exercer son emprise sur les élèves. La pédagogie se construit dans le travail de transmission lui-même, en interrogeant les conditions de cette transmission, en cherchant à lever les blocages qui peuvent l’empêcher. Il ne s’agit jamais, face à une difficulté, d’en rabattre sur le niveau d’exigence, mais bien plutôt de chercher les voies qui permettent à tous et à toutes d’accéder à ce niveau d’exigence. On a trop entendu que la « démocratisation » de l’enseignement n’était, en réalité, qu’une résignation à la baisse du niveau. Ce n’est pas ma conception. Mais, pour que la démocratisation, ne soit pas la baisse du niveau, il faut plus de pédagogie authentique. Or, ce que nous vivons aujourd’hui, c’est la technocratie partout et la pédagogie nulle part.

Vous évoquez, dans le livre, des questions très concrètes comme les relations avec les parents, l’évaluation ou la discipline dans les classes. Vous pensez que la formation n’est pas pertinente sur ces sujets ?

Tout le livre s’efforce de réconcilier le « projet d’enseigner » et la réalité du métier. Il ne s’agit pas, pour moi, d’avoir des enseignants qui, d’une part, enseignent et, d’autre part, savent obtenir le silence en classe, gérer les relations avec les parents, évaluer leurs élèves et participer au projet d’établissement. Comme s’il y avait deux dimensions qui étaient en concurrence dans la pratique et dans la formation. Il s’agit de lier toujours ensemble ces deux versants du métier. C’est pour cela que j’explique que la discipline comme gestion de classe (dont on sait qu’elle est une des préoccupations des enseignants) n’est pas un domaine séparé de la discipline ou des disciplines à enseigner. Savoir organiser sa classe, c’est savoir organiser les meilleures conditions possible pour permettre aux élèves d’apprendre ce qu’on leur enseigne. Les questions de discipline sont des questions de structuration du rapport au savoir et c’est dans ce sens-là qu’elles doivent être abordées pour éviter les impasses pédagogiques. Je n’ai jamais cru que, pour former des enseignants, il fallait juxtaposer un peu de didactique et un peu de gestion de classe. Je crois qu’il faut travailler avec eux la situation de transmission en s’interrogeant sur ses différentes dimensions, les contraintes et les ressources qu’elle requiert. Au risque de choquer certains idéalistes élitistes, je suis convaincu que l’enseignement des notions mathématiques, philosophiques, littéraires, géographiques, c’est comme l’enseignement de la mécanique ou de l’ébénisterie : il faut préparer son espace de travail, installer ses outils, identifier les obligations et les interdits, etc. Les normes efficaces en classe sont celles qui émergent des exigences mêmes de la transmission. Après, s’il reste des problèmes de comportements, il faudra les travailler de manière spécifique… Mais on en évite ainsi beaucoup !

Vous dites aussi que les professeurs veulent bien être « efficaces » mais pas à n’importe quelles conditions ni sur n’importe quoi. Pourquoi ?

C’est assez terrible cette hégémonie de « l’efficacité » ! D’abord, parce qu’elle est souvent corrélée à la concurrence : on suppose qu’en éducation, comme dans « le marché », c’est la concurrence qui garantit la qualité ! Ensuite, parce que cela revient à faire piloter l’enseignement par… les résultats des tests standardisés, quitte à oublier tout ce qui ne se mesure pas par des tests et n’est pas quantifiable. D’ailleurs, cette « efficacité » n’est jamais vraiment définie et on peut s’interroger toujours sur « efficace à quoi ? » : à faire acquérir les critères de l’employabilité ou à éveiller la curiosité culturelle, le sens critique et la créativité artistique ? Enfin, parce qu’on saurait assez bien être « efficaces » avec des moyens qui ne seraient guère conformes à l’éthique du métier : or, l’enseignement n’est pas le dressage et la transmission n’est éducative que si elle est aussi émancipation… Et dire cela ne suffit pas, il faut ensuite s’interroger sur les conditions pour qu’une transmission soit émancipatrice et non assujettissante ou génératrice d’inégalités. Là-dessus, l’histoire de la pédagogie a beaucoup travaillé, mais, malheureusement, elle est trop oubliée et même assez méprisée aujourd’hui. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de l’idéologie éducative contemporaine que de prôner l’exigence culturelle et de se replier sur des approches comme celles des neurosciences ou du développement personnel qui font précisément l’impasse sur la nature des médiations culturelles et leurs exigences propres.

Votre livre s’intitule « Lettre à un jeune professeur ». À l’heure de l’écriture inclusive et de la lutte pour l’égalité homme / femme, dans une Éducation nationale très féminisée, vous ne craignez pas d’être considéré comme sexiste ?

Si, évidemment ! Mais j’ai voulu garder ce titre en hommage à Rilke et à sa « Lettre à un jeune poète ». C’est vraiment un beau texte et j’admire sa démarche que j’ai tentée, modestement, de reproduire : ne pas aller chercher des justifications ou des injonctions ailleurs que dans le projet même qui nous meut en épousant une carrière… Cela dit, je n’ai pas voulu, non plus, alourdir mon propos. Si je trouve que l’écriture inclusive est justifiée dans des textes administratifs, pour signifier clairement qu’il n’y a ni préjugé ni exclusion, il me semble que, dès lors qu’on cherche à écrire avec un souci de fluidité de la langue, on peut s’exonérer de certaines règles.

Quant au sexisme dans l’Éducation nationale, il y a, en effet, beaucoup de progrès à faire : les stéréotypes de genres sont encore bien prégnants : combien de fois ai-je entendu dire d’une fille : « Elle a de bons résultats… mais c’est parce qu’elle travaille ! ». Sous-entendu : « Elle compense son manque d’intelligence par un labeur plus besogneux ! ». Faisons la chasse à tous ces clichés insupportables qui expriment une vraie rupture d’égalité. Être professeur, c’est aussi cela : savoir ce que parler veut dire et ne pas se laisser aller à la facilité. C’est exigeant, mais je suis convaincu que l’exigence ne fait pas peur aux jeunes qui envisagent un métier : ce sont les métiers réputés les plus difficiles et extraordinaires qui sont les plus attractifs ! Ce qui fait peur, en revanche, c’est quand les difficultés d’un métier ne sont référées à aucune ambition avec laquelle faire corps, avec aucun projet d’avenir. Or, pour moi, enseigner n’est pas seulement un « métier d’avenir », c’est LE métier de l’avenir. Il serait temps que la France s’en aperçoive !

 

En direct du 54ème congrès ICEM - Pédagogie Freinet d'Angers - 21 août 2019

Quelques réflexions sur la « méthode naturelle » en Pédagogie Freinet

Mon intervention lors de la séance de clôture (à écouter)

Tous les journaux du congrès...

Bonheurs d'apprendre et d'enseigner...

Entretien paru dans Le Café Pédagogique du 13 juin 2019

Cliquer ici pour obtenir le texte en PDF

Septembre 2018

Après la publication de mon ouvrage La Riposte - Ecoles alternatives, neurosciences et bonnes vieilles méthodes : pour en finir avec les miroirs aux alouettes...

Encore un petit effort pour comprendre "l'Education nouvelle" !

Philippe Meirieu
Répond aux questions de
Cécile Blanchard
et Jean-Michel Zakhartchouk

- Qu’est-ce qui permet de rattacher ou non les nombreuses écoles et les multiples projets alternatifs du mouvement dit d’Éducation nouvelle ?
Il faut d’abord préciser ce que l’on entend par « Éducation nouvelle » et c’est loin d’être aussi facile qu’on ne le croit. La première new school est créée en 1889 en Angleterre par le pasteur Cecil Reddie : il y élève ses propres enfants puis l’ouvre aux enfants des alentours. Son principe : l’apprentissage par l’activité dans un cadre familial et naturel. On y apprend la biologie et la géométrie à partir du jardinage, la langue en lisant et rédigeant lettres et journaux, etc. Cette expérience serait peut-être restée confidentielle si elle n’avait été popularisée par Edmond Demolins. Demolins est un économiste français, disciple de Le Play, qui voyage en Angleterre pour découvrir les raisons qui font le succès commercial des anglo-saxons. La légende veut qu’il ait rencontré Cecil Reddie dans un pub et ait été enthousiasmé par sa vision de l’éducation. Au point qu’il en a fait un modèle dans son livre À quoi tient la supériorité des anglo-saxons et qu’il a créé, sur son exemple, l’École des Roches, la première « école nouvelle » française.
Ce n’est pas la première « école alternative » au système scolaire : il y en a eu auparavant, aussi bien dans la mouvance religieuse que dans la mouvance libertaire, mais c’est la première à se revendiquer du « corps doctrinal » de l’Éducation nouvelle qui tient en quelques principes simples : 1) les écoles publiques sont des machines à broyer les individualités enfantines et à briser toute créativité ; 2) l’enfant a naturellement le désir d’apprendre et l’adulte doit se mettre au service de ce désir ; 3) les apprentissages se font à travers des activités qui leur donnent sens ; 4) l’enfant peut et doit se développer librement dans des groupes qui décident eux-mêmes de leurs règles de fonctionnement ; 5) c’est ainsi qu’émergent les talents de chacun et que se construit une société où l’on aura enfin « the right man at the right place ».
En réalité, ces idées, qu’on prétend issues de Rousseau sont, alors, assez largement dans l’air du temps. Elles se développent à partir de la dénonciation de la « pédagogie noire » qui triomphe dans certaines écoles et relève clairement de la maltraitance. Elles font écho au combat de Maria Deraismes contre la toute-puissance paternelle et entrent en résonance avec les œuvres littéraires ou les travaux psychologiques qui montrent que « l’enfant est une personne ».
Mais ce n’est qu’avec la Première Guerre mondiale que ces idées vont « cristalliser ». « Plus jamais ça ! » vont s’écrier de nombreux éducateurs. Et, pour éviter le retour de la haine et du carnage, ils misent sur une autre éducation, authentiquement humaniste et plaçant l’éveil de la l’humanité dans l’homme ainsi que la formation à la solidarité au cœur – et non pas à côté – de tout enseignement. En 1921, se tient le Congrès de Calais, congrès fondateur de la Ligue internationale de l’Éducation nouvelle présidée par Adolphe Ferrière. Il y a là des gens aussi différents que Neill le libertaire – le fondateur de Summerhill qui défraie la chronique en prônant la liberté sexuelle –, et Maria Montessori, médecin et théosophe, catéchète et adepte d’une « pédagogie scientifique » strictement calibrée sur les « périodes sensibles » de l’enfant. Ce qui les réunit, c’est, la même révolte contre l’éducation « traditionnelle » et, selon l’expression de Ferrière, le choix de « l’école active » contre « l’école assise ».
Il y aura, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale de nombreux congrès de la Ligue internationale de l’Éducation nouvelle, mais on se tromperait lourdement en croyant que tous ceux et celles qui la rejoignent – de Piaget à Freinet, de Decroly à Geheeb, des Européens aux Africains et Sud-Américains, etc. – partagent exactement la même vision des choses : ils sont rassemblés parce qu’ils veulent « une autre école » où « l’enfant soit considéré comme une personne » et qui prépare une « société meilleure », mais, sous ces généralités, ils ont de vrais désaccords. Désaccords sur la question de l’autorité ou celle du rôle du matériel pédagogique. Désaccords sur leurs conceptions du groupe, centrées, chez les uns, sur la volonté de faire émerger au plus vite les futurs chefs et, chez les autres, sur une coopération anticipant une société communiste. Désaccords idéologiques, philosophiques et politiques de toutes sortes.
Ainsi, les différents mouvements et multiples courants qui se réclament de l’Éducation nouvelle, s’ils ont en commun, un même refus de « l’école assise » où l’enfant serait assigné à reproduire des comportements standardisés, s’ils veulent tous former les élèves à « se prendre en charge », s’ils prônent systématiquement les « méthodes actives », ne mettent pas les mêmes choses derrière les mêmes mots.
On sait, par exemple, que Freinet et Montessori étaient à la fois en accord sur certains points et radicalement en désaccord sur d’autres. L’un et l’autre ont travaillé à l’élaboration de « méthodes pédagogiques » qui accompagnent le développement de l’enfant, la première à travers l’élaboration d’ « outils », le second à travers la mise au point de « techniques ». Contrairement à d’autres figures de l’Éducation nouvelle, comme Neill, l’un et l’autre n’ont jamais confondu « spontanéité » et « liberté » : ils étaient parfaitement conscients que l’expression purement spontanée des enfants ne fait que reproduire les inégalités et les stéréotypes ; ils savaient que chaque enfant doit être confronté à des situations pensées, structurées et régulées par l’adulte afin de pouvoir progresser. Mais ils différaient précisément dans le type de situations et de matériel à leur proposer.
Maria Montessori a conçu des outils très précis, censés, en même temps, correspondre aux « lois du développement de l’enfant » et à la structuration des savoirs : les blocs logiques, comme l’ensemble de son matériel, constituent ainsi une « interface » entre l’intelligence de l’enfant et la structure des mathématiques. Ils fonctionnent parce qu’il y a, en principe, un isomorphisme rigoureux entre leur « forme », la « forme » de l’esprit de l’enfant à une période donnée et la « forme » de la connaissance à acquérir ; ces trois éléments se superposent comme trois « couches » et s’ajustent si précisément que l’enfant en est heureux en même temps qu’il devient savant : c’est cet « ajustement » que Montessori désigne par l’expression d’« esprit absorbant »… un ajustement qu’il ne faut pas interrompre inutilement par des interventions intempestives de l’adulte ou de ses camarades qui ne feraient que distraire l’enfant de l’essentiel. Il y a là la recherche d’une sorte d’harmonie qui, d’ailleurs, pour Maria Montessori, est le signe de la réussite de la relation pédagogique. D’où cette conception de la classe où les enfants travaillent spontanément et à leur rythme, où l’adulte prépare les conditions de la rencontre de chacun avec le matériel qui lui convient et garantit la sécurité et la sérénité de cette rencontre.
Lors du Congrès de Nice de la Ligue internationale de l’Éducation nouvelle, en 1932, Élise Freinet décrit même férocement l’arrivée de la dottoressa : « Le congrès fut tout entier dominé par le prestige de Mme Montessori. Un train spécial avait amené son matériel ; de nombreuses salles lui avaient été réservées dans ce vaste Palais de la Méditerranée. Des enfants idéalement sages et beaux, mais comme d’un autre âge dans leurs fanfreluches rococo, évoluaient au milieu du matériel de luxe qui les sollicitait. Nous les regardions avec une sorte d’étonnement manier en silence, avec dextérité, les surfaces et les cubes, et tous ces objets de l’immobilité qui conduisent parfois à des virtuosités de racine carrée ou de racine cubique ; ils nous plaçaient dans une atmosphère de singes savants… Nous pensions à nos petits élèves hirsutes et débraillés si spontanés dans leurs gestes et dans leurs élans, et le souvenir de nos classes bourdonnantes s’imposait à nous et nous empêchait de comprendre peut-être ce qui se cachait de vérité dans les jeux des petits prestidigitateurs montessoriens. ». Célestin, lui, dira sa méfiance idéologique et politique à l’égard d’une pédagogue théosophe et encensée par les milieux catholiques, adoubée, un temps, par Mussolini lui-même…
Mais, derrière ces reproches, il y a un double débat, politique et pédagogique. Au plan politique, Freinet est attaché à ce qu’il nomme « l’école du peuple » : ce n’est pas là simplement, pour lui, une expression convenue héritée de son passage au Parti communiste ; c’est l’affirmation de sa volonté de faire de l’École un outil d’émancipation matérielle et intellectuelle des humains et, en particulier, des plus démunis. L’École n’est pas seulement, pour lui, un lieu où les enfants doivent apprendre, voire, comme y insistera Montessori à la fin de sa vie, « apprendre à vivre en paix », c’est un lieu où les enfants du peuple doivent apprendre à prendre en main leur destin. Au plan pédagogique – et en lien avec son projet politique –, le caractère « artificiel » du matériel Montessori inquiète encore plus Freinet que son coût prohibitif. Il y voit une forme de captation de l’esprit de l’enfant qu’il faut plutôt, à ses yeux, mettre en mouvement. Certes, il concède que les « enfants sages » de la dottoressa vont apprendre, mais il ne vont faire qu’apprendre quand lui, propose, au contraire, avec la « méthode naturelle » et le « tâtonnement expérimental » d’apprendre, de comprendre et de s’émanciper. En pratiquant « le travail vrai », sur des « objets vrais » (issus de la nature ou socialisés, un barrage sur la rivière ou un journal scolaire), avec des contraintes inhérentes à ces objets eux-mêmes (il faut que le barrage produise de l’électricité et que le journal puisse être lu et apprécié), les enfants s’engagent dans une démarche de découverte qui, loin du « miracle » ponctuel de la juxtaposition « esprit/outil/savoir », les amène à se dépasser et à percevoir, non seulement, ce qu’un apprentissage leur apporte, mais aussi de quoi il les libère et ce qu’il leur permet d’espérer en termes de coopération avec les autres. C’est pourquoi les « techniques Freinet » en matière d’apprentissage sont inséparables des « techniques Freinet » en matière de coopération et de réflexion collective (en particulier grâce au « conseil »).
On voit, à partir de cet exemple, que la question n’est peut-être donc pas « Qu’est-ce qui permet de rattacher telle ou telle école à l’Éducation nouvelle ? », mais bien plutôt : « À quoi, dans l’Éducation nouvelle, telle ou telle école se rattache ? »

- Peux-tu expliciter la notion d’ « hyperpédago » que tu utilises dans ton livre ? Et comment expliquer que les « hyperpédagos » sont peu attaqués par ceux qui fustigent les soi-disant « pédagogistes » ?
Ceux et celles que j’appelle les « hyperpédagos » n’ont lu l’Émile de Rousseau qu’à moitié. Ils ont parfaitement compris et ne cessent de rappeler que l’enfant doit apprendre par lui-même : « Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais ils omettent de rappeler que Rousseau écrit dans le même ouvrage : « Sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ». Avant de synthétiser tout cela dans une célèbre formule : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » « Tout faire » car c’est à l’éducateur de fixer les objectifs, construire le cadre minimum, identifier les ressources et les contraintes, inventer les dispositifs, formaliser les acquis et permettre leur transfert, etc. « En ne faisant rien » : car nul ne peut apprendre à la place de quiconque et que l’éducation est toujours une rencontre où un sujet interpelle la liberté de l’autre pour que cet autre… apprenne à faire quelque chose qu’il ne sait pas faire en le faisant !
Autrement dit, toute éducation est dialectique : c’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet…
Or, ceux que j’appelle les « hyperpédagos » sont, comme les « antipédagos », réfractaires à la dialectique : ils ne veulent considérer qu’un des deux volets - pourtant aussi inséparables que le recto et le verso d’une feuille de papier - de l’acte éducatif. Les premiers, en se livrant à une sorte de gymnastique non-directive où ils abandonnent, en réalité, en contrainte bien moins que ce qu’ils récupèrent en séduction. Les seconds en déniant ce que, précisément, l’éducation doit interpeller : le sujet dans l’autre, un sujet qui doit s’engager dans un apprentissage pour se développer, un sujet qui répond à un « appel » et non obéit à un ensemble de stimuli. Et, c’est parce qu’ils ne pensent pas cette dialectique, que les uns et les autres basculent dans la pensée magique : les premiers en supposant que l’enfant apprend et grandit sans contraintes ni accompagnement, les seconds en étant persuadés qu’un enfant peut apprendre « sur commande » et qu’il suffit de « décréter les apprentissages ».
Et, au-delà, de cette proximité dans l’opposition, je note que les « hyperpédagos » et les « antipédagos » sont partisans, les uns et les autres, d’une école clanique. Les hyperpédagos, parce qu’ils veulent des établissements scolaires gérés directement par les familles sur la base des mêmes convictions pédagogiques. Les antipédagos parce qu’ils promeuvent une école de la distillation fractionnée où doivent se retrouver dans les mêmes classes d’élite les élèves correspondant au même prototype. Le projet républicain de « creuset social » est étranger aussi bien aux uns qu’aux autres.

- Faut-il créer des « écoles alternatives » ou concevoir et pratiquer différemment dans l'école de la République ?
Dès les premiers congrès de la Ligue Internationale de l’Éducation nouvelle, les désaccords sont vifs sur la position à tenir à l’égard de l’école publique : quand les uns prétendent qu’il faut la fuir parce qu’elle est définitivement sclérosée et créer, hors d’elle, des « écoles idéales », d’autres considèrent qu’on peut la faire évoluer, lutter, en son sein, contre toutes les filières ségrégatives et y promouvoir des expérimentations pédagogiques destinées à bénéficier à toutes et tous. C’est le cas des Compagnons de l’Université nouvelle ; ce sera le cas aussi, bien sûr, du Plan Langevin-Wallon – « L’Ecole unique pour la structure, l’Éducation nouvelle pour la pédagogie » - dont on sait qu’il est resté quasiment lettre morte. Et c’est aussi le cas des fondateurs des Cahiers pédagogiques – initialement Dossiers pédagogiques pour l’enseignement du second degré – crées par François Goblot en 1945 afin de soutenir et d’outiller les « classes nouvelles » instituées dans l’enseignement public par Gustave Monod.
En réalité, cette opposition semble quasiment consubstantielle et presque structurante chez les militants pédagogiques. D’un côté, on veut construire une « école pour tous », parce qu’on est convaincu que l’école n’est pas simplement faite pour apprendre, mais pour « apprendre ensemble » et s’enrichir de la découverte toujours plus hardie de l’altérité… D’un autre côté, on constate l’extraordinaire résistance à toute modification de la « forme scolaire » traditionnelle et l’on est tenté de s’exonérer des contraintes qu’elle impose pour créer, avec d’autres militants pédagogiques, « une école idéale » où mettre en œuvre, dès maintenant, ses idéaux. Cette tension est même présente, je crois, chez chaque militant pédagogique et je ne crois pas possible qu’on puisse « trancher dans le vif » aussi facilement que cela…
J’entends, comprends et approuve ceux et celles qui dénoncent dans la création d’écoles « idéales » une forme d’abandon du service public qui serait réduit, quant à lui, à « servir de la médiocrité au tout-venant ». Je vois bien et dénonce, avec beaucoup d’autres, le danger de mise en concurrence d’écoles claniques que comporte le développement des « écoles alternatives ». Je sais que les libéraux sont prêts à soutenir ce mouvement en allant même jusqu’à la formule du « chèque éducation » qui signerait la mort du service public. Bref, les dangers sont immenses.
En même temps, j’entends l’impatience de ceux et celles que l’Éducation nationale condamne à reproduire des modèles dont ils mesurent l’obsolescence : la quête absurde de la classe homogène et le refus du « multiniveaux », la standardisation des procédures et l’externalisation systématique du traitement de la difficulté scolaire ; la rupture avec la nature et l’interdit de la coopération, etc. Je comprends leur désir, non seulement, de « sauver quelques élèves », mais aussi de mettre à l’épreuve leurs idées et de défricher le terrain pour imaginer des solutions qui pourront peut-être – rêvons un peu ! – être reprises plus tard par la « machine-école » tout entière. Je peux même entendre leur volonté de pouvoir mettre en place une école dédiée à un pédagogue ou à une pédagogie particuliers, à la fois pour bénéficier d’une équipe cohérente et jouer un rôle de « conservatoire ».
Bref, difficile d’excommunier quiconque dans cette situation ! Et, selon la formule que j’emploie dans mon livre, il faut « avancer sur la crête » ! Avancer sur la crête en promouvant des alternatives à la forme scolaire dans l’enseignement public… en se gardant, toutefois, de les privatiser ou de les laisser dériver vers un fonctionnement clanique. Avancer sur la crête, en acceptant d’accompagner des « écoles alternatives » dès lors qu’elles s’astreignent à la mixité idéologique et sociale… mais en s’efforçant de les inviter à collaborer avec l’enseignement public au sein des bassins de formation. Avancer sur la crête en promouvant dans l’enseignement public des projets d’équipes pédagogiques cohérentes assurant l’encadrement et le suivi d’un même ensemble d’élèves… sans basculer dans l’instauration d’un double réseau qui serait mortifère. Avancer sur la crête en militant pour que l’Éducation nationale intègre des principes venus de l’Éducation nouvelle – comme l’entraide ente élèves et la pédagogie coopérative… mais sans en faire de nouvelles instructions génératrices de nouvelles routines et de nouvelles scléroses. Avancer sur la crête en proposant et proposant sans cesse de nouvelles pistes de travail pédagogique qui offrent aux enseignants la possibilité de « faire autrement… sans totémiser l’innovation qui n’est pas nécessairement une amélioration. Avancer sur la crête comme le font Les Cahiers pédagogiques, avec courage et ténacité. En sachant que ce n’est pas là la position la plus confortable. Mais qui a jamais cru que la pédagogie était une position « confortable » ?

____________________________________

Quels enjeux éducatifs pour 2017 ?

Premières pistes...

Les campagnes électorales nationales n’ont guère été, jusqu’ici, propices à des débats de fond sur l’éducation. Ces derniers ont eu plutôt lieu à l’occasion d’initiatives gouvernementales intervenues en cours de mandat, comme en 1984 et en 1994, sur les questions de l’école privée, en 1989 sur la laïcité, ou encore, plus récemment, sur le problème des notes, des rythmes scolaires, voire de la réforme de la terminologie grammaticale…

Il semble peu probable qu’il en soit de même en 2017. Les mauvais résultats internationaux de la France et la montée des inquiétudes individuelles des parents, la persistance d’un fort chômage des jeunes et les tensions sociales qui s’exaspèrent, l’onde de choc des attentats et l’arrivée du numérique… tout cela se conjugue et impose aux politiques de se positionner.

Il n’est pas facile, pour autant, d’y voir clair et de dégager quelques enjeux forts quand on se contente de mettre bout à bout et face à face toutes les mesures proposées par les uns et les autres sur des sujets aussi divers que la priorité au primaire, le recrutement des enseignants et la durée de leur service, l’entrée au collège et l’organisation du baccalauréat, le port de l’uniforme, les programmes d’histoire, le soutien scolaire, l’autonomie des établissements, la mixité sociale, le rôle des familles, l’avenir de l’enseignement professionnel, etc. Tout cela doit être regardé de très près. Mais tout cela aussi doit être interrogé à la lueur de quelques questions clés que nous nous permettons de poser ici de façon volontairement impertinente.

  • Ne voit-on pas monter, ici et là, une conception de l’École qui promouvrait une « autonomie » complète des établissements, conçue sur un mode totalement libéral, tandis qu’un enseignement très « identitaire » de notre histoire – et plus largement de la culture scolaire – aurait pour fonction de garantir, sur le plan idéologique, une unité nationale bien mise à mal par le développement des ghettos scolaires ? En d’autres termes, ne voit-on pas pointer un modèle où le développement des forces centrifuges serait, tout à la fois, encouragé au plan social et contenu par l’emprise d’une « idéologie nationale » ?

  • Dans le même ordre d’idées, ne doit-on pas distinguer une conception « libérale » de l’autonomie des établissements fondée sur le présupposé que la concurrence suscite l’émulation et produit la qualité, d’une « autonomie démocratique » qui donnerait de véritables responsabilités aux acteurs sans casser le « service public » ? Quand beaucoup d’enseignants se vivent comme largement prolétarisés par la « machine-école », ne faut-il pas que l’État assume clairement ses objectifs – la transmission d’une culture émancipatrice, la formation du citoyen et la mixité sociale – mais se dégage d’une conception technocratique et infantilisante du contrôle pour faire confiance aux équipes ? Entre balkanisation et clanification, d’un côté, et « institution républicaine » de l’autre, ferme sur ses objectifs communs et confiante dans la capacité des acteurs à conduire des projets cohérents avec les idéaux de la nation, il faut choisir.

  • Par ailleurs, mesure-t-on bien ce que l’on engage quand on propose de développer largement – dans le cadre d’officines privées ou d’un « service public » – le soutien scolaire ? Ne peut-on pas craindre une externalisation systématique du travail scolaire en dehors de la classe et de la responsabilité des professeurs ? Et en voit-on bien les conséquences ? Veut-on vraiment que les élèves aillent en cours pour recueillir de l’information et s’adressent ailleurs quand il s’agit d’apprendre à « travailler vraiment » ?

  • Cela pose, évidemment, la question de la formation des enseignants : comment s’opère-t-elle aujourd’hui ? A-t-on partout dépassé la juxtaposition de cours universitaires et d’apports hétéroclites pour engager une logique de professionnalisation, articulant selon un curriculum rigoureux, les différentes étapes d’une vraie professionnalisation ? Et que dire de la formation continue des enseignants et des cadres, aujourd’hui totalement sinistrée et qui devrait être une priorité absolue dans un univers si changeant et où les inégalités ne cessent de s’accroître ?

  • Et puis, comment, ne pas tenir compte, bien plus qu’on ne le fait aujourd’hui, des inégalités en proportionnant délibérément les dotations « consolidées » – avec tous les salaires, mais aussi les dépenses de formation et pédagogiques – aux difficultés sociales des élèves scolarisés ? Nul doute que certains lycées prestigieux, particulièrement bien dotés aujourd’hui, auraient alors à reconsidérer leur recrutement !

  • Et, enfin, au-delà d’une politique scolaire, ne faut-il pas penser une véritable « politique de jeunesse » ? Politique de jeunesse dès la petite enfance, en développant le soutien à la parentalité, mais en interrogeant aussi les médias, la publicité, les industries du numérique sur leur impact éducatif. Politique de jeunesse en faveur des adolescents, niés dans leur identité et à qui l’on impose une forme scolaire qui reste jusqu’au baccalauréat celle de la classe de sixième. Politique de jeunesse en faveur de ces deux millions de jeunes adultes « décrochés » et « invisibles », sans formation ni emploi, qui « tiennent les murs » dans nos « cités » et dont l’abandon disqualifie ceux qui rêvent de les intégrer dans « la Cité ».

Mettons l’éducation au cœur des débats politiques, mais sachons, au-delà des catalogues de mesures, en voir les enjeux de société. Bref, sachons faire de la politique.

Philippe Meirieu

Dix renversements nécessaires pour construire une École démocratique

Jeudi 26 janvier 2017

cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

Face à tous ceux et toutes celles qui sont revenus de tout sans jamais y être allés, face à ceux qui croient que le temps de la pédagogie est fini et que nous entrons dans celui de la gestion et du management, il faut redire qu’en matière éducative, si beaucoup a été fait, il reste encore beaucoup plus à faire. Nous devons résister, plus que jamais, à l’opinion trop répandue selon laquelle il conviendrait de revenir à des logiques sélectives. En réalité, la construction d’une École authentiquement démocratique reste un chantier à venir. Un immense chantier qui devrait mobiliser toutes les énergies et qui requiert cette « révolution copernicienne » que Claparède définissait déjà en 1912 et pour laquelle les pédagogues ne cessent de se battre. Il faut, dès aujourd’hui et pour demain, opérer des renversements indispensables…

  1. Passer du mythe de « l'égalité des chances » (il y a la Française des Jeux pour ça !) au « droit à l'éducation pour tous » : tout enfant, quel qu'il soit, a le droit d'être éduqué. Ce droit comporte le droit à une scolarisation exigeante, le droit d'accès aux ressources documentaires, culturelles et sportives nécessaires à son développement et à sa formation, le droit à un accompagnement personnel de ses apprentissages, le droit à une aide lui permettant de s'orienter. C'est aussi le droit à une qualification lui permettant de trouver une place dans le monde professionnel. Ce droit vaut pour tous les enfants vivant sur le territoire national, sans aucune distinction ni discrimination. Il doit être formalisé dans une charte qui engage solidairement l'État et l'ensemble des collectivités territoriales.

  2. Passer d'une « logique du socle commun » à une "logique de l'excellence pour tous": avec « le socle commun », l'École se replie sur les apprentissages utilitaires et décourage les élèves en difficulté ; une « logique de l'excellence pour tous » apporte, au contraire, une véritable culture à tous les élèves ; elle relie les savoirs à l'histoire qui a permis leur émergence comme outil d'émancipation des hommes ; elle leur donne de la « saveur » et permet leur appropriation. Pour cela, il convient de repenser les programmes de la scolarité obligatoire en équilibrant et articulant la dimension culturelle et les savoirs instrumentaux. Il convient également d'améliorer la transition entre l'école primaire et le collège, en particulier en développant les échanges de service entre professeurs du premier et du second degré.

  3. Passer d'une « logique de la récupération » à une « logique de la mobilisation et de la réussite de tous » : il est inutile de multiplier les soutiens et les remédiations de toutes sortes si l'on ne s'attache pas, d'abord, à faire de l'acte pédagogique un moyen de mobiliser tous les élèves et de les faire réussir. Il serait dommage de laisser penser que la démocratisation de l'enseignement consiste simplement à permettre aux plus démunis de bénéficier gratuitement des leçons particulières qui aident les plus favorisés à s'en sortir : une telle démarche reproduirait l'erreur des années 60, quand on a cru qu'il suffisait de démocratiser l'accès au collège pour démocratiser le collège. Si les dispositifs d'aide et de soutien sont, bien évidemment, utiles, ils ne dispensent pas de l'effort constant pour améliorer la « pédagogie ordinaire » dans les classes utiles. À cet égard, la formation initiale et continue des enseignants, le développement du travail en équipe, l'aide à l'innovation, la mise en place de crédits pédagogiques permettant d'engager des projets... sont des priorités.

  4. Passer d'une « logique de l'enseignement / information » à une « logique de l'enseignement / apprentissage » : mettre au cœur de l'enseignement les deux piliers de la pédagogie républicaine et émancipatrice, la démarche expérimentale et la recherche documentaire. C'est, en particulier, dans ce cadre qu'il faut penser l'utilisation pédagogique des TICE. Ces démarches n'excluent évidemment pas des temps essentiels de formalisation, d'analyse et de synthèse. Dans cette perspective, il convient de favoriser très largement de nouvelles méthodes d'évaluation permettant, elles aussi, de prendre en compte la démarche expérimentale et la démarche documentaire, y compris dans les examens.

  5. Passer de la « logique : une classe, un enseignant, une discipline, un cours... » à la « logique : un groupe d'élèves confiés à un groupe d'adultes complémentaires chargés de les faire travailler et réussir en mettant en œuvre ensemble les moyens les plus appropriés» . Il s'agit de permettre aux enseignants, cadres éducatifs et personnels scolaires de mutualiser leurs approches et compétences, de faire acte de créativité au service de la réussite de tous. C'est dans cette perspective que doit être repensé le service enseignant, en respectant les spécificités de ce métier (qui requiert un temps consacré à la culture personnelle) et en favorisant la diversification des modalités d'enseignement, de la taille des groupes aux supports pédagogiques et à la nature des activités proposées. Pour favoriser cette dynamique, il conviendra de définir des « unités d'enseignement » à taille humaine (de 60 à 100 élèves) qui seront confiées à des équipes d'enseignants qui y auront l'essentiel de leur service.

  6. Passer de la « logique tubulaire » à la « logique d'échanges et de rencontres » : à côté de son appartenance à une classe, une section, une filière, un cursus, chaque élève doit avoir la possibilité de rencontrer d'autres élèves issus d'autres classes, sections, filières, cursus... Il est essentiel, en effet, que chaque élève puisse dans sa scolarité, et dans les mêmes périodes, découvrir l'altérité et être considéré en fonction de ces besoins spécifiques. Ce principe vaut à la fois, pour les enfants porteurs de handicaps et pour tous les autres... Des rencontres fondées sur la diversité doivent donc être mises en place dans des cadres institutionnels permettant des apprentissages précis (éducation artistique et sportive, histoire, langues étrangères, etc.). Cela signifie, en particulier, que, dans les lycées, des enseignements doivent être organisés regroupant des élèves des trois voies.

  7. Passer de la « logique de l'orientation par défaut » à la « logique de l'éducation au choix » : cela suppose un enseignement plus important de la technologie au collège pour tous les élèves (avec des programmes centrés sur la découverte des métiers) et une organisation du lycée autour de secteurs d'activités comportant, chacun, l'ensemble des voies et favorisant les passerelles entre elles. Cela suppose, plus généralement et à tous les niveaux, que chaque élève ait pu explorer les différentes possibilités qui lui sont offertes avant de choisir entre elles : il est inadmissible, en effet, que les élèves les plus fragiles soient contraints aux choix les plus prématurés sans avoir la possibilité d'avoir identifié ce entre quoi ils vont choisir. La classe de seconde indifférenciée doit, à terme, avoir cette fonction pour tous les élèves.

  8. Passer d'une « logique de la sélection naturelle » à une « logique des apprentissages tout au long de la vie » : cela implique de mettre en place un service national de la petite enfance permettant d'accompagner tous les enfants dans la découverte décisive du langage et des conditions du vivre-ensemble. Cela implique de reprendre et d'appliquer sérieusement le principe des cycles à l'école primaire. Cela implique de développer les outils permettant de mettre en place des pédagogies différenciées. Cela implique de rechercher des formules d'unités capitalisables ou de validation d'acquis qui évitent des redoublements globaux très souvent inutiles. Cela implique de supprimer tous les critères d'âge, de systématiser la « scolarisation par récurrence », etc. À terme, cela signifie que l'école devient « la maison de tous les apprentissages » et qu'elle s'ouvre largement sur des formations diversifiées accueillant des publics variés.

  9. Passer d'une « logique des parents consommateurs » à une « logique des parents partie prenante de l'école » : tant que les parents auront le sentiment de ne pas avoir de pouvoir dans l'école, ils tenteront d'exercer leur pouvoir sur l'école. Il faut donc repenser la participation des parents aux instances des écoles et établissements pour que, sans intrusion dans le métier des enseignants, ils soient véritablement parties prenantes du projet d'école ou d'établissement. Une concertation nationale entre les fédérations de parents d'élèves et les organisations professionnelles enseignantes et de cadres éducatifs devra être mise en place, au niveau national, sur la place des parents dans l'école.

  10. Passer d'une « logique de l'État contrôleur » à une « logique de l'État garant et facilitateur » : il ne s'agit pas, pour l'État, de développer les contrôles bureaucratiques, mais, simultanément, d'imposer un cahier des charges précis, donnant les exigences de la Nation à l'égard de son École, et de responsabiliser les acteurs. L'État doit être fort et ferme sur les valeurs et les principes ; il doit garantir l'équité de traitement sur l'ensemble du territoire national (en mettant en place une discrimination positive beaucoup plus significative qu'aujourd'hui en faveur des écoles et établissements qui ont à faire face aux plus grandes difficultés sociales) ; il doit imposer une homogénéité des cursus garante de l'égalité républicaine... Mais, en même temps, il doit stimuler les projets qui, dans les écoles et les établissements, peuvent le mieux incarner sa politique éducative.

Ces renversements constituent autant de moyens de réaliser «la révolution éducative » qui permettra à notre pays de faire face au « défi du futur ».

Modestes remarques sur le rôle des « pédagogues prétentieux »

Vendredi 25 novembre 2016

En dénonçant le pouvoir de « pédagogues prétentieux » qu’il entend bouter au dehors de l’Éducation nationale s’il est élu président de la République, François Fillon fait un joli coup politique. Il se joint, dans un contexte international et national qu’il sait sensible à ce thème, au concert contre toutes les formes d’« élitisme »… Il sait, évidemment, que, nulle part, dans aucun des grands corps intellectuels et médiatiques, les « pédagogues » ne sont considérés comme relevant de l’élite : nul Prix Nobel de Pédagogie et nulle chaire de cette discipline au Collège de France ou au CNRS. Pas vraiment de reconnaissance de cette approche disciplinaire et épistémologique dans l’université française, ni même de travaux encouragés et accompagnés sur l’histoire et la tradition de la culture pédagogique en France : il faut aller en Suisse ou en Allemagne, au Royaume-Uni ou même en Italie pour trouver des programmes élaborés sur ces questions…

Les pédagogues, des adeptes du rapt d’enfants
Mais peu importe ! Le mot « pédagogue » fait peur ! Il renvoie, dans l’opinion publique, à une sorte de « caste » de spécialistes, évidemment jargonnant, plus ou moins exclus de leur discipline d’origine (la sociologie ou la philosophie, la psychologie ou l’histoire, la linguistique ou l’économie), qui aurait secrètement pris le pouvoir pour se venger de leur mise à l’écart. Plus encore, les « pédagogues », à un moment où chaque parent veut décider de l’avenir de ses enfants, de son environnement scolaire et de ses méthodes d’apprentissage, des conditions de son « épanouissement » et de son « bonheur scolaire », sont présentés comme des sortes de « dictateurs scolaires » qui oseraient encore mettre en avant le « bien commun éducatif », évoquer la nécessité d’un « cahier des charges » national, voire s’interroger sur la nature des institutions capables de susciter de la solidarité entre nos enfants et, même, mettre en avant le pouvoir de l’École, à travers les apprentissages scolaires eux-mêmes, pour créer véritablement du lien social.
Disons-le tout net : alors que de « vrais politiques », réalistes et « en prise avec la grande majorité des Français », ont parfaitement compris que le choix de l’établissement et de son uniforme, les examens d’entrée égrenés à tous les niveaux de l’institution, les sanctions contre les « mauvais parents » et la mise en place d’une orientation précoce, correspondent parfaitement à la montée d’un individualisme, que nul, désormais, ne prend le risque de critiquer, les « pédagogues » sont tout simplement aujourd’hui des adeptes du « rapt d’enfants ». Ils sont là, tapis en embuscade, pour tenter d’assigner à l’École une mission sociale… autant dire pour voler ostensiblement aux parents leur progéniture, pour former, autant que possible, des citoyens capables de prendre en charge ensemble leur avenir quand, un peu partout, on voudrait simplement les voir « réussir », faire la fierté de leurs parents ébahis, se positionner dans la hiérarchie sociale pour mettre en échec cette crainte du déclassement qui tenaille tant de nos concitoyens.
Que des « pédagogues » s’intéressent aux vertus de la mixité sociale, aux effets de l’entraide entre pairs et entre générations, à l’enrichissement que pourrait représenter, pour toutes et tous, des activités dites « manuelles »… que ces mêmes pédagogues veuillent, au-delà de l’indispensable apprentissage des règles de la langue, donner à chacune et à chacun le goût de l’écrit et l’exigence d’une expression précise et rigoureuse, qu’ils veuillent faire de l’entrée dans la culture non un privilège mais un droit… voilà qui a de quoi inquiéter des politiques dont l’objectif premier reste, semble-t-il, de laisser entendre à chaque parent : « Vous allez enfin pouvoir choisir votre établissement pour vos enfants. Comme vous-mêmes, ils connaîtront les joies subtiles de « l’entre soi ». Votre fils ou votre fille ne risqueront pas de mauvaises fréquentations. Ils seront toujours triés sur le volet et n’auront pas à se préoccuper de ceux et celles qui, accidentés dans leur vie personnelle et sociale, pourraient avoir besoin d’eux. Soyez sereins : au royaume du » développement personnel », on ne leur demandera jamais de s’inscrire dans des collectifs pour faire l’expérience de la solidarité. L’École de la République va devenir celle des familles, des ghettos et des clans. L’École de la culture pour tous celle de l’excellence pour quelques élus ». (1)

Des pédagogues pas si « prétentieux » que ça !
On peut comprendre, dans ces conditions, l’inquiétude de nos concitoyens. D’autant plus que, non seulement, ces pédagogues sont « pernicieux », mais qu’ils sont présentés comme « prétentieux » ! « Vous verrez : ils vont vous faire taire ! Ils ont la vérité chevillée au corps ! Ils sont tout aussi incapables de reconnaître les différences entre les enfants que les points de vue des parents que vous êtes ! ».
Bon, relativisons les choses : dans la rhétorique politique, « prétentieux » est l’inversion habituelle d’« ambitieux » : les objectifs que l’on défend soi-même sont, naturellement, « ambitieux » (c’est même là notre fierté !) ; ceux que défendent les autres sont, évidemment, « prétentieux » : appliquez cela au chômage, à la politique étrangère ou à l’éducation et cela marche toujours. Donc pas d’inquiétude à avoir ici. Les pédagogues ne sont « prétentieux » que parce qu’ils ne partagent pas les finalités de ceux qui veulent se débarrasser d’eux : ils sont « prétentieux » parce qu’ils misent sur l’éducabilité de tous et de toutes et refusent que certains enfants voient leurs destins scellés à onze ou douze ans ; ils sont « prétentieux » parce qu’ils demandent que chaque adolescent, même ceux qui sont en lycée professionnel ou en Centre de formation d’apprentis, puissent accéder à la réflexion philosophique ; ils sont « prétentieux » parce qu’ils voudraient que les savoirs transmis par l’Éole libèrent et unissent les élèves plutôt que de structurer un système sophistiqué de distillation fractionnée. Ils ne sont pas « prétentieux » donc, ils sont « ambitieux ».
D’autant plus que les vrais « prétentieux », en éducation comme ailleurs, pullulent un peu partout et, en particulier, dans les médias. Sur les plateaux de radio et de télévision comme dans les débats proposés par les éditeurs et la presse écrite, les chroniqueurs et commentateurs de tous poils semblent tous, en effet, disposer de la science infuse. Ils légifèrent sur tout : une vague enquête sur le port de l’uniforme dans les écoles anglaises et c’est parti : voilà ce qu’il faut faire ! Quelques chiffres sur la Finlande ou la Corée du Sud et tout s’éclaire ! Une agression à la porte d’un établissement et ils savent comment réagir ! La baisse de l’orthographe grammaticale et les voilà convaincus de la nécessité de « revenir à la méthode syllabique » ! Ils ont tout compris… Et les autres eux, évidemment, n’ont rien compris ! Surtout ceux qui ont pris la peine de regarder les choses de près, d’examiner l’histoire, de confronter les théories de l’apprentissage, de regarder ce qui se passe dans les classes.
Quel renversement ! Le « prétentieux » est, aujourd’hui celui qui a pris la peine d’étudier Decroly, de travailler sur Emilia Ferreiro, de regarder Vygotsky de près et d’observer des enseignants au travail avant d’émettre un point de vue sur la lecture… Mais le chroniqueur lui, qui n’a rien étudié ou presque, légifère sur tout cela « en toute modestie » !
Et puis, il faut bien le dire, en matière de « prétention », le renfort des neurosciences est devenu particulièrement pratique. Inutile, là encore, de lire les travaux de manière précise. Il suffit de quelques concepts qui traînent un peu partout : la plasticité cérébrale (mais sans l’évocation des dangers de manipulation et de dressage mis en avant depuis longtemps par les « pédagogues »), la théorie des intelligences multiples (mais sans l’alerte sur l’enfermement dans des modes de fonctionnement figés que les pédagogues de la métacognition ont patiemment débrouillée), les travaux sur l’attention (mais sans l’observation précise des situations et des rituels pédagogiques qui permettent de construire une véritable « écologie de l’attention »), la potentialisation à long terme, le recyclage neuronal, les systèmes d’inhibition (mais, le plus souvent, sans les propositions pédagogiques qui permettent de mettre en cohérence ce que l’on sait de la manière dont les sujets « fonctionnent » et de la façon dont on peut intervenir sur leur fonctionnement)… Et puis, bien sûr, un peu partout, l’exaltation de « l’individualisation », sans toujours distinguer « prédisposition » et « prédiction », en laissant croire, avec une immense « prétention » que toute « prédisposition » impose une trajectoire et détermine un objectif que la pédagogie ne peut qu’accompagner ! Quelle « prétention » que cette conception – quasiment janséniste ! – qui consiste à « remonter toujours en arrière » pour identifier, en deçà de toute éducation, une hypothétique « nature » dont l’éducation n’aurait à permettre que « l’actualisation» !
Entendons-nous bien ! Pas question pour les pédagogues – pas plus aujourd’hui qu’hier – d’ignorer les apports de la science : ils leur sont infiniment précieux. Mais la pédagogie n’est pas une science. Elle articule, de manière toujours difficile, trois types de réalités hétérogènes : d’une part, des finalités philosophiques et politiques, d’autre part, des étayages scientifiques et, enfin, des propositions méthodologiques… le tout en des équilibres jamais donnés à l’avance et toujours à remettre en chantier. C’est pourquoi les pédagogues ne sont surtout pas des « scientistes prétentieux » : ils avancent même en se méfiant du scientisme comme de la peste, conscients – mais ils ne sont pas les seuls heureusement ! – que nulle science, jamais, n’a livré elle-même les conditions de son bon usage.

Des pédagogues qui « travaillent » !
En réalité, si, malgré tout cela, les « pédagogues » peuvent encore apparaître « prétentieux », c’est en raison d’un malentendu qui devrait être depuis bien longtemps dissipé : ce n’est pas parce qu’ils s’intéressent au développement et à l’apprentissage des enfants que leurs travaux et propositions doivent, d’emblée, être « simples ». Voilà bien longtemps que la belle transparence enfantine a volé en éclats et que les cliniciens comme les cognitivistes ont montré l’extrême complexité de la vie psychique de l’enfant. Pour atteindre la « simplicité » du geste pédagogique et didactique qui, dans la classe, permet à chacune et à chacun de s’emparer d’un savoir, il faut un long travail en amont. Le « simple » n’est pas au début – ni là, ni nulle part d’ailleurs ! –, il est l’aboutissement d’un long cheminement, modeste et obstiné.
Pour comprendre cela et sans entrer dans des développements trop longs qu’on trouvera par ailleurs (2), rappelons quelques éléments fondamentaux :

  1. Enseigner a longtemps été considéré – et à juste titre – comme « la capacité à porter le savoir au plus haut degré d’intelligibilité pour autrui » (selon une formule que j’emprunte, en la modifiant un peu, à Denis Kambouchner)… et cela afin, simultanément, de rendre ce savoir saisissable par l’intelligence d’autrui et de contribuer à la structurer.
  2. Ce projet s’est toujours heurté à des résistances (4). Mais tant que ces résistances étaient considérées comme la part inévitable d’échec, et tolérées tant du point de vue social que politique… cette conception (« porter le savoir au plus haut degré d’intelligibilité pour autrui ») était considérée comme suffisante pour définir le métier d’enseignant et en structurer la formation.
  3. Tout change avec la modernité éducative inaugurée par Pestalozzi qui, en 1799, va tenter d’instruire les orphelins de Stans qui, pourtant, le rejettent violemment, puis par Itard, qui, en 1800, veut, contre toute attente, « éduquer » le « sauvage de l’Aveyron » (considéré alors, par tous les experts, comme un « débile de nature »). Cette modernité éducative fait du postulat d’éducabilité le principe pédagogique par excellence. Sans rien enlever au projet de l’intelligibilité des savoirs (qui garde, évidemment, un pouvoir heuristique essentiel), elle remet en question le « principe de l’intelligibilité suffisante ». Il ne suffit pas qu’un savoir soit parfaitement maîtrisé et intelligible par le maître pour qu’il soit transmis.
  4. Notre projet de transmettre se heurte, en effet, aujourd’hui, à la résistance… de ceux qui semblent ne pas pouvoir apprendre… de ceux qui ne veulent pas apprendre… de ceux qui veulent savoir sans apprendre… de ceux qui n’ont pas construit les conditions nécessaires pour apprendre… de ceux dont le « rapport au savoir » n’est pas pris en compte par l’institution scolaire, etc.
  5. Et cela d’autant plus qu’avec l’évolution de nos sociétés et dans tous les domaines institutionnels, il n’y a plus superposition entre le projet de l’institution et celui de chacun de ses acteurs dans leur singularité.
  6. Dans ces conditions, face à cette résistance, si nous sommes portés par le postulat de l’éducabilité, nous nous devons d’échapper à la double tentation qui nous menace : celle de l’abandon fataliste, d’un côté, et celle du passage en force, de l’autre.
  7. Nous sommes donc assignés à construire une professionnalité nouvelle fondée sur l’inventivité pédagogique, à tous les niveaux et pour tous les professionnels du système éducatif. L’enseignant doit « convaincre sans vaincre » et « arraisonner » l’élève… non au sens d’Heidegger, qui évoque l’arraisonnement de l’esprit par la technique, mais dans un sens très différent : amener l’élève à la capacité d’entrer dans la discussion rationnelle sans dressage ni violence, lui permettre de s’installer autour de la « table ronde » du Roi Arthur évoquée par Marcel Mauss dans la conclusion sur L‘Essai sur le don, en laissant ses armes à l’entrée. Travail long et complexe. Et tout concourt, on l’a vu, à l’abandon de toute prétention pour y parvenir. Il y faut simplement et tout à la fois de l’obstination et de l’humilité.

Que, dans ces conditions, on décide de bouter dehors le « pédagogue » de l’Éducation nationale, serait donc, non seulement une erreur, mais aussi, et surtout, un manque de jugement pédagogique… et politique ! Espérons d’ailleurs que la formule aura d’ailleurs, d’ici là, été identifiée pour ce qu’elle est : une sottise d’une terrible prétention !

NOTES

(1) Je ne me résigne nullement à ce « malentendu » entre l’École et les parents, bien au contraire. Je plaide pour un nouveau contrat scolaire entre eux. Voir : L’École et les parents : la grande explication : http://www.meirieu.com/LIVRESEPUISES/ecoleetparents.pdf
(2) Cf. en particulier, Éduquer après les attentats, paris, ESF éditions, 2016 : http://www.meirieu.com/LIVRES/eduquer_attentats.htm
(3) C’est ce que j’ai nommé, dans mes travaux, « le moment pédagogique », cf. La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF éditeur, 1995.

« Aider nos élèves à se sentir pleinement humains et pleinement libres tout à la fois »

À propos de l’ouvrage EDUQUER APRES LES ATTENTATS, Paris, ESF éditeur, août 2016

Entretien de Philippe Meirieu avec François Jarraud,
paru dans LE CAFE PEDAGOGIQUE du 24 août 2016

 Cliquer ici pour obtenir le texte en PDF

1 - "Éduquer après les attentats" : n’est ce pas un peu provoquant comme titre ? Est-ce à dire que l’École a sa part de responsabilité dans le terrorisme qui frappe le pays ?
J’ai beaucoup hésité sur ce titre. Et même, à vous dire vrai, j’ai demandé à l’éditeur de le changer après l’attentat de Nice, le 14 juillet. Mais le livre était déjà sous presse. Je craignais que l’on ne me soupçonne d’une forme d’exploitation des événements tragiques qui ont endeuillé la France. Et cela n’a pas manqué, d’ailleurs : sur les réseaux sociaux, j’ai vu apparaître, sous la plume d’adversaires traditionnels des « pédagos », l’accusation d’« indécence ». Venant de ceux qui n’ont pas hésité à parler de « crime de guerre » pour la réforme du collège et à comparer ceux qui la soutenaient à un « groupe terroriste », l’accusation ne me touche guère. Mais je comprends que d’autres puissent être gênés et je voudrais m’expliquer.
J’avais envisagé, au début, deux autres titres : « De l’effroi à l’espoir » et « L’avenir du commun ». Mais je les trouvais un peu prétentieux et insuffisamment représentatifs d’un propos surtout tourné vers l’éducation. Je les ai donc utilisés, plus modestement, pour l’introduction et la conclusion. Et puis – et c’est l’argument qui l’a emporté – je me réfère fortement, dans le livre, à la célèbre conférence donnée en 1966 par le philosophe allemand Adorno : « Éduquer après Auschwitz ». Je ne prétends nullement avoir écrit l’équivalent, mais je voudrais m’inscrire dans sa filiation en quelque sorte, en reprenant sa thèse centrale : « Exiger que la barbarie ne se reproduise plus est l’exigence première de toute éducation ».
Enfin, bien sûr, ce titre n’implique pas une responsabilité exclusive de l’École dans les attentats, puisque j’y utilise le verbe « éduquer » qui renvoie, tout aussi bien, à l’éducation familiale, scolaire, sociale, médiatique, etc. Il ne tranche pas sur la responsabilité précise de chacun de ces facteurs, ni même sur l’impact de l’ensemble d’entre eux : qui pourrait le faire ? Il propose simplement de ne pas ignorer les événements qui nous secouent et les phénomènes que nous connaissons aujourd’hui – en particulier, la montée du radicalisme djihadiste et celle des replis identitaires – dans notre activité éducative, que ce soit notre action pédagogique au quotidien ou l’évolution de nos institutions.

2 - Vous appelez à un "sursaut éducatif". Ne faudrait-il pas plutôt, comme le dit le ministère, un sursaut "citoyen" ? Ou un effort d’instruction ?
Je n’oppose nullement l’instruction, l’éducation et la citoyenneté. Bien sûr, c’est un « sursaut citoyen » qui est nécessaire, et cela dans tous les domaines. Nous ne lutterons pour les valeurs de la République – Liberté, Égalité, Fraternité – que si nous parvenons à les incarner partout : dans la vie politique, les institutions publiques, l’organisation sociale, les modes de vie, etc. Mais, même si j’ai des opinions, en tant que citoyen, sur le nécessaire renouveau de notre vie publique ou le partage du travail, c’est sur la question de l’éducation que j’ai le plus travaillée et me sens le moins illégitime : ce sont les questions pédagogiques qui constituent mon quotidien depuis de nombreuses années, c’est sur elles que j’ai débattu le plus et que je crois pouvoir apporter ma pierre. En espérant bien sûr, que d’autres feront le même travail dans d’autres domaines.
Quant à l’idée que ce serait un « effort d’instruction » qui serait nécessaire, je n’ai pas de peine à y adhérer : qui peut être contre plus d’instruction, plus d’apprentissages, plus de formation tout au long de la vie ? Oui, bien sûr, il faut que nos concitoyens soient plus « instruits », au beau sens que Condorcet donnait à ce mot. Et il faut que l’École, mais aussi les politiques, les entreprises et les médias prennent leur part dans ce projet… Mais il me semble que l’Histoire nous a tragiquement démontré que l’instruction n’était pas toujours suffisante. Comme le remarque cruellement Chaïm Potok, « à la conférence de Wannsee qui a planifié l’anéantissement des Juifs d’Europe huit des treize participants avaient un doctorat ». C’est pourquoi je crois à la nécessité d’inscrire l’instruction dans un projet d’éducation assumé, conscient de ses finalités et clair sur ses valeurs.
Je crois, enfin, que nous sommes, aujourd’hui, devant une sorte de vide idéologique : depuis la fin des grands récits – le progrès par la technique, le bonheur par les soviets, la justice par la social-démocratie, etc. – nous n’avons pas grand-chose comme idéal à proposer à notre jeunesse et risquons malheureusement de laisser la place à des commerciaux ou à des gourous peu scrupuleux. Je ne dis pas que j’ai la solution à ce problème, encore moins que je voudrais en imposer une… Je dis qu’il faut se poser la question : face au radicalisme islamiste, face aux nationalismes haineux, que pouvons-nous proposer ? Je tente de dire en quoi nous pouvons reconstruire une verticalité qui exprime le bien commun et permette de penser, tout à la fois, l’unité de l’humain et la diversité des humains. Je ne suis pas certain d’avoir raison sur ma réponse, mais je ne crois pas possible de mettre éternellement la question sous le tapis.

3 - L’École peut-elle être le laboratoire d’une création sociale ? Sa mission prioritaire n’est-elle pas plutôt la transmission ?
Pour être autre chose qu’une normalisation ou un formatage, la transmission doit être justement une « création sociale ». D’abord, parce que toute société doit choisir et, très largement, « créer », ce qu’elle transmet : les disciplines scolaires et les programmes ne sont pas des « répliques miniatures » de nos savoirs, ce sont des créations qui correspondent à des engagements sociaux, à des perspectives que nous voulons promouvoir, à un type d’humain que nous cherchons à former. Ensuite, parce que, même si, comme on le dit beaucoup depuis Hannah Arendt, l’École doit être « conservatrice » puisqu’elle transmet un « monde commun » déjà-là afin de permettre à nos enfants de renouveler ce monde plus tard, cette transmission du « monde commun » ne relève en rien ni d’une évidence institutionnelle, ni d’une évidence pédagogique : et l’on voit bien qu’aujourd’hui nos institutions comme nos pratiques échouent dans cette transmission et qu’il faut donc les repenser. Enfin, parce que la transmission n’est jamais seulement transmission de savoirs, elle est toujours aussi transmission d’un « rapport au savoir », un rapport de soumission ou un rapport d’émancipation. Et, en cela, elle est une « création sociale » toujours à remettre en chantier.
Reste la question du « laboratoire » : je plaiderais volontiers pour un retour à l’étymologie : « laborare » veut dire travailler. Et un laboratoire n’est pas un espace clos où l’on pratique des expérimentations hasardeuses, c’est un lieu où l’on « travaille ». Alors oui : je suis pour une École où l’on travaille. Vraiment. À chaque instant. Avec un souci permanent d’être plus précis, plus exact, plus juste, plus complet, plus vrai. Faisons de l’École un véritable « laboratoire de création sociale » en lui permettant d’être un lieu où tous les élèves travaillent en profondeur, suspendent la course à la réponse immédiate, à la réaction pulsionnelle, au désir d’impressionner l’autre par la violence ou de le capter par la séduction à tout prix. Ce « laboratoire » nous permettra peut-être de contribuer à créer un monde qui ne soit pas, contrairement à ce que nous vivons aujourd’hui, l’antre de tous les dangers aux mains d’apprentis sorciers capables, pour leur plus grand profit, de faire des humains les instruments de leur aspiration à la toute-puissance.

4 - Si on donne à l’École comme objectif "Éduquer à la démocratie", cela lui impose quels changements ?
Je préfère parler de « perspectives » que de « changements » : les changements, cela renvoie à des éléments à remplacer, à modifier ou à rajouter ; les « perspectives », cela renvoie à une autre manière de faire tout ce que l’on fait, une autre façon de travailler, une manière de réhabiter nos pratiques.
J’évoque ces perspectives dans le livre et je tente de montrer, de façon détaillée, comment elles sont loin d’être inaccessibles. Elles ne nous imposent pas de ne plus faire cours ni de ne plus évaluer, de ne plus faire de travail individuel ou de ne plus aborder les savoirs constitués encyclopédiques. Elles imposent de faire cela un peu autrement, de déplacer le curseur en se demandant comment, dans tout cela, on peut, tout à la fois, aider nos élèves à se sentir pleinement solidaires des autres humains et pleinement libres de leurs engagements futurs.
Je ne prendrais ici que trois exemples : le travail avec la littérature et les arts comme moyen d’apprendre à entrer en empathie avec les autres et de les découvrir comme d’« autres soi-même », la pratique du débat, ritualisé et argumenté, et la mise en place d’une « véritable écologie de l’attention » autour d’objets capables d’inverser la dispersion. Ces trois perspectives ne vident en rien les disciplines scolaires de leur contenu ; elles n’instrumentalisent pas les savoirs et les œuvres pour les mettre au service d’une quelconque idéologie dogmatique. Elles leur donnent, au contraire, un relief particulier, une « saveur » comme disait Jean-Pierre Astolfi qui en fait, en même temps, de précieux éléments d’un développement personnel et des outils fantastiques pour s’engager plus tard dans une démocratie authentique.

5 - Peut-on éduquer de façon démocratique et maintenir l’autorité du maître ?
L’expression « éduquer de manière démocratique » est ambiguë, je lui préfère « éduquer à la démocratie ». Et « éduquer à la démocratie », c’est « éduquer », c’est donc assumer son autorité d’adulte, d’enseignant, pour permettre à l’autre de se développer. On voit bien cela sur la question, souvent très mal abordée, de la « contrainte ». Il ne s’agit pas de savoir si les contraintes, en elles-mêmes, sont bonnes ou mauvaises, il s’agit de savoir si une contrainte est ou non féconde pour le développement de l’intelligence, de la créativité, de la pensée et, à terme, de la liberté d’un sujet. Or, oui, il y a des contraintes absurdes, des contraintes bêtement normalisatrices ou édictées simplement pour « avoir la paix ». Et il y a des contraintes fécondes qui permettent à la personne de se dépasser, de se découvrir capable de faire mieux, d’explorer des terrains nouveaux. La question de l’autorité c’est donc celle de notre capacité à inventer de belles contraintes. C’est ce que m’ont appris aussi bien des pédagogues comme Korczak que des écrivains comme ceux de l’Oulipo.

6 - Vous dites qu’il faudrait former à la responsabilité. Est-ce le rôle de l’École ? Est-elle bien placée pour le faire quand on voit ses propres modes de fonctionnement ?
Effectivement, la formation à la responsabilité, qui écarte tout aussi bien, le « compassionnisme » facile du « Ce n’est pas sa faute… » que le moralisme abstrait du « Fais ton devoir quelles que soient tes difficultés personnelles et sociales… », est un enjeu majeur. Aujourd’hui, dans les collèges et lycées, cette question échoit souvent à « la vie scolaire », alors qu’à mes yeux, c’est une des perspectives qui doit traverser tous les enseignements et toutes les activités. Mais, pour que cela soit possible, il faut que l’institution scolaire soit soucieuse de promouvoir la responsabilité dans son fonctionnement même… Ce qui n’est guère le cas en effet.
Entendons-nous bien : je ne crois pas qu’un adulte ou une institution doivent être absolument parfaits pour exiger quelque chose des personnes qu’ils éduquent. Ce n’est pas possible ! Nous le savons bien : nous portons toujours un peu un contre-témoignage par rapport à ce que nous demandons. Et que le premier qui n’a jamais péché jette la première pierre… Mais, pour avoir la moindre légitimité, il faut qu’au moins nous soyons habités nous-mêmes par l’exigence que nous formulons pour les autres. Et c’est là un des devoirs de notre institution : elle se doit d’être habitée par l’exigence de responsabiliser ses acteurs, comme par celle de justice sociale ou de transparence dans son fonctionnement. Habitée par ces valeurs et soucieuse de les incarner au quotidien. Sous peine, sinon, d’être décrédibilisée.

7 - Aujourd’hui l’École française souffre d’une triple ségrégation : académique, sociale, ethnique. Peut-on en faire abstraction ?
Certainement non. Cette ségrégation est un des pires contre-témoignages de notre École au regard des valeurs de la République. Mais je serais bien prétentieux si j’avais une solution toute faite pour lutter contre cela. Là encore, je vois des perspectives, mais qui nécessitent une vraie mobilisation des politiques, de l’administration et de tous les acteurs.
La première perspective, fondamentale à mes yeux, est de poursuivre inlassablement la recherche et l’innovation pédagogique pour lutter contre la fabrication des inégalités à laquelle nous assistons aujourd’hui. À vrai dire, sur les processus qui produisent cette inégalité, nous y voyons assez clair ; en revanche, la recherche en éducation a trop négligé, à mon sens, le travail sur les « exceptions notables » – ces élèves qui avaient tout pour échouer et qui, quand même, ont réussi – et sur les pratiques ou les comportements qui permettent de briser les fatalités sociales.
La deuxième perspective que je considère comme essentielle est de recentrer la gestion du système sur ses finalités – et, en premier lieu, l’éradication de ces formes de ségrégation – tout en donnant plus de responsabilités aux écoles et établissements : s’agissant, par exemple, de la mixité sociale, il conviendrait qu’elle soit un des « chapitres obligés » du projet d’école ou d’établissement et que chacun d’entre eux ait l’obligation de la décliner concrètement. Ce renversement des modalités de gestion du système devrait, évidemment, s’accompagner d’une réflexion en profondeur sur toutes les formes d’évaluation et de contrôle : celles-ci restent encore trop infantilisantes ou intimidantes, basées sur des critères souvent technocratiques qui privilégient la conformité à l’inventivité et découragent même, parfois, ceux et celles qui voudraient vraiment s’investir.
Une troisième perspective, plus contraignante, consisterait à prendre des mesures claires, simples et fortes à la fois, dans le sens que la ministre a déjà indiqué : proportionner complètement la dotation de tous les établissements publics et privés sous contrat aux difficultés sociales des élèves et de leurs familles, pour sortir, enfin, des problèmes de « classements » inhérents à la mise en place des ZEP… Reste que j’ai bien conscience à quel point cela renvoie précisément à un projet de société qui requiert une forme de consensus. Consensus que nous n’avons pas aujourd’hui et que l’éducation pourra peut-être, justement, nous permettre de construire. Nous retrouvons là la maxime qui sert de sous-titre aux « Cahiers pédagogiques » : « Changer la société pour changer l’École, changer l’École pour changer la société ». Nous ne sortirons pas de cette dialectique.

8 - Depuis les attentats de 2015 de gros efforts ont été faits aussi bien sur le plan de l’éducation citoyenne qu’avec des réformes plus profondes : nouveaux programmes, réforme du collège, etc. Va-t-on dans le bon sens ?
Je crois que, malgré quelques hésitations et quelques maladresses, malgré des injonctions relevant, parfois, de la pensée magique, les choses ont évolué positivement. Il reste, néanmoins, un vrai problème à mes yeux : c’est celui de la formation initiale et continue des enseignants.
La construction des ESPE s’est faite, trop largement, sur la base d’arrangements universitaires et académiques et non à partir de la construction d’un vrai curriculum de formation. Il est vrai que, tant que nous avons un concours au milieu du cursus, il n’est pas facile de faire un vrai curriculum de formation, mais on pourrait espérer, au moins, que la formation des enseignants abandonne le paradigme de la juxtaposition d’enseignements pour adopter celui du développement professionnel : on en est loin !
Quant à la formation continue, elle reste toujours aussi indigente, à quelques rares exceptions près. Voilà un chantier où, vraiment, l’effort n’a pas été à la hauteur de la situation et des besoins. D’où les difficultés pour mettre en œuvre le travail en équipe auquel on exhorte par ailleurs. D’où, aussi, ces découragements de trop de professeurs face aux problèmes qu’ils rencontrent. D’où, enfin, ce sentiment de déclassement et de prolétarisation d’enseignantes et d’enseignants désormais largement dépourvus d’une culture – et donc d’une identité – professionnelle.
Je m’inquiète de ce recul de la culture professionnelle pédagogique. Je m’en inquiète pour l’efficacité même de l’effort que la Nation consent pour son École, même si cet effort reste insuffisant. Je m’en inquiète parce que cela abîme des êtres et les rend souvent malheureux dans un métier qui devrait être enthousiasmant. Je m’en inquiète aussi parce que je crois que nous n’avons jamais eu tant besoin de pédagogie. En effet, comme je le montre dans le livre, si les attentats ont eu une répercussion si grande sur nous, c’est aussi parce qu’ils réactivent la vieille question de Platon au tout début de « La République » : « Comment se faire entendre de celui qui ne veut pas entendre ? Comment faire entendre raison à celui qui n’est pas dans la raison ? ». Or, face à cette question, notre société et notre École ont toujours la double tentation de la démission ou du passage en force. De la résignation ou de la manipulation. De l’exclusion ou de l’emprise. La pédagogie cherche précisément la ligne de passage entre ces deux tentations. Ligne de passage où, en réalité, se joue l’avenir de notre démocratie.

___________________________________

La démocratie assignée à la pédagogie

Texte paru dans LE MONDE du 21 août 2016

Cliquer ici pour obtenir le texte en PDF

 

Les rituels commerciaux et les clichés médiatiques qui marquent traditionnellement la rentrée des classes risquent d’apparaître, cette année, particulièrement décalés. Nous ne pourrons pas, en effet, faire l’économie d’une réflexion éducative sur les attentats de l’été et la situation de notre pays. Les ministres de l’Éducation nationale et de l’Intérieur ont, d’ores et déjà, publié une circulaire afin de renforcer la sécurité dans les établissements. Qu’on juge ces mesures nécessaires ou absurdes, utiles ou insuffisantes, elles ne peuvent nous exonérer d’une véritable politique éducative. Politique éducative en direction des familles, souvent démunies face aux comportements de leurs enfants. Politique éducative envers les mouvements d’Éducation populaire, si malmenés depuis quelques années et qui doivent avoir les moyens de mailler tous les territoires afin de proposer aux jeunes des activités leur permettant de s’engager et de trouver là, tout à la fois, une place dans un groupe et un sens à leur existence. Politique éducative dans nos écoles où il nous faudra entendre les inquiétudes et les interrogations des élèves, leur permettre de mettre des mots sur leurs questions, d’échanger sereinement, entre eux et avec les adultes : il faudra, pour cela, mettre en place des rituels permettant l’émergence d’une parole apaisée, ne pas hésiter à passer par l’expression écrite ou graphique individuelle, utiliser la médiation d’un poème ou d’un roman, prendre des exemples dans l’histoire, évoquer des crises plus lointaines que vit l’humanité, solliciter l’inventivité des élèves en leur demandant de formuler en quoi chacun d’eux et collectivement ils peuvent contribuer à faire reculer la barbarie.

Mais, au-delà de ces moments spécifiques de réflexion, il nous faut un principe capable de fixer un cap aussi bien à la pédagogie dans la classe qu’aux nécessaires évolutions de notre institution scolaire.

Or, face à la montée de l’islamiste djihadiste comme des réactions de repli identitaire qu’il suscite, la réponse qu’Olivier Reboul faisait, il y a quarante ans, à la question « Qu’est-ce qui doit fonder l’éducation ? » reste, plus que jamais d’actualité : « Ce qui unit et ce qui libère ». Nous avons en effet, tout à la fois, besoin d’unité – de commun sans communautarisme – comme nous avons besoin de liberté – d’individus sans individualisme. Nous avons besoin de nous redécouvrir semblables et de trouver la force de nous affirmer différents.

On sait que l’École de la République s’est largement construite sur la conviction que les savoirs unissent alors que les croyances séparent. Cela reste, évidemment, fondateur : parce qu’ils sont validés et reconnus, les savoirs nous rassemblent et, même s’ils n’éradiquent pas automatiquement les croyances, ils stabilisent les relations des humains sur des bases qui leur permettent de ne pas se précipiter les uns sur les autres pour se détruire. Partager des savoirs, c’est déjà accepter une commune vérité qui peut permettre de confronter les croyances sans s’agresser. Mais encore faut-il que le maître qui invite l’élève à distinguer les savoirs de ses croyances n’enseigne pas ses propres savoirs comme des croyances. Vieux défi pédagogique dont Jules Ferry lui-même, qui invitait les instituteurs à s’inspirer des « méthodes actives » de Pestalozzi, était particulièrement conscient. Et enjeu de tous les jours, dans toutes les classes, sur le moindre des apprentissages proposés : « Ce que je dis là n’est pas une opinion… À l’École, on ne se justifie pas, mais on justifie… Et ce n’est jamais celui qui crie le plus fort ou séduit le plus qui a raison, mais celui qui démontre le mieux. » Propos essentiel et qui sera d’autant plus entendu que l’expérience commune viendra arbitrer entre les positions des uns et des autres.
Reste que les élèves ne sont pas réductibles à leur seule activité cognitive : ce sont des êtres qui vivent d’inquiétudes et d’espérances, de questions qui les taraudent et de passions qui les animent. La tradition cartésienne, même si elle permet de faire de « l’inter-argumentation rationnelle » le principe régulateur du débat public, ne peut décréter l’abolition de cette vie psychique chaotique. La culture peut, en revanche, lui donner forme et en faire un puissant moyen de rencontre entre les êtres. L’art, la littérature, la philosophie nous permettent, en effet, de nous découvrir fils et filles des mêmes questions fondatrices. Et, si nous ne partageons pas les mêmes réponses, au moins nous reconnaissons-nous, à travers nos interrogations, comme parties prenantes ensemble de « l’humaine condition ». Que nous apprend la figure de l’ogre dans les contes de notre enfance, si ce n’est qu’il est bien difficile d’aimer quelqu’un sans le dévorer ? Et celui qui prétendrait détenir la solution définitive pour associer miraculeusement l’amour et la liberté serait évidemment un imposteur. À question commune, réponses particulières et possibilité, donc, de confronter nos positions réciproques sans s’exclure les uns les autres du cercle de l’humain. Car la rencontre avec la littérature et les Humanités permet la confrontation avec le commun des singuliers… et c’est par là que passe l’apprentissage de l’empathie dont Martha Nussbaum montre bien qu’elle est la « passion démocratique » par excellence.

Ainsi l’École peut-elle créer du commun : elle le peut par la manière dont elle transmet des savoirs ; elle le peut en promouvant les activités artistiques et culturelles ; elle le peut en pratiquant une pédagogie coopérative où l’implication de chacune et de chacun permet la réussite de tous. Elle le peut, aussi, en faisant de la dimension écologique des savoirs un élément structurant de la découverte de la solidarité profonde qui nous lie au sein et avec la « Terre Patrie »,  comme dit Edgar Morin. Le commun se construit à l’École car, dans notre société républicaine, l’École n’est pas simplement le lieu où chacun apprend, c’est le lieu où l’on apprend ensemble et où, par l’apprentissage, on apprend à faire société.
Mais, si l’éducation est découverte de ce qui unit les humains, elle est aussi, et simultanément, apprentissage de ce qui les libère : ce qui libère de l’égocentrisme initial et de l’immédiateté de la pulsion, ce qui libère du fantasme de la toute-puissance et de la soumission aveugle au pouvoir, ce qui libère des préjugés et des stéréotypes, ce qui libère de tous les enfermements et, en particulier, de l’emprise des gourous qui fournissent identité et sécurité au prix, terrible, de l’abdication de toute liberté.

Pour cela, l’École doit s’assumer délibérément comme un espace de décélération. Loin de la prime à la réponse rapide, elle doit promouvoir la réflexivité critique. Elle doit imposer le sursis à la pulsion et à la réponse immédiate pour mettre à profit ce temps afin d’anticiper, d’échanger, de se documenter, de réfléchir… bref, d’apprendre à penser. Nous en sommes loin, nous qui courons toujours dans les couloirs et après les programmes, qui fuyons le silence comme la peste et notons un devoir définitivement sans laisser à l’élève la possibilité de profiter de nos conseils pour l’améliorer. Face à l’immédiateté du « tout - tout de suite » que la machinerie publicitaire et technologique promeut systématiquement, l’École doit jouer délibérément un rôle thermostatique. Ni rejet brutal de la réaction de l’élève, ni acceptation démagogique de son opinion, mais mise en suspens : « Prenons le temps d’y réfléchir… ». C’est ainsi seulement qu’elle contribuera à apprendre aux enfants et adolescents à résister aux séductions de toutes sortes. Séductions marchandes ou claniques. Mais aussi séduction du « surmusulman », selon l’expression de Fethi Benslama.
On me trouvera sans doute naïf : comment ce qui apparaît comme de la « cuisine pédagogique » peut-il lutter contre l’islamisme djihadiste, sa propagande et ses réseaux ? C’est qu’en matière éducative, nous ne voyons jamais vraiment les résultats de nos actes et, a fortiori, ce que nous avons contribué à empêcher. Chacun de nos élèves peut faire basculer le monde. Ou, tout le moins, nous devons « faire comme si ».

Pourtant, nous hésitons encore : car le pédagogue, comme tout le monde aujourd’hui, se trouve confronté à une question à la fois très simple et terriblement complexe, la question qui met en échec Socrate lui-même dans les toutes premières lignes de La République : comment se faire entendre de celui qui ne veut rien entendre ? Ou encore : comment faire entendre raison à celui qui n’a pas choisi la raison ? Question banale et quotidienne, mais si difficile que nous préférons parfois systématiser les explications pathologiques plutôt que de la regarder en face. Or, précisément, le radicalisme djihadiste pose cette question en un passage à la limite qui nous réinterroge sur notre projet de société.

Le pire, en effet, c’est que nous avons des réponses à cette question, les réponses de nos adversaires : l’intimidation, l’embrigadement et l’emprise, mais aussi toutes les camisoles technologiques et chimiques. Des réponses justement strictement limitées par nos principes démocratiques : nous pouvons nous protéger de la violence barbare, mais n’avons pas le droit de « faire entendre raison » aux humains par la contrainte systématique. En matière de convictions, il nous faut convaincre sans vaincre. C’est là la fragilité de notre démocratie, mais aussi sa légitimité et ce qui fait sa formidable force d’attraction pour les peuples. Que nous perdions cette force et notre société s’effondre.

C’est dire que la démocratie est assignée à faire de l’éducation sa priorité. Elle est assignée à la pédagogie. À revisiter son histoire et ses apports, à faire preuve, dans ce domaine, d’inventivité inlassable. Il faudra y penser en cette rentrée. Pour que nos enfants apprennent patiemment la vertu du débat démocratique. Et pour que les croyances haineuses et les réactions identitaires ne viennent pas balayer tout espoir. À l’École comme ailleurs.

____________

RENTREE 2015 :

Quelles perspectives ? Quels enjeux ?

Entretien paru dans Le Café pédagogique du 31 août 2015

Cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

De nombreuses réformes sont lancées par le ministère. Aujourd'hui quelle vous semble la priorité du système éducatif ?

Nous avons été nombreux à le dire à l’occasion du débat sur la responsabilité de l’École à la suite des tragiques événements de janvier dernier : même si l’école ne peut pas tout, elle a, dans notre société, une responsabilité fondamentale : la formation des citoyens. Or, je nous trouve assez médiocres dans ce domaine et plutôt velléitaires. En effet, les mesures préconisées oscillent entre des enseignements, qui peinent à sortir de l’injonction, et l’appel à un renforcement de l’autorité des enseignants, qui a du mal à se traduire par autre chose que des grilles de sanction. Or la citoyenneté relève, à mes yeux, d’autres registres.
D’abord, elle se construit dans le « rapport au savoir » : nous formons des citoyens rigoureux et lucides quand nous leur transmettons l’exigence de justesse, de précision et de vérité qui leur permet de s’exhausser au-dessus des préjugés et d’échapper à toutes les formes d’emprise. Or, c’est là affaire de pédagogie : cela renvoie à la nature des activités scolaires, aux méthodes employées (la méthode expérimentale et la démarche documentaire me paraissent encore insuffisamment utilisées) et aussi aux modes d’évaluation bien trop loin encore de cette « pédagogie du chef d’œuvre » - une pédagogie vraiment exigeante - telle que, par exemple, Célestin Freinet la préconisait.
Ensuite, la citoyenneté se construit dans la mise en œuvre de formes concrètes de responsabilisation et de solidarité dans le quotidien des écoles et des établissements. C’est, là encore, affaire de pédagogie : les élèves sont aujourd’hui trop déresponsabilisés, l’institution ne leur permet pas de s’engager dans des activités collectives où faire l’expérience de la responsabilité et de l’autorité légitime ; de même, l’institution ignore très largement l’importance que pourrait prendre l’entraide entre élèves et continue à vivre sur le mythe de la classe homogène quand il faudrait, au contraire, favoriser les interactions dans des classes multi-niveaux, etc.
Bien sûr, tout cela ne disqualifie pas l’enseignement de la « morale civique », mais, comme dans tous les domaines, il faut articuler la découverte et la formalisation, le travail sur les pratiques et l’apprentissage des concepts qui permettent de les penser… C’est cette articulation qui est vraiment formatrice.
Enfin, il faut insister sur le fait que la citoyenneté se forme dans l’apprentissage de la parole tenue, quand les générations qui arrivent sont confrontées à des adultes qui tiennent leurs promesses. Or, c’est peu dire que nos promesses – et, en particulier, le droit à une éducation de qualité pour tous – ne sont pas vraiment tenues. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les élèves « ne croient pas » vraiment à l’École et peinent à entendre ceux qui leur demandent de respecter les valeurs de la République… dont cette République s’exonère elle-même largement.

Sur ce sujet le travail ministériel est il suffisant ?

Je suis convaincu que le ministère travaille. Je crois qu’à tous les échelons, beaucoup « font leur possible » pour améliorer les choses. Mais je crois que nous sommes devant des défis largement inédits et une situation particulièrement dégradée.
En matière pédagogique, nous sommes en pleine amnésie : tout ce qui a été imaginé depuis deux siècles est tombé aux oubliettes ; tout ce qui avait été construit dans les années 1980, dans le cadre des MAFPEN par exemple, est ringardisé ; la disparition des IUFM – qui n’étaient pas parfaits, loin de là, mais qui constituaient un cadre possible pour une formation professionnelle - a porté un coup fatal à l’idée même de formation, et les ESPE restent souvent dans une « logique d’enseignement », en juxtaposant simplement des cours ; les innovations pédagogiques ne trouvent guère, à quelques exceptions près, de véritable reconnaissance et l’institution se focalise sur les outils, souvent au détriment des finalités, et même des méthodes, etc. Cette amnésie est telle que nous réinventons en permanence l’eau tiède tout en donnant aux enseignants le sentiment d’un bégaiement permanent.
Quant à la question de la « justice scolaire », nous avons pris un retard considérable et nous sommes contraints de gérer l’éducation prioritaire avec des bouts de chandelle. Le ministère a évoqué, à plusieurs reprises, le fait de proportionner les dotations aux établissements aux difficultés sociales des élèves. Il y a quelques avancées dans ce sens, mais le chemin à parcourir est très long et exigerait des moyens supplémentaires que nous n’avons guère. Il faudrait aussi, bien sûr, pour que cette mesure soit vraiment efficace, appliquer cette proportionnalité aux « établissements de prestige » et à l’enseignement privé sous contrat. Mais je crains que le gouvernement ne soit plus en mesure de prendre de telles décisions.

Le ministère souhaite une réforme pédagogique. Est il bien armé pour un changement de cette nature ?

Le ministère dispose de deux « armes » pour accompagner les réformes pédagogiques et favoriser une évolution significative des pratiques dans un sens plus démocratisant : la formation continue et la réforme des évaluations institutionnelles. Or, malgré les appels répétés des organisations professionnelles et de tous les chercheurs, la relance de la formation continue n’est pas au rendez-vous. Les initiatives, dans ce domaine, restent massivement pyramidales et injonctives au détriment de l’accompagnement d’équipes en établissement. Quant à la refonte du système d’évaluation, nous sommes au milieu du gué et piétinons un peu. C’est dommage, car l’expérience montre que les enseignants forment toujours finalement leurs élèves à ce qui sera évalué : on pourrait donc faire évoluer les pratiques en introduisant clairement, dans les évaluations officielles, des travaux faisant appel à la recherche documentaire et à la démarche expérimentale, des exercices d’écriture longue, des « chefs d’œuvre » de toutes sortes qui permettent aux élèves de se perfectionner et de se dépasser. Je reste partisan du seul système, dans ce domaine, qui me paraît avoir une portée pédagogique : les « unités de valeur » non compensables attestées par des travaux d’envergure… y compris au baccalauréat.

Parmi les réformes de cette année il y a celle du collège : qu'en pensez vous ?

J’ai soutenu et je soutiens toujours cette réforme du collège. Elle s’inspire, en effet, de principes qui me paraissent essentiel : redistribution des moyens en faveur de ceux qui en ont le plus besoin, accompagnement des élèves par des professeurs à l’intérieur de l’établissement pour limiter l’externalisation / privatisation du « soutien scolaire », mise en place de modules interdisciplinaires pour donner sens à l’apport spécifique de chaque discipline, possibilité de regroupements d’heures dans les collèges afin d’éviter le fractionnement excessif des enseignements, etc.
Pour autant, j’entends bien les mécontentements : les classes bilangues n’étaient pas toujours utilisées pour les élèves les plus favorisés, mais permettaient aussi, parfois, une véritable promotion sociale ; le latin et le grec permettent d’accéder à une culture très largement fondatrice de la nôtre ; les heures des enseignements interdisciplinaires risquent d’être prises sur « les heures de cours », etc. Ces réactions sont compréhensibles. D’autant plus qu’on reste, en réalité, dans une vision comptable des heures et une vision technocratique de l’enseignement… et tout cela à moyens presque constants. Conséquence : pour mettre une rustine quelque part, il faut en enlever une ailleurs !
En réalité, nous sommes prisonniers d’un « cadre » qu’il faudrait repenser complètement en tenant compte des objectifs assignés au collège et de la réalité des adolescents d’aujourd’hui. Pas pour renoncer à la transmission des savoirs. Mais pour permettre, précisément, une transmission rigoureuse des savoirs. Si l’on se posait la question ainsi, on se verrait obligé d’interroger la taille des établissements, la notion de classe et de niveau, les modalités d’accompagnement des élèves, les responsabilités qu’il faut leur donner, l’architecture scolaire, le service enseignant, etc. Evidemment, tout cela ne pourrait pas se faire en catimini, avec de simples décrets. Il faudrait un vrai projet original, muri et soumis au parlement. Je suis convaincu, d’ailleurs, que la « fondation » du collège (il ne s’agit pas de le « refonder », puisqu’il n’a pas vraiment été « fondé ») devra passer, un jour ou l’autre, par une loi ambitieuse.

Le ministère lance aussi un plan numérique pour le collège. À quelles conditions pourrait-il influer sur les compétences des élèves ?

À la condition qu’on entre dans la question du numérique par les usages pédagogiques et non par la totémisation de l’outil. Car la question, pour les enseignants, c’est bien de savoir quand, pour quels objectifs, avec quelle préparation et quelle régulation, dans quelle articulation avec l’exposé magistral, le travail individuel et de groupe, etc. on peut ou on doit utiliser le numérique… Or, en dehors de quelques chercheurs et innovateurs, ces questions ne sont pas toujours clairement posées. D’où un danger d’inflation de matériel associée à une indigence de réflexion sur les usages… Cela me paraît d’autant plus dommage qu’il y a un véritable enjeu social : quand le numérique est instrumentalisé par les « industries de programme » pour assujettir les jeunes à une consommation compulsive, quand il existe un risque réel de voir se développer un usage strictement « utilitaire » et individualiste du numérique, quand le numérique est mis massivement au service de l’immédiateté et du passage à l’acte… l’école a une immense responsabilité : à elle d’assumer sa « fonction thermostatique » et de rétablir un rapport distancié et critique à cet outil.

Alain Juppé vient de publier quelques propositions scolaires : priorité au primaire avec transfert de moyens du secondaire vers le primaire, autonomie des établissements, présence accrue des enseignants dans les établissements. Qu'en pensez vous ?

À l’heure où je vous réponds, je n’ai pas pu, encore, lire le livre d’Alain Juppé. Je crois néanmoins, comme tout le monde, en connaître l’essentiel grâce à la magistrale campagne de promotion qui en a été faite. Sous réserve de confirmation dans quelques jours, il me semble donc que cet ouvrage rompt avec une certaine rhétorique anti-pédagogique et soupçonneuse à l’égard des enseignants, largement dominante à droite. C’est heureux.
Je crois qu’il propose la mise en place dans les établissements du second degré d’une équipe pédagogique constituée de représentants élus des professeurs autour du chef d’établissement : cela me semble représenter une mesure intéressante, à regarder de près. Il suggère également de permettre l’annualisation des horaires : c’est une perspective que j’ai toujours défendue, dès lors que les enseignants ont pouvoir, en équipe, sur l’organisation de ce temps, en fonction d’activités pédagogiques bien identifiées. Il propose aussi quelques mesures de bon aloi, mais sans nécessairement en « tirer les fils » jusqu’au bout : augmenter de 10% les enseignants du premier degré en échange d’une présence accrue dans l’établissement, pourquoi pas, si l’on trouve l’argent nécessaire ? Qui pourrait s’opposer à une telle mesure, d’autant plus que, comme LE CAFE l’a bien montré dans son édition de jeudi dernier, les enseignants du primaire sont aujourd’hui nettement moins bien payés que ceux du secondaire.
Mais je crois que le problème des enseignants ne se limite pas à la question – bien sûr essentielle – de leur feuille de paye : ils ont besoin de reconnaissance sociale, ils ont besoin d’un projet politique qui leur permette de croire en leur métier, ils ont besoin de se sentir respectés et, en particulier, de ne pas être les otages des changements de majorité qui leur imposent des réformes sans véritablement en accompagner la mise en place par une formation adaptée…
Mais je voudrais vous faire part, aussi, d’une interrogation qui pourrait vite devenir, pour moi, un vrai sujet d’inquiétude : j’ai cru comprendre qu’Alain Juppé évoquait, plutôt mezza vocce, le développement de « l’autonomie des établissements ». Or, cette notion peut être utilisée de deux manières radicalement différentes… Soit il s’agit de renforcer le pilotage national des établissements sur les objectifs à atteindre et de donner à chacun d’eux la liberté nécessaire pour une meilleure mobilisation des équipes afin d’y parvenir… soit il s’agit d’une libéralisation et d’une mise en concurrence systématique des établissements au sein même du service public qui deviendrait, alors, un ensemble d’établissements dont le statut ressemblerait fort à celui des établissements privés sous contrat d’aujourd’hui… Soit, on conserve et renforce des objectifs nationaux qui garantissent la cohérence du système, soit on les abandonne et on laisse dériver l’école vers une gestion parfaitement libérale… Soit le législateur définit des « chapitres obligés » des projets d’établissement et le ministère leur demande de justifier de leur mobilisation sur eux, soit on abandonne toute exigence en matière de démocratisation, de mixité sociale, d’accueil des familles, de suivi des enfants handicapés et en difficulté, d’accompagnement de tous les élèves, de formation documentaire, de construction de collectifs instituants, de diminution du redoublement, de formation des délégués d’élèves, etc... Et on laisse alors – sans perspective claire et projet national, chaque établissement chercher sa « clientèle », en faisant fi du « droit à l’éducation pour tous », d’une laïcité authentique et des obligations du service public.
Je ne fais ici aucun procès d’intention à Alain Juppé et ignore laquelle de ces deux perspectives il privilégierait. Mais je suis convaincu qu’une partie de la droite, aujourd’hui, rêve d’une libéralisation complète du système scolaire, d’une dérégulation absolue, selon des principes plus ou moins inspirés du « chèque éducation ». Or, cette dérégulation sera aussi, n’en doutons pas, une ghettoïsation (tous les travaux qui ont étudié les effets des mesures allant dans ce sens sont là pour en attester) et, à terme, un éclatement complet de l’Ecole. La droite, si elle choisit cette voie, n’aura plus à se préoccuper de pédagogie, elle n’aura même plus à imaginer des réformes ou à chercher comment mieux utiliser les moyens… il lui suffira de mettre en œuvre une « autonomie totale » et de parier que le darwinisme institutionnel sélectionnera « naturellement » les institutions et les pratiques les plus « adaptées »… Je peux paraître pessimiste, voire catastrophiste, mais je crois de la plus grande importance que, dans les débats sur l’école qui s’amorcent, chacun précise exactement ce qu’il met derrière le lieu commun qu’est devenue aujourd’hui l’ « autonomie des établissements ».  C’est un point central.

Dans les chantiers de l'année que la ministre a annoncé il y a l'évaluation des enseignants. Faut il ouvrir ce dossier ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre système d’évaluation des enseignants est archaïque et discutable. Je ne mets pas en cause, ici, personnellement, chaque inspecteur de l’Education nationale, d’autant plus que certains d’entre eux s’efforcent de faire un vrai travail d’accompagnement. Mais le système est, globalement, injuste, infantilisant et, pour tout dire, absurde. Il est injuste parce qu’il rend la « promotion » des enseignants aléatoire, au gré des inspections qui leur sont accordées et des inspecteurs qui les visitent. Il est infantilisant, car il place les enseignants en situation totalement dissymétrique, restaure, chez des adultes qui ont été recrutés dans des concours difficiles, la peur infantile de mal faire et décourage tout véritable dialogue qui pourrait vraiment les aider à progresser. Il est absurde car, au moment où le ministère encourage le travail en équipe, il reste, le plus souvent, individuel et, quand on sait que le travail pédagogique ne peut s’évaluer que sur la durée, se contente d’une photographie, nécessairement partielle et partiale…
Il est donc plus que temps d’ouvrir ce dossier. Mais la chose est délicate. Là encore, on voit monter la tentation de l’évaluation par le seul chef d’établissement. Je ne crois pas que cela soit la meilleure solution et puisse être accepté par les enseignants. En revanche, on pourrait parfaitement imaginer une formule utilisée dans d’autres pays et dans d’autres métiers : demander à chaque enseignant de constituer, tous les trois ans par exemple, un petit dossier où il consignerait ses initiatives pédagogiques, les formations qu’il s’est donné, les actions collectives dans lesquelles il s’est engagé (et qui pourraient faire l’objet d’un « rapport » collectif) ainsi que tous les documents qu’il jugerait utiles. Ce dossier serait examiné par une commission paritaire et permettrait de déterminer les promotions… Mais, bien sûr, on peut imaginer d’autres formules : l’important, à mes yeux, c’est la possibilité d’impliquer fortement l’enseignant dans sa propre évaluation, de favoriser le travail en équipe et la prise en compte de la formation.
Et puis, à ce sujet, je voudrais qu’enfin l’Education nationale mette en place, pour ses propres personnels, la Validation des Acquis de l’Expérience (VAE), dans laquelle elle est d’ailleurs engagée… mais seulement pour les autres ! Et qu’elle reconnaisse aussi les efforts de formation personnelle que certains enseignants et cadres font, le plus souvent dans l’indifférence générale. Comment justifier, en effet, qu’un enseignant qui fait une thèse en sciences de l’éducation ou dans la discipline qu’il enseigne doive prendre sur son temps et ses deniers personnels pour ce travail… et que nul, ensuite, dans son institution, ne songe à reconnaître et à valoriser ses compétences ? Une institution qui ne salue pas et ne promeut pas ceux et celles qui contribuent à produire des connaissances pour améliorer son fonctionnement donne quand même des signes d’une santé préoccupante.
Bref, la question de l’évaluation des enseignants renvoie essentiellement aux efforts plus que jamais nécessaires pour développer l’intelligence collective des acteurs de l’Ecole. Sans cela, bien des réformes risquent de n’être que de l’habillage technocratique du « plus de la même chose ».  Et c’est bien autre chose qu’il nous faut.

 

COMMISSION D’ENQUÊTE DU SENAT SUR LE SERVICE PUBLIC DE L’ÉDUCATION, LES REPÈRES RÉPUBLICAINS ET LES DIFFICULTÉS DES ENSEIGNANTS
Jeudi 16 avril 2015
Présidence de Mme Françoise Laborde

Audition de M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, professeur des universités émérite en sciences de l’éducation

Cliquez ici pour obtenir ce texte en PDF

Mme Françoise Laborde, présidente. – Notre dernière audition ce matin sera celle de M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie et professeur émérite en sciences de l’éducation.
Votre carrière au sein du système d’enseignement vous a conduit à exercer successivement comme instituteur, puis comme professeur de philosophie et de français en lycée professionnel, avant d’enseigner les sciences de l’éducation à l’Université. Vous êtes particulièrement connu pour vos prises de position en matière de pédagogie scolaire et, à ce titre, vous avez publié plus d’une vingtaine d’ouvrages parmi lesquels je citerai - sans être exhaustive - L’École et les parents : la grande explication… (2001), Faire l’École, faire la classe (2004), ou encore Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui (2009).
Vous avez participé ou conduit plusieurs missions de réflexion pour réformer l’éducation nationale : dès 1988, comme membre du groupe de travail chargé de réfléchir aux contenus de l’enseignement, puis de 1990 à 1993 au titre du Conseil national des programmes. Vous avez également dirigé l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) de 1998 à 2000 puis l’IUFM de l’académie de Lyon de 2001 à 2006.
J’indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d’enquête, votre audition fera l’objet d’un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commission, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Meirieu prête serment.

M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, professeur des universités émérite en sciences de l’éducation. – Je vous remercie de m’avoir sollicité dans le cadre de vos travaux.

Crise de l’école et schizophrénie éducative
Votre commission d’enquête porte sur une question qui me préoccupe particulièrement. Je partage votre conviction que notre École ne va pas très bien ; il est même devenu banal de dire qu’elle est « en crise ». En effet, l’École ne parvient pas à combler les inégalités sociales, l’enquête PISA montre même qu’elle a plutôt tendance à les creuser. L’école est en crise aussi en ce qu’elle n’inspire plus confiance à l’ensemble des parents. Elle voit se déployer, à sa périphérie, une multitude de dispositifs, ce qui montre qu’elle ne parvient pas à s’imposer comme une institution de la République qui se suffirait à elle-même et parviendrait à remplir seule ses missions. J’ai récemment travaillé sur le processus d’externalisation de l’aide aux élèves, extrêmement important aujourd’hui, puisque deux collégiens sur trois, au sein de l’échantillon étudié, bénéficient d’au moins deux dispositifs externes de soutien (qu’ils soient gratuits ou payants, reposent sur l’initiative familiale ou scolaire, s’effectuent dans un cadre associatif ou commercial). L’École est en crise aussi - les enseignants le disent et j’en avais fait le titre d’un de mes ouvrages rappelé par Madame la Présidente tout à l’heure - parce qu’ « il faut refaire l’École pour pouvoir faire la classe ». Dans le passé, l’École était un cadre institutionnel stabilisé dans lequel on pouvait venir et faire classe sans avoir à reconstruire l’institution. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut aujourd’hui refaire l’École pour pouvoir faire la classe. Chaque fois qu’un enseignant arrive dans sa classe, les codes scolaires et les principes qui régissent l’École sont à réaffirmer et à reconstruire.

En réalité, je crois que les enseignants vivent aujourd’hui dans la difficulté, voire dans la dépression. Ils ont le sentiment d’être davantage contrôlés que soutenus par leur hiérarchie. Et si, de toute évidence, il y a dans mes propos une part d’exagération, il n’en demeure pas moins que l’institution enseignante est remise en cause et qu’elle subit de plein fouet les conséquences de la désidéalisation du travail intellectuel et de la culture gratuite. Marcel Gauchet dit très justement que, pendant des millénaires, les hommes ont souffert par le corps et se sont élevés par l’esprit et par la culture. Aujourd’hui, la machinerie publicitaire et médiatique susurre en permanence à nos enfants que le plaisir vient d’abord par le corps quand le travail de l’intelligence, de la réflexion et de la culture est, lui, générateur de difficultés, voire de souffrances. Nos élèves traduisent cela par des phrases aussi triviales que : « Pourquoi se prendre la tête dans une société qui nous invite systématiquement à prendre notre pied ? »

Et puis, plus globalement, notre École souffre d’un déficit de projet politique au sens noble du terme. C’est lié au fait que l’École est écartelée entre ses missions propres, d’une part, et, de l’autre, les valeurs ou contre-valeurs que la société distille, à petite ou à haute dose, avec plus ou moins de contrepoison familial, à nos enfants. C’était déjà vrai à l’époque de Jules Ferry, mais l’École assumait alors pleinement sa mission thermostatique, c’est-à-dire en compensant ce qu’elle considérait comme les défauts d’une société au profit de ce qu’elle estimait souhaitable de promouvoir.

Je vois dix indicateurs pour illustrer ce hiatus entre ce qui est demandé à l’École et ce qui est dominant dans notre société :
- L’École se veut un lieu de pensée, de réflexion et de temps long, alors que la société promeut l’immédiateté et la satisfaction sans délai de la pulsion.
- Elle est le lieu de la construction de l’attention alors que nos enfants vivent dans une société qui pratique la surenchère de la sidération.
- Elle enseigne la justification raisonnée quand les effets spectaculaires font autorité.
- L’École se veut le lieu de l’appropriation et du transfert alors que nos enfants vivent dans un monde où la répétition mimétique et la création de réflexes conditionnés font la loi à travers la publicité et toutes les formes de propagande.
- L’École promeut le respect de la compétence quand beaucoup de médias font triompher la dérision.
- Elle valorise la parole tenue alors que les élèves font l’expérience au quotidien de la désinvolture généralisée.
- Elle se veut le lieu de la culture désintéressée alors que, partout, règne l’utilitarisme immédiat.
- Elle enseigne la richesse et la prééminence  de la langue écrite structurée quand l’onomatopée et la « période sans scansion ni fin » alternent au quotidien dynamitant l’unité sémantique de la phrase.
- L’école se veut le lieu de l’égalité des droits – et, en particulier, du droit de toutes et tous à accéder aux fondamentaux de la citoyenneté - alors que la société ne propose qu’une trompeuse égalité des chances.
- Enfin, elle est le lieu de la construction possible du collectif dans une société minée par l’individualisme forcené.

Deux idées-forces pour sortir de la « crise de l’École »
Face à cela, il n’est pas étonnant que les enseignants se sentent acculés à des tâches qu’ils jugent impossibles, et pensent même parfois qu’on leur demande de « vider l’océan avec une petite cuillère » ! Ainsi, pour sortir de cette véritable schizophrénie, je développerai devant vous trois idées fortes à partir desquelles je ferai quelques propositions simples.

Premièrement, nous devons assumer sans le moindre scrupule la « fonction thermostatique » de l’École, qui ne doit pas courir derrière la société, ni se mettre en concurrence avec l’univers médiatique et commercial. L’école doit assumer d’être le lieu et le moment de la décélération, où le détour par la culture permet de nourrir la pensée. Il ne s’agit pas d’une chose simple à réaliser au quotidien, car cela exige de repenser la structure même du temps scolaire, de revoir l’organisation du temps du point de vue de l’enfant - ce temps qui doit lui être donné à l’École pour réfléchir et pour apprendre.
Deuxièmement, face à cette schizophrénie entre ce qui domine dans la société et ce que l’École cherche à faire, nous devons réaffirmer le devoir d’exemplarité des adultes, et en particulier de celui des éducateurs. Une première piste est celle de l’aide à la parentalité, dont les dispositifs sont, aujourd’hui en France, erratiques et peu soutenus. Au-delà des seuls parents en grande détresse, l’aide à la parentalité devrait concerner tous les parents qui sont dépassés par le comportement de leurs enfants et qui ne savent pas comment réagir. Ces parents-là sont, le plus souvent, complètement démunis et abandonnés à leur solitude. Au regard de certains phénomènes nouveaux, il me semble particulièrement important de réfléchir à une forme d’accompagnement, qui ne soit pas d’ordre médical, mais plutôt de l’ordre du pédagogique, fondée sur l’entraide et l’échange avec d’autres parents. L’aide à la parentalité doit être intégrée dans les établissements scolaires et mérite un soutien fort des pouvoirs publics.

Dans le même ordre d’idée on ne peut manquer d’évoquer, non plus, la nécessaire exemplarité des enseignants. Ceux-ci devraient pouvoir se référer à un code de déontologie des éducateurs et cadres éducatifs. Mon collègue Erick Prairat a beaucoup travaillé ce sujet, en étudiant ce qui se passe dans les pays étrangers et nous devrions nous inspirer, entre autres, de son travail. Je crois que cela devrait être un prochain chantier du législateur.
Rappelons aussi, pour mémoire, que la jeunesse a du mal à s’appuyer sur l’exemplarité des hommes et des femmes publics, dans la mesure où les médias persistent à braquer leurs projecteurs sur la – trop grande - minorité d’élus ayant enfreint la loi et ne permettent pas toujours de faire comprendre l’importance essentielle du travail de ceux et celles qui agissent pour le bien commun.

Plus généralement, l’exemplarité devrait venir de toute la société des adultes… mais nous persistons pourtant à exposer la jeunesse à la démagogie publicitaire, à la violence systématique de certaines productions cinématographique, voire à la perversité de nombreuses émissions dont la diffusion n’est dictée que par la règle de l’audimat… et en rien par leur caractère éducatif pour notre jeunesse. Nous avons là un devoir, non pas de censure, mais de vigilance collective et protection des enfants qui, certes, sont des « êtres complets », mais qui, parce qu’ils ne sont pas des « êtres achevés » devraient faire l’objet d’une protection réelle de tout ce qui peut contribuer à détruire ou à abîmer le psychisme enfantin. C’est, d’ailleurs, un devoir que nous impose la Convention Internationale des Droits de l’Enfant dont nous sommes signataires. Peut-être pourrions-nous, d’ailleurs, instaurer, pour cela un « Haut conseil des droits de l’enfant » qui disposerait d’une totale indépendance, d’un droit d’auto-saisine et de la possibilité d’interpeller le parlement et le gouvernement sur ces questions essentielles ? Ce serait, à mes yeux, un grand progrès.
Un mot sur les médias et leur importance : l’utilisation non régulée des écrans amenuise – tout le monde en convient aujourd’hui – les capacités de concentration des enfants, et ceux-ci se retrouvent en classe, une télécommande greffée au cerveau, à la recherche de cette surenchère des effets qui les fait passer de la sur-attention à l’inattention, de l’excitation à l’asthénie. C’est un point fondamental où l’École doit assumer sa fonction thermostatique en « instituant » des espaces-temps propices à l’observation réfléchie, à la documentation approfondie, au développement de la pensée.

Revenir aux finalités pour réinterroger nos modalités scolaires
Je voudrais en venir maintenant à ce qui me paraît, face à cette situation, pouvoir nous guider : je crois qu’il nous faudrait, non pas dupliquer pieusement les méthodes d’un autre siècle, mais nous ressaisir de ce qui, à l’origine de notre École, a permis sa « fondation ». Et il me semble que, de François Guizot à Jules Ferry, de Ferdinand Buisson à Jean Zay, on pourrait reprendre, pour identifier nos principes fondateurs, la formule d’Olivier Reboul, quand il s’interroge sur « ce qui vaut la peine d’être enseigné » et qu’il répond par deux verbes « ce qui unit » et « ce qui libère ». Ce qui « unit » et correspond à nos racines républicaines ; « ce qui libère » et correspond à notre projet démocratique.

« Ce qui unit » : nous pouvons unir, d’abord, en permettant à la jeunesse d’accéder à la maîtrise de la langue, en particulier de la langue écrite, qui doit constituer une priorité absolue à mes yeux. Dans les petites classes notamment, ce que l’on pense être des difficultés en mathématiques ne sont souvent que les problèmes de compréhension de la langue. Pourquoi ne pas stimuler nos enfants en les invitant à rédiger des lettres d’amour… ou des lettres d’insultes ? Je dis souvent aux parents désolés de ne plus pouvoir parler à leurs enfants : « Écrivez-leur, ils vous liront et, peut être même, vous répondront-ils ! » Et je cite régulièrement cette réplique d’un de mes premiers élèves de sixième, à l’écriture catastrophique, à qui j’avais demandé : Mais on ne t’a jamais fait écrire à l’école primaire ? » et qui m’a répondu du tac au tac : « Oh ! Si ! On m’a beaucoup fait écrire. On m’a toujours corrigé, mais on ne m’a jamais répondu ! »

Nous pouvons unir aussi en insistant sur l’Histoire, en tant que discipline, bien entendu, mais aussi en tant qu’elle permet d’accéder à l’élaboration des savoirs eux-mêmes, à la compréhension, essentielle, de la manière dont ils sont apparus dans l’histoire des humains et ont contribué à leur émancipation : les vies de Copernic, de Newton ou d’Einstein peuvent être traitées, tout à la fois, sous des angles scientifique, philosophique ou sur celui de l’histoire des idées. L’Histoire est ce qui permet d’enseigner à nos élèves les savoirs scolaires, non comme des « épreuves scolaires » élaborées pour les sélectionner, mais comme de véritables aventures pour les libérer des préjugés et des stéréotypes de toutes sortes.

Je suis aussi partisan de renforcer l’enseignement de Humanités et de la littérature : selon Martha Nussbaum, dont je partage les analyses, la littérature favorise fortement la cohésion et le sentiment d’appartenir à une commune humanité, dans la mesure où elle développe l’empathie en permettant une meilleure compréhension de l’autre.
A côté de ces éléments ayant trait aux contenus, il me semble que la fonction d’ « unification » des élèves passe par un travail inlassable de construction de véritables « collectifs » scolaires. Afin d’éviter que les établissements d’enseignement ne soient de simples lieux de passage apparentés à des halls de gare, il faut encourager la mise en place, en leur sein de structures intermédiaires, où pourraient être construits des projets collectifs transversaux porteurs de cohésion et d’identité. Pour les élèves, mais aussi pour les enseignants, ces espaces et ces moments de liberté, de responsabilité et d’entraide constitueraient de puissants facteurs de cohésion et d’identité. J’en veux pour preuve l’état d’esprit régnant dans les milieux du scoutisme ou de l’Éducation populaire.

L’entraide entre élèves pourrait être fortement développée dans ce cadre. Elle a été, pendant longtemps - dans les lycées notamment - un élément fondamental de la réussite du système scolaire français. Je rappelle qu’à l’origine du lycée, les élèves n’avaient qu’une heure et demie de cours par jour, le reste de leur journée était consacré à l’étude et à l’entraide. L’entraide entre élèves est, en outre, particulièrement importante notamment au collège où se construit la « socialisation secondaire » que l’École peut aider à se structurer autour des valeurs de collaboration, de coopération et de solidarité.
Il serait ainsi envisageable de jumeler des classes au sein de « mini-collèges » ou de « mini-lycées », en associant des niveaux différents (une sixième, une cinquième, une quatrième, une troisième, ou bien deux sixièmes et deux cinquièmes), de leur affecter cinq ou six professeurs organisant ainsi la scolarité d’une centaine d’élèves, avec une relative liberté de gestion du temps et des groupes. Cette équipe d’enseignants incarnerait véritablement l’institution, ce qui me semble manquer, notamment lors de l’entrée en sixième.

« Ce qui libère » : il me semble indispensable de consacrer plus de temps à l’apprentissage de la pensée. Cela peut prendre la forme d’ateliers de philosophie ou de discussions à visée philosophique dans toutes les clases. À cet égard, je trouve scandaleux que les élèves de lycée professionnel n’aient pas de cours de philosophie. Cela laisse à penser que leur formation ne leur permettrait pas de s’intéresser aux questions relatives à la vie, à la mort, à l’avenir de la planète, etc. Cette situation me semble infamante et contribue à dévaluer des métiers que l’on continue de qualifier, à tort, de manuels alors qu’ils sont de plus en plus nécessaires à notre avenir pour reconstruire ce lien social qui nous fait tant défaut.

Mais, bien sûr, la « libération », la formation du sujet à « penser par lui-même » - qui est au cœur de la laïcité - doit s’attacher à la désintrication systématique du « savoir » et du « croire » : c’est la fonction centrale de l’enseignement. Dans sa lettre aux instituteurs de 1883, Jules Ferry rappelle ainsi que, si le savoir réunit, la croyance doit, quant à elle, demeurer individuelle. Les croyances ne doivent pas être érigées en savoirs… mais cela suppose de se garder d’enseigner les savoirs comme des croyances. La leçon de choses, exaltée par Ferdinand Buisson, n’avait pas pour vocation d’« amuser » les élèves, mais elle visait à permettre à l’élève de voir, d’expérimenter et de juger par lui-même. Le savoir ne doit pas être une croyance que le maître impose, mais quelque chose que l’élève peut toucher, voir et découvrir. Ferdinand Buisson développait trois méthodes, qui pourraient, d’ailleurs, davantage être mises en œuvre à l’heure actuelle dans toutes les disciplines :
- la méthode expérimentale, que l’on retrouve, par exemple, dans le dispositif de « La main à la pâte » ;
- la méthode documentaire, qui me semble devoir être « dépoussiérée » et retravaillée avec un souci de formation à l’usage rigoureux d’Internet (le moteur de recherche ne donne pas accès à ce qui est vrai, mais seulement à ce qui est le plus attractif) ;
- la formation logique, qui s’acquiert notamment par la maîtrise de la langue et un travail extrêmement précis et rigoureux sur elle.

En conclusion et après ces quelques remarques, je dirais que l’École me semble confrontée à quatre urgences solidaires :
- Une urgence politique, tout d’abord, consistant à valoriser le métier d’enseignant. Les enseignants ont parfois le sentiment de porter un fardeau et que les demandes pesant sur leurs épaules sont en contradiction complète avec le fonctionnement de la société.
- Une urgence institutionnelle, ensuite, qui réside dans la mise en place d’une véritable formation continue. En effet, si la formation initiale a fait l’objet d’une reconstruction partielle, quoiqu’insuffisante, la formation continue demeure, quant à elle, sinistrée. Les objectifs que je viens d’esquisser – travailler sur « ce qui unit » et « ce qui libère » - me semble devoir faire l’objet aujourd’hui d’une formation tout au long de la carrière.
- Par ailleurs, il me semble indispensable de mettre en place des unités pédagogiques à taille humaine. Il n’est pas possible de maintenir des unités pédagogiques aussi importantes, qui ne permettent ni l’exercice de la responsabilité, ni l’instauration de rituels structurants.
- Enfin, il me semble important de proposer aux jeunes un modèle de société plus capable de les mobiliser. Je souhaiterais, à cet égard, citer le manifeste de Pontigny. À l’été 1937, Jean Zay avait convié à Pontigny des représentants de l’ensemble des forces politiques et sociales françaises et européennes. Dans ce manifeste, les participants concluaient qu’« il ne s’agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire. Il s’agit de former des hommes capables d’esprit critique. Avoir l’esprit critique, c’est vouloir comprendre avant d’accepter, pouvoir juger pour choisir » ; ils poursuivaient en affirmant que « persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l’évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu’il ne servirait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l’on ne préparait pas dès maintenant des hommes capables d’y bien vivre. Sinon l’équipe gouvernante changera peut-être, mais l’oppression et l’injustice renaîtront d’elles-mêmes... Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l’exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née dans l’aveuglement, ou même une déification sommaire du sport ou encore l’affairisme financier ». Notre responsabilité est toujours là : dans notre capacité d’offrir aux jeunes l’idéal d’une société plus juste, solidaire et conviviale, une société plus unie dans la République et plus dynamique dans la Démocratie.

DEBAT :
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. – Vous avez été presque aussi disert que Vincent Peillon… Il me semble que le Philippe Meirieu d’aujourd’hui est différent de celui que j’ai connu dans le passé et dont les thèses, que l’on a pu qualifier de « pédagogistes », ont suscité de l’incompréhension chez certains enseignants. Je suis heureux de vous entendre dire que les savoirs peuvent être porteurs de vertus émancipatrices. Nombre d’entre nous n’ont retenu de votre discours que la « révolution copernicienne » que vous prôniez consistant à placer l’élève au centre du système. Or, il me semble que le rôle de l’enseignant consiste plutôt à transmettre des savoirs. L’élève doit, quant à lui, apprendre et avoir le goût de l’effort. Vous avez raison de dire qu’il faut un code déontologique. De ce point de vue, on peut regretter la disparition de l’épreuve « agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable » des concours de l’enseignement.
Il me semble en outre que les notions de nation et de patrie sont trop souvent ignorées alors qu’elles peuvent, au contraire, nous rassembler.
Je souhaiterais vous poser deux questions. Si les valeurs républicaines ont pu apparaître comme une évidence, les auditions et les déplacements que nous avons réalisés nous montrent, au contraire, la difficulté rencontrée par les enseignants pour les transmettre. Quels outils, quelles formations, quelle évaluation doivent être mis en œuvre pour faire en sorte que la loi du sacré ne prime pas sur la loi sociale ?
Par ailleurs, la parole des enseignants n’a-t-elle pas été dévaluée au sein de la société ? Pris entre les valeurs familiales, ou d’autres comme celles véhiculées par les médias et celles transmises à l’École, les élèves ne vont-ils pas privilégier celles de l’entourage ?

M. Philippe Meirieu : La nation est évidemment une réalité essentielle. Valmy – où des Français ont crié pour la première fouis : Vive la Nation ! » a joué un rôle essentiel dans l’émancipation d’un peuple contre l’arbitraire. Je pense que c’est cette idée de la nation, porteuse des droits de l’homme et du citoyen et capable de faire vivre la solidarité, qu’il convient de transmettre, et non l’image d’une nation repliée sur elle-même. 
Sur la question du rapport entre la pensée religieuse et les savoirs transmis à l’École, il me semble évident que l’École est le lieu où il est nécessaire de « justifier ». Ce n’est pas le lieu où celui qui crie le plus fort, qui est le plus séducteur doit l’emporter, mais le lieu où celui qui justifie le mieux et qui démontre le mieux doit avoir raison : le maître est là pour garantir cela. L’exigence de précision, de justesse et de vérité doit primer sur la loi du plus fort. Il s’agit du fondement même de l’enseignement. Cela a de nombreuses implications en termes pédagogiques : le travail sur la démonstration, le travail sur l’expérimentation, le travail sur la documentation.

Reste la question difficile du « rapport aux origines » : l’École est le lieu où chacun doit avoir cette capacité à se dégager de ce qu’il a acquis sans le trahir mais en le relativisant. Je travaille actuellement sur la réédition du « Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire » de Ferdinand Buisson. L’article sur la laïcité est très clair. Il n’y affirme pas qu’il est nécessaire d’expurger les élèves de leurs croyances, mais il estime que ces croyances n’ont pas leur place à l’École. Pour Buisson, la laïcité scolaire se situe dans le prolongement de la distinction entre l’ordre civil et l’ordre religieux. Il faut que seuls les savoirs, qui relèvent de l’état stabilisé des connaissances et de ce qui « fait commun », soient enseignés. Ces savoirs ne peuvent « faire commun » que s’ils ne sont pas enseignés comme des croyances.

Or, encore aujourd’hui, une partie des savoirs scolaires sont enseignés comme des croyances. Je pense qu’une réflexion doit être menée dans le cadre de la formation des enseignants, initiale comme continue, afin de travailler sur une pédagogie qui montre, démontre, explique et permette aux élèves de comprendre, d’apprendre et de faire la différence entre ce qu’ils comprennent et ce qu’ils croient.
J’ai moi-même été, en 1998, à l’origine des Travaux personnels encadrés (TPE) dans les lycées, mis en place comme un outil pour former les jeunes à la recherche documentaire interdisciplinaire. Les résultats, de l’avis de tous, ont été très intéressants. Nous avions engagé-là un mouvement vers des « élèves-chercheurs », capables de se dégager de leur identité  d’« élèves-croyants » ; c’était un mouvement vers une authentique laïcité.
Je souhaiterais terminer en relevant un point. Si on a pu me traiter de « pédagogiste », je ne crois pas avoir jamais négligé l’importance des disciplines et de la transmission. Je crois même avoir insisté sur l’importance de la culture – sens le plus fort du terme - au sein des disciplines scolaires. J’ai mené très tôt des expériences pour apprendre aux élèves à apprendre à lire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. Lorsque j’étais enseignant en lycée professionnel, j’ai travaillé sur la Théogonie d’Hésiode. Ce sont ces textes, forts par leur densité anthropologique et par ce qu’ils interpellent chez l’élève, qui sont en mesure, tout à la fois, de leur faire découvrir la richesse de la langue, de les arracher à certains de leurs préjugés et de les faire accéder à des questions anthropologiques essentielles qui les relient, au-delà de leurs différences et construisent authentiquement du « commun ».

Mme Françoise Laborde, présidente. – M. Gérard Longuet a dû s’absenter car il doit intervenir en séance publique mais il m’a prié de vous dire qu’après vous avoir entendu, il revenait sur son a priori sur le pédagogisme : votre propos l’a convaincu !

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. – Pour ma part, mon a priori était plutôt favorable. Beaucoup de vos analyses retentissent agréablement à nos oreilles, notamment l’idée de la pensée longue.
À travers tout ce que vous avez décliné, ne pensez-vous pas que la loi d’orientation Jospin, qui fixait trois missions - former l’homme, former le citoyen et préparer à l’insertion dans la société - a été fondamentale ?
Vous m’avez intéressée et surprise sur un point, à savoir introduire une sorte de mini-collège au sein du collège. Je trouve cette idée très séduisante, mais je vois mal comment la mettre en œuvre en pratique. Comment notamment la décliner dans la formation, pour apprendre d’autres manières de travailler ? Comment l’intégrer également dans les processus administratifs ?

Mme Marie-Christine Blandin. – En ce qui concerne les talents requis pour ce que vous appelez de vos vœux, à savoir l’exigence de la méthode d’acquisition des savoirs et la capacité de forger du collectif, ne pensez-vous pas que l’État a une part plus importante à jouer dans la définition des maquettes des ÉSPÉ, assurée actuellement par les universités, lesquelles se servent parfois des ÉSPÉ comme une variable d’ajustement de leurs ressources humaines ?

M. Claude Kern. – J’ai totalement adhéré à votre exposé, dont je vous remercie. Je voudrais revenir sur l’idée du code de déontologie. Autrefois, la déontologie était enseignée aux futurs enseignants à l’école normale ; elle ne l’est plus dans le nouveau système de formation. La définition de ce code de déontologie doit-elle selon vous venir du politique ou de l’éducation nationale ? À titre personnel, je pense, connaissant le monde enseignant, qu’une initiative politique pourrait froisser plus qu’autre chose.

M. Éric Jeansannetas. – Je remercie M. Meirieu pour la qualité de son exposé. Vous nous avez alertés sur la gravité de la situation, sur une école qui dérive, et présenté quatre urgences. Nos ministres qui se succèdent n’ont malheureusement pas le temps. La refondation de l’école ne peut se faire en quelques jours ni en quelques heures. Il est également nécessaire de prendre le temps de faire adhérer les enseignants à la réforme.
J’ai moi aussi été très intéressé par l’idée d’unités pédagogiques à taille humaine, notamment au collège, qui constitue un âge charnière pour nos jeunes. Je crois effectivement que les élèves, comme les enseignants, sont isolés et seuls. 
Ma question est simple : combien de temps doit-on donner à un ministre, à un Parlement ou à un gouvernement, pour trouver un consensus ?

M. Guy-Dominique Kennel. – Vous nous avez donné une bonne vision d’ensemble, dont la mise en place nécessite un certain délai. Si vous étiez à la place d’un ministre ou d’un législateur, estimeriez-vous imaginable de fixer un délai minimal entre deux réformes, pour laisser le temps de l’évaluation ? Par ailleurs, quelles mesures pourraient être prises immédiatement, pour être efficaces le plus rapidement possible ?

M. Philippe Meirieu : La loi de 1989 fait partie des grands textes de l’histoire de l’Education nationale, comme ceux de Jules Ferry et Ferdinand Buisson, de Jean Zay, de Joseph Fontanet, d’Alain Savary… C’est un texte fondamental, malheureusement pas toujours mis en œuvre comme nous l’aurions espéré.

Sur la question de la construction du collectif, je comprends les difficultés des éducateurs… Mais on pourrait peut-être avancer en précisant les choses : on parle beaucoup de « vivre ensemble », mais il s’agit d’une formule que j’utilise peu, car l’on peut vivre ensemble lobotomisés sous l’emprise d’un gourou fanatique. En tant qu’héritier des mouvements d’Education populaire, je préfère, de loin, la notion de « faire ensemble ». Je suis convaincu que lorsque des élèves font ensemble et que chacun a une responsabilité dans l’action collective, ils éprouvent vraiment ce qu’est l’autorité dans une démocratie. Pour moi, l’autorité est liée à la responsabilité. C’est un point tout à fait essentiel. Si on ne le fait pas comprendre aux enfants, si on ne leur donne pas de l’autorité en fonction de responsabilités qu’ils assument, je pense qu’ils ne peuvent pas vraiment intégrer la légitimité de l’autorité, qu’ils vivent alors comme une forme d’arbitraire et les invite à la transgression systématique.

Concernant les « micro-collèges » et « micro-lycées », je milite depuis longtemps en faveur des « classes verticales ». J’étais avant-hier à La Ciotat, dans le collège Jean-Jaurès, où il existe une classe verticale « Freinet » d’une centaine d’élèves, comprenant une sixième, une cinquième, une quatrième et une troisième, prise en charge par une équipe de professeurs permanents et de professeurs à temps partiel. Chaque semaine, ces élèves sont réunis par l’ensemble de leurs éducateurs. À cette occasion, on leur transmet des consignes, on organise des activités communes, on programme des cours et des groupes de besoin, on met en place l’entraide entre élèves : c’est une dynamique pédagogique formidable. Je ne vois d’ailleurs pas d’inconvénient à s’appuyer sur la bivalence des enseignants pour parvenir à cela, dès lors qu’elle se fonde sur le volontariat et qu’une formation est dispensée aux volontaires.

Evidemment, il me parait difficile d’imposer cela partout, mais on pourrait commencer sur la base du volontariat, nombre d’enseignants étant tout à fait disposés à faire avancer les choses. J’ai moi-même eu l’occasion de proposer ce dispositif dans d’autres pays, où il a pu être mis en œuvre dans des conditions extrêmement intéressantes. Comme je l’ai déjà évoqué, les adolescents traversent une période dite de « socialisation secondaire » qui les pousse à se regrouper. Nous devons leur proposer, au sein des établissements, des cadres éducatifs leur permettant de vivre ensemble des projets collectifs - que ce soit un journal télévisé ou la réalisation d’une maquette de ville romaine, peu importe - faute de quoi ces regroupements se feront spontanément sous la houlette d’individus risquant de les orienter vers la transgression destructrice ou le radicalisme ravageur.
Pour répondre à Mme Blandin, je dirais que les ÉSPÉ ne correspondent pas encore aujourd’hui à mes attentes, car elles ne sont pas passées de la logique de l’enseignement à la logique de la formation : elles multiplient et juxtaposent les heures d’enseignement sans véritablement s’attacher à la formation réelle des personnes. Si on formait les ingénieurs comme cela, ce serait une vraie catastrophe ! Les ÉSPÉ devraient pouvoir bénéficier d’un cahier des charges plus opérationnel et d’un accompagnement professionnel plus rigoureux.

À M. Kennel qui m’interroge sur les mesures à prendre en priorité, je répondrai en mentionnant à nouveau l’établissement d’un code de déontologie destiné aux enseignants et aux personnels d’encadrement. À l’instar de ce qui a été fait dans de nombreux pays, ce code devrait être élaboré, en premier lieu par les personnes concernées, puis soumis ensuite à la validation du législateur. Comme je vous l’ai déjà indiqué, la seconde mesure pourrait être la création, au sein des établissements, de structures intermédiaires de trois ou quatre classes regroupées autour d’un projet canalisant les énergies et cristallisant les identités, notamment par la mise en œuvre de rituels structurants. La troisième mesure serait de faire de la maîtrise de l’écrit, en particulier de l’écrit long et réflexif, une véritable cause nationale.

Je souhaitais conclure en mettant en avant le fait que, selon moi, l’Education nationale devrait avoir une posture plus jacobine quant à l’affirmation des principes fondamentaux qui la structurent et plus girondine quant à leur mise en œuvre par les équipes de terrain. Or, c’est malheureusement souvent l’inverse qui se produit. Je voudrais un cahier des charges national, qui fixerait les chapitres obligés du projet d’établissement validés par le législateur, qui s’imposerait à des établissements, libres, par ailleurs, de mettre en œuvre leurs projets de la façon dont ils l’entendent, avec leurs ressources et leur imagination propres, et l’accompagnement bienveillant, bien sûr, de la « hiérarchie ».

Mme Françoise Laborde, présidente. – Nous vous remercions pour cette présentation qui montre, entre autres choses, de quelle façon vous envisagez la conjugaison entre obligation et responsabilisation. Nous avons en tête des exemples de projets collectifs nous ayant été présentés lors de la visite d’un collège de Toulouse, qui organise périodiquement des semaines thématiques consacrées, par exemple, à l’intégration ou à la presse.
La réunion est levée à 12 h 12.

« Pour que l’École tienne ses promesses… »

Version intégrale de l’entretien dont certains extraits ont été publiés sur le site lemonde.fr et dans les pages du quotidien LE MONDE daté du 24 janvier 2015

cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

Comment percevez-vous le « plan global » de lutte pour la défense des valeurs de la République que le gouvernement vient d’annoncer ?

Je veux retenir l’engagement sur la formation des enseignants : elle s’impose aujourd’hui, tant dans le domaine de la formation initiale, où la réflexion pédagogique passe bien souvent à la trappe, que dans celui de la formation continue, complètement sinistrée... Pour le reste, le président de la République insiste sur la nécessité de se mobiliser autour de l’Ecole et dans l’Ecole afin qu’elle joue pleinement son rôle dans la formation aux valeurs républicaines et aux principes de la démocratie. Mais je ne vois pas encore comment, précisément, nous en prenons le chemin. En effet, trois conditions, étroitement solidaires, sont requises si l’on veut sortir des seules mesures à caractère sécuritaire : il faut que l’Ecole sache énoncer les valeurs et les principes qui la guident, afin qu’ils soient entendus et compris ; il faut qu’elle les fasse vivre au quotidien pour qu’ils soient vraiment intégrés par les élèves ; et il faut qu’elle les mette en œuvre dans le fonctionnement même de l’institution pour garantir leur crédibilité. L’énonciation, de manière formalisée et accessible en fonction de l’âge des élèves, est indispensable et je me réjouis, à cet égard, de la stabilisation d’un “enseignement moral et civique” dont je voudrais qu’il soit, encore plus clairement, adossé au Droit. Nous vivons, en effet, dans notre pays, un étrange paradoxe : “nul n’est censé ignorer la loi”... mais personne ne l’enseigne ! Je voudrais que l’on fasse découvrir aux élèves que des principes comme “nul ne peut se faire justice soi-même” ou “nul ne peut-être, à la fois, juge et partie” ont été construits pour les protéger et contribuer à notre émancipation collective. De même, le travail annoncé sur le règlement intérieur doit s’effectuer en montrant précisément ce que les interdits autorisent et en quoi ils sont au service du bien commun...

Mais cette énonciation n’aura guère d’effets si elle ne s’accompagne pas d’un effort pédagogique, partagé par tous les enseignants, pour faire vivre au quotidien le “respect” et la solidarité qu’on veut promouvoir : on voit des avancées dans ce sens, sur la notation qui “ne doit pas blesser”, sur la pratique du débat argumenté qui permet de se dégager des préjugés et de sortir des affrontements violents, sur la maîtrise de la langue qui est une condition essentielle pour accéder à la pensée. Mais cela reste assez timide au regard de la promotion systématique des pédagogies coopératives dont nous avons besoin, pour construire des collectifs où chacun ait une vraie place, pour mobiliser l’attention des élèves et les impliquer dans leurs apprentissages, pour leur permettre de faire l’expérience fondatrice de la solidarité en actes...

Enfin, tous ces efforts doivent, évidemment, être relayés par le fonctionnement même de l’institution scolaire : on nous annonce une lutte plus efficace contre le décrochage, des dotations aux établissements proportionnelles aux difficultés sociales qu’il rencontrent, une relance de l’éducation prioritaire, le déblocage de fonds sociaux et l’intervention de volontaires pour constituer une “réserve citoyenne” auprès des établissements en difficulté : je veux croire que cela va vite se concrétiser, que tous les établissements – y compris de l’enseignement privé – prendront leur part en matière de mixité sociale, que les “zones d’éducation prioritaires” deviendront des “zones d’excellence pédagogique” et qu’on ne continuera pas à priver les lycéens professionnels de la réflexion philosophique qu’ils réclament assez unanimement... Si les annonces actuelles n’étaient pas suivies d’effets et que les inégalités continuent à se creuser, nous pourrions, alors, craindre le pire. La parole tenue, en matière éducative, n’est pas un choix, c’est le principe même de toute action.

Dimanche 11 janvier, 3,7 millions de personnes descendaient dans la rue derrière un slogan : « Je suis Charlie ». Puis est venu le temps des récriminations de ceux qui ne s’y reconnaissaient pas. Dans 200 écoles et établissements des enseignants ont fait état de contestations. Quelle est la responsabilité de l’école ?

Nous avons, bien évidemment, une responsabilité collective dans ce qui s’est passé. Cela nous renvoie à nos options en matière géopolitique, à la manière dont nous avons laissé se développer la ghettoïsation de nos quartiers, au recul des services publics sur des territoires qui se vivent aujourd’hui à l’écart du pacte républicain, à la crise de l’emploi et de son pouvoir intégrateur ainsi qu’à la marginalisation programmée de l’Education populaire et à notre incapacité à offrir à une partie de notre jeunesse des causes généreuses dans lesquelles s’engager. Mais cela renvoie aussi au fait que notre Ecole ne tient pas ses promesses à l’égard des jeunes des milieux populaires, en particulier ceux issus de l’immigration : la fracture scolaire s’accroît jusqu’à ruiner la crédibilité de tout discours sur l’égalité républicaine...

Pour autant, cette analyse – éminemment nécessaire - n’exonère nullement ceux et celles qui basculent dans le radicalisme de leur responsabilité : ils ont fait des choix que rien ne peut justifier. Or, le rôle du pédagogue est justement d’aider à sortir de cette oscillation infernale qui domine dans le brouhaha médiatique actuel entre le discours de l’excuse et celui de l’exclusion, entre le « tout victimaire » et le « tout coupable ». Il nous faut construire des pratiques éducatives qui, sans nier les responsabilités politiques et les injustices sociales inadmissibles, permettent la formation à la responsabilité, au choix éclairé, au refus des embrigadements dans le radicalisme. Ce n’est pas simple pour ma génération, et pour la gauche en général, imprégnées d’un sociologisme de l’explication. Mais c’est un impératif pour permettre aux jeunes d’identifier les marges de liberté qu’ils peuvent avoir dans un destin qui semble écrit pour eux. Et cela se construit dans la relation éducative, en famille, à l’école, dans le tissu associatif et le rapport aux médias. C’est cela notre devoir éducatif aujourd’hui : faire accéder les jeunes à la conscience citoyenne. Sans compassionisme mais sans aveuglement : “Je fais alliance avec toi, mais pour construire ta liberté”. Et ce principe doit, me semble-t-il, être au cœur du comportement de toutes et tous dans la société. Face à ce qui vient de se passer, chacun doit accepter de faire partie du problème, pour faire aussi partie de la solution.

Concrètement, dans la classe, comment le face-à-face pédagogique devrait selon vous évoluer pour favoriser le « vivre ensemble » et la laïcité que les politiques ne cessent de mettre en avant  ?

La laïcité en actes, c’est un travail quotidien de désintrication du savoir et du croire. L’enseignant, dans toutes les disciplines, doit travailler avec les élèves sur cette distinction essentielle. Et, pour que nul n’impose ses croyances comme des savoirs, il ne doit pas imposer ses savoirs comme des croyances. Cela suppose de mettre en place des démarches rigoureuses, expérimentales et documentaires, pour que l’exigence de précision, de justesse, de vérité, soit au cœur de l’acte de transmission. L’enseignement républicain, dans son inspiration même, n’est pas, ne peut pas, être dogmatique : il doit être habité par le souci constant de “faire le vrai” ensemble. Dès la classe, les élèves doivent apprendre que celui qui a raison n’est pas celui qui crie le plus fort, mais celui qui démontre le mieux... Et, nous avons, dans ce domaine, beaucoup de chemin à faire.

Quant au vivre ensemble, il nécessite un effort pour permettre à chacun de s’exprimer, mais aussi pour “construire du commun” : il faut que les personnes se sentent suffisamment proches pour pouvoir se parler et suffisamment différentes pour avoir quelque chose à se dire. Or, je crains qu’à force d’individualisation systématique nous ayons oublié la construction du commun. Certes, cette construction passe par des rituels scolaires que nous avons à réinventer, mais elle passe aussi par l’acquisition d’une culture commune et la fréquentation des “humanités”. C’est pourquoi je crois à la nécessité de développer beaucoup plus l’approche littéraire et artistique. La littérature et l’art permettent, en effet, de développer la capacité d’empathie à l’égard de l’autre, d’entrer dans son référentiel sans s’y perdre ; ils nous aident à nous mettre à la place de l’autre pour penser avec lui - ni pour lui, ni contre lui. C’est ainsi qu’on peut se dégager de la peur et de l’agressivité pour se reconnaître comme participants ensemble de “l’humaine condition”. C’est ainsi que, dans une société laïque, nous pouvons ne pas toujours partager les mêmes réponses à des questions existentielles, mais devons nous reconnaître comme fils et filles des mêmes questions fondatrices. Et c’est ainsi qu’on peut travailler ensemble à la construction du bien commun.

Depuis vos débuts comme enseignant en 1969, vous avez toujours gardé le contact avec la classe, et ce même quand vous occupiez des fonctions administratives ou politiques. Cela fait donc plus de quarante ans que vous participez, observez, interrogez le système éducatif. Partagez-vous le constat d’une école en crise ?

Le constat, formulé par Antoine Prost il y a quelques années, me semble plus que jamais d’actualité :  on a démocratisé l’accès à l’école sans démocratiser la réussite dans l’école. Et les enseignants, profondément attachés à la justice sociale, souffrent de se sentir impuissants face à ce phénomène. René Haby [ministre de l’éducation à qui l’on doit, dans les années 1970, le « collège unique »] avait mis en place, pour lutter contre ce phénomène, la « pédagogie de soutien » qui, quand elle n’a pas été détournée, s’est vite avérée insuffisante. On a essayé aussi les “classes spécialisées”, comme les 4ème et 3ème « technologiques » qui devaient mettre en place une pédagogie adaptée aux élèves en difficulté. Mais, elles sont vite devenues des dispositifs de relégation. Aujourd’hui, on voit se développer des formes de plus en plus nombreuses d’externalisation – en dehors de la classe et de l’école – du traitement des difficultés scolaires. Nous assistons à une accélération fantastique du fonctionnement centrifuge de l’école où l’on passe beaucoup trop de temps à évaluer en classe si les élèves ne seraient pas mieux ailleurs ! Avec deux conséquences : d’une part, la multiplication, dans le prolongement des dispositifs institutionnels  et associatifs, des officines privées et de l’aide sur Internet, et, d’autre part, la médicalisation systématique des difficultés scolaires. La classe est ainsi progressivement vidée de sa substance, elle n’est plus considérée comme le lieu essentiel de l’acte pédagogique : la “pédagogie différenciée” disparaît au profit de la “détection – dérivation” des élèves qu’on juge “inadaptés”. Les enseignants, eux, souffrent d’une prolétarisation, pas seulement au regard des conditions matérielles d’exercice de leur métier, mais parce qu’ils se trouvent ainsi dépossédés du sens et du contenu même de leur mission.

Quels autres symptômes de la crise de l’école identifiez-vous ?

J’observe que se met en place une “individualisation” systématique qui fait éclater le système et épuise les enseignants contraints à pratiquer ce que j’ai pu appeler “la pédagogie du garçon de café”. Quand il faudrait construire obstinément les conditions de l’attention collective et de la pensée, on court, de table en table, en cherchant désespérément à satisfaire les demandes immédiates de chacun.  Je regrette aussi la totémisation du numérique, qui finit par fonctionner, dans une pensée magique, comme un remède miracle à tous nos maux. Or, si je suis convaincu que l’école doit travailler avec et sur le numérique, je pense qu’elle doit le faire en se demandant quels en sont les usages possibles et comment ils peuvent être mobilisés au service des apprentissages. L’école ne doit être ni technophile, ni technophobe, mais “techno-critique” et “techno-inventive”, ce que, fort heureusement, beaucoup d’enseignants sont déjà. Demandons-nous ce que le numérique peut apporter à l’élève, plutôt que de croire qu’en équipant chaque collégien d’une tablette, on les fera tous réussir !

Mais ce qui me préoccupe le plus aujourd’hui, c’est de voir notre système scolaire saisi par une forme de concurrence libérale qui, loin de réduire la fracture scolaire, accroît les mécanismes de ségrégation. Au collège déjà, par le jeu des options et des langues, mais aussi dans les lycées - dont certains préparent au bac, d’autres aux classes préparatoires -, une concurrence entre établissements se déploie, plus ou moins ouvertement, avec des effets ravageurs en terme d’égalité du droit à l’éducation, à une éducation de qualité pour toutes et tous. Avec des rancoeurs sociales que nous risquons de payer au prix fort.
Cette crise du système, tout le monde - ou presque - en est conscient aujourd’hui. Deux voies s’ouvrent à nous : on peut aller vers un scénario catastrophe, le recours à des solutions libérales dont la formule la plus radicale est le chèque éducation. Ou, au contraire, travailler sur la carte scolaire et la mixité sociale pour reconstruire un service public équilibré et viable sur les territoires. Au-delà d’un tiers d’élèves en très grandes difficulté ssociale et scolaire, une école ou un collège ne peuvent pas vraiment remplir correctement leur mission d’éducation. Il faut l’admettre et prendre des mesures fortes pour rétablir les équilibres. Nous sommes à la croisée des chemins. Et je souhaite que les Français en soient conscients et mesurent bien les conséquences des choix qu’ils pourraient faire.

La dernière mouture du programme internationale PISA (2012) l’a mis en avant : l’école française est championne en matière de reproduction des inégalités. Sur quels leviers agir pour diminuer le poids de la naissance sur la réussite scolaire ?

PISA n’est pas intéressant si l’on en fait simplement un outil de construction de palmarès. Il l’est, en revanche, pour mesurer les évolutions. Oui, à regarder PISA, la fracture scolaire est bien là et elle s’aggrave. Le livre L’école ou la guerre civile [publié par Philippe Meirieu avec Marc Guiraud en 1998], dans lequel nous parlions de “dérive des continents scolaire”, n’a rien perdu de son actualité. On savait déjà, dans les années 1990, qu’il fallait refondre la carte scolaire, imposer aux établissements privés de prendre leur responsabilité en matière de mixité sociale, proportionner les dotations à la difficulté des situations. Quinze ans sont passés, et on a bien peu progressé... On continue aussi à être fasciné par le “gigantisme scolaire” : au nom des sacro-saintes économies d’échelle qui font l’impasse sur les coûts sociaux, l’anonymat, la violence et les abandons qu’il entraîne, on construit des établissements beaucoup trop grands. J’ai tenté de  convaincre - sans résultat - plusieurs ministres d’ouvrir la voie, au sein des établissements, à des « unités pédagogiques fonctionnelles », à taille humaine, où une centaine d’élèves pourraient être pris en charge par sept ou huit enseignants, sur la base du volontariat : des unités pédagogiques où une véritable équipe pourrait encadrer un collectif d’élèves et disposer de vraies marges de manœuvres pour les faire travailler au mieux.

En 2013, vous avez consacré un ouvrage au plaisir d’apprendre. Et rappelé une évidence : « rien ne s’enseigne que l’élève ne désire apprendre ». Comment, aujourd’hui, donner - ou redonner - du sens et du plaisir à la scolarité ?

En permettant à l’enseignant d’habiter ses propres savoirs, de développer une pédagogie du chef d’œuvre - celui que l’on rencontre et celui que l’on fabrique. La mission de l’école ne doit pas se réduire à l’acquisition d’une somme de compétences, aussi nécessaires soient-elles, mais elle relève de l’accès à la pensée. Et c’est par la médiation de l’œuvre culturelle, artistique ou scientifique, que la pensée se structure, découvre la jouissance du comprendre et accède au goût du savoir.

A mi-mandat, la gauche semble hésiter en matière de priorité éducative, entre la « priorité au primaire », la défense de la laïcité, la lutte contre le décrochage ou encore le plan numérique. Quelle est pour vous l’urgence ?

La priorité au primaire est un bon choix, mais, pour ma part, j’aurais plus délibérément ciblé l’entrée dans le langage écrit. L’école a une fonction thermostatique : quand il fait froid à l’extérieur, elle doit élever le niveau de température. Dans un monde où l’écrit long, corrigé, structuré, a tendance à diminuer, où les courriels et SMS nous inondent, l’école a le devoir majeur de permettre aux enfants de découvrir l’écriture et le plaisir qu’elle procure. L’écrit en tant que communication différée, argumentaire construit, propos soutenu par la densité de la pensée, est profondément structurant pour l’élève et sa réussite scolaire. Il est aussi essentiel pour le citoyen et le débat démocratique car il implique rigueur, mise à distance, précision. Or au primaire et jusqu’à l’université, le nombre d’heures dévolu à l’apprentissage de l’écrit reste insuffisant.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’immobilisme des enseignants limite toute possibilité de réforme ?
Je ne crois pas à l’immobilisme des enseignants. Je dirai plutôt qu’ils sont déstabilisés parce qu’ils ont le sentiment que tout change tout le temps et que les politiques font des “coups” pour laisser leur marque plutôt que de choisir l’action sur la durée. Et puis, le manque de formation pédagogique se fait cruellement sentir : beaucoup se sentent désarmés devant les situations auxquelles ils ont à faire face. A cela s’ajoute - toutes les enquêtes d’opinion en attestent - un manque de reconnaissance symbolique, alors que ces mêmes enquêtes montrent, aussi, que les enseignants sont beaucoup plus estimés qu’ils ne le croient de la population. Cela révèle une perte de sens du métier. Les professeurs ont aujourd’hui le sentiment d’être des exécutants, alors qu’ils devraient être mobilisés pour relever un véritable défi civilisationnel. Dans ces conditions, la tentation du repli sur soi est forte.

La relation avec les familles est aussi pointée du doigt. On l’a perçu lors des débats, très vifs, sur les rythmes scolaires ou la polémique sur une prétendue « théorie du genre »... La famille éduque, l’école instruit, disait-on jadis. Le partage des tâches a-t-il été bouleversé ?

Ce partage ne fonctionne pas et n’a jamais fonctionné. Le moindre geste de chaque enseignant est éducatif, car il est porteur d’une vision de l’humain et de la société. Certes, les familles, avec la montée de l’individualisme social et de la crise, peuvent être tentées d’entrer dans une relation à l’école de « donneur d’ordre ». Or l’école, en tant qu’institution, ne peut être dans une situation d’obéissance aux multiples exigences individuelles. Je regrette que la refondation de l’école, qui aurait pu être l’occasion de mettre en avant le bien commun éducatif, se soit embourbée dans la question des rythmes scolaires, ce qui a obscurci le paysage de manière dommageable, entérinant une vision finalement assez consumériste des activités culturelles et de l’école. Mais, on ne peut reprocher aux familles leur comportement individualiste, si aucun projet collectif mobilisateur n’émerge à l’horizon...

Aujourd’hui, nous sommes au pied du mur : ou bien, l’on se contente de rustines éducatives symboliques pour équilibrer les mesures sécuritaires que l’on prend par ailleurs, ou bien, nous sommes capables de nous mobiliser autour de finalités de l’Ecole assumées. Ces finalités renvoient à des enjeux politiques et sociaux, mais aussi à des finalités pédagogiques : nous devons passer, enfin, de “l’égalité des chances” à l’égalité du droit à l’éducation” pour toutes et tous, nous donner les moyens d’enseigner vraiment “ce qui libère et ce qui unit”, selon la belle formule d’Olivier Reboul, mettre en place une véritable pédagogie coopérative à tous les niveaux et accompagner les enseignants, pour cela, par une refonte de la formation professionnelle, initiale et continue.

Vous continuez d’incarner, dans les querelles de l’école, le « camp des pédagogues » face aux « républicains ». Ce clivage s’invite aujourd’hui encore dans les débats, qu’ils portent sur l’évaluation ou sur les programmes. Peut-on le dépasser ?

Les médias l’ont un peu dépassé, les enseignants aussi. Pour ma part, je n’ai jamais cédé au pédagogisme dont on m’accuse. Je sais parfaitement qu’ici ou là, mais bien moins qu’on ne le dit, on peut être tenté d’abandonner l’exigence culturelle au profit d’une forme d’animation et d’écoute lénifiante. « Apprendre à apprendre en n’apprenant rien... » : ce risque, je ne le nie pas. Et, dès mes premiers travaux publiés en 1984, j’ai mis vigoureusement en garde contre les dérives "productive" et "fusionnelle" qui peuvent s’emparer des “méthodes actives”. Depuis, je n’ai jamais dévié. Mais certains ont besoin de “boucs émissaires” pour s’exonérer de nos responsabilités collectives.

Par ailleurs, j’ai conscience que mes engagements politiques depuis 1989, ont pu brouiller mon image. Certains collègues universitaires ne m’ont pas pardonné ces engagements et la posture militante que j’ai adoptée dans l’arène médiatique... En même temps que, symétriquement, pour les politiques, je restais un universitaire difficilement contrôlable à la liberté de parole un peu dérangeante. Cette posture de l'entre-deux, entre ce que Bourdieu nommait la « cité savante » et la « cité mondaine », est difficile à tenir. Mais je reste convaincu que les intellectuels, comme tous les citoyens, ne peuvent plus se contenter de dénoncer le cumul des mandats, la politique politicienne, le carriérisme des hommes politiques, la manière dont ils passent, au gré des circonstances et sans compétences particulières, d’un domaine à un autre... en gardant les mains aussi blanches que la blouse de leur laboratoire !

Propos recueillis par Mattéa Battaglia

SEPTEMBRE 2014 : "Comment ça va à l'école?"

(entretien sur le site ventscontraires.net, Théâtre du Rond Point)

cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

En écho au titre de notre dossier mensuel, diriez-vous que « ça va bien à l'école » en France aujourd’hui ?
Si l’on en croit tant les statistiques nationales officielles que les comparaisons internationales comme PISA (Programme international de suivi des acquisitions des élèves de 15 ans), « ça va bien – et même très bien - à l’école » pour une partie de nos élèves, environ 20% d’entre eux… Ca va bien pour les enfants plutôt « bien nés », comme on disait jadis ; ça va bien pour les enfants qui ont trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau, pour les fils et les filles de professeurs, de cadres supérieurs et de professions libérales… Ils intègrent, très tôt, des écoles maternelles et primaires plutôt tranquilles, puis se dirigent vers des collèges – publics ou privés mais bien cotés - avant d’être scolarisés dans nos meilleurs lycées… C’est que leurs parents ont développé, dès leur plus tendre enfance, des stratégies culturelles et scolaires efficaces : ils leur ont lu des livres de littérature de jeunesse, le soir, quand ils étaient petits, les ont amenés dans les musées et les théâtres subventionnés ; ils ont régulé leur consommation de télévision et de jeux vidéos ou, du moins, se sont préoccupés de ne pas les laisser trop seuls devant les écrans ; ils ont discuté avec eux, régulièrement de tout ce qui leur arrivait, en s’efforçant de les amener à « parler juste », à préciser leur pensée, à faire des phrases correctes, à raconter des histoires bien construites et à faire des démonstrations cohérentes… Et puis, ces parents ont géré au plus près la carrière scolaire de leurs enfants : ils ont rencontré régulièrement les enseignants, sollicité des aides extérieures dès que le niveau devenait préoccupant ici ou là. Enfin, ils ont choisi minutieusement les langues, filières et options de leurs enfants ; ils ont pris, parfois, quelques libertés avec la carte scolaire, afin d’être certains que leurs fils ou leurs filles seraient bien acceptés dans les « classes  préparatoires aux grandes écoles » et pourraient ainsi accéder aux meilleures études et aux meilleures places !

Bien sûr, cela ne marche pas toujours systématiquement ! Fort Heureusement, d’ailleurs ! L’éducation d’un enfant n’est pas la fabrication d’un objet et il arrive que l’un d’entre eux, malgré la sollicitude dont il est entouré, rue dans les brancards et déjoue tous les pronostics. De même, quelques boursiers, à l’environnement social difficile, se hissent parfois jusqu’aux plus hautes marches et justifient ainsi « l’élitisme républicain » dont on a cru longtemps qu’il était capable de faire triompher « l’égalité des chances » contre « l’hérédité des conditions »… Mais ce ne sont là que des exceptions bien rares. D’année en année, les chiffres sont de plus en plus accablants : l’école reproduit les inégalités, elle ne comble pas la fracture sociale, mais la creuse.

Alors, oui, ça va plutôt bien dans les « bonnes classes » des quartiers favorisés ; ça va très bien dans les « grandes classes » de nos lycées d’élite ; ça va vraiment très bien dans nos laboratoires de recherche scientifique dont plusieurs pays au monde se disputent les « meilleurs éléments »… Globalement, notre École va bien pour ceux qui pourraient presque réussir sans elle, ceux qu’elle accompagne dans un parcours sans heurts majeurs ni échecs particuliers, ceux qui ne s’interrogent jamais vraiment sur leur « orientation » car, ayant toujours de bons résultats, ils passent toujours « naturellement » dans la meilleure des classes supérieures… Mais, pour les autres, malheureusement, ça va moins bien : que ce soit pour les élèves « moyens », toujours à la merci d’un accident de parcours et qui grossissent, le plus souvent, le flux des filières aux débouchés incertains, ou que ce soit pour ceux qu’on nomme pudiquement les « élèves défavorisés » qui n’échapperont au décrochage que parce qu’on les « orientera » à temps vers des « filières professionnelles » dont nos décideurs ne cessent de proclamer « l’égale dignité » tout en se gardant bien d’y mettre leur propres enfants ou de s’interroger sur les statuts sociaux et les revenus financiers auxquels elles conduisent.

Alors, finalement, notre École ne va pas si bien que cela. Nous avons démocratisé l’accès à notre institution scolaire (aujourd’hui tous les élèves ont accès au collège), mais sans démocratiser la réussite dans l’institution scolaire : les « victimes » d’hier (ceux que « l’école de la bourgeoisie » laissaient délibérément à la porte) sont devenus les « coupables » d’aujourd’hui (ceux à qui l’on a donné leurs chances et que l’insuffisance de leurs efforts et l’incurie de leur parents entraineraient inéluctablement vers l’échec !)… À la juxtaposition de deux systèmes étanches qui dominaient dans les années 60-80 (le système « primaire-professionnel » et le système « secondaire-supérieur ») s’est substituée progressivement une dérive des continents scolaires, une « fragmentation de l’offre », comme disent les sociologues, qui favorise plus que jamais le développement de « l’entre soi ».

Notre École est ainsi devenue un archipel d’établissements multiples entre lesquels les réseaux de cooptation surdéterminent, de toute évidence, l’accompagnement exigeant du travail des élèves et l’éducation au choix ; notre École classe et enferme, assigne à résidence et définit des trajectoires qui ne se recoupent guère. Elle isole et crée des ghettos quand elle devrait réunir et permettre de construire l’avenir du commun qui nous fait tant défaut aujourd’hui.

Autant dire que, même pour les élèves pour qui « ça va bien l’école », ça ne va pas si bien que ça ! Les sujets les plus « brillants » y apprennent, de fait, la suffisance, ignorant qu’ils ont tant à apprendre de ceux et celles qui n’ont pas été des enfants gâtés, ignorant qu’ils ont tant à recevoir des « manuels » et des « exclus », de ceux qui sont porteurs d’autres façons de voir et de penser le monde, de ceux qui ont à partager l’humanité avec eux… Quant aux autres, aux déshérités de toutes sortes, à mille lieues des espaces scolaires protégés, ils intègrent souvent malheureusement – en dépit du travail pédagogique exemplaire que les militants pédagogiques s’efforcent de mener avec eux – que la culture n’est pas leur affaire et que, face au monde des nantis, ils ne disposent, pour occuper leur vie, que des formes les plus élémentaires de la débrouillardise et du divertissement…

Non, décidément, ça ne va pas bien à l’école. Parce qu’au vrai sens du terme, il n’y a plus une École, un lieu qui rassemble les « petits d’hommes » pour leur permettre de penser ensemble leur avenir en commun… Il n’y a plus que des écoles où chacune et chacun s’affaire pour garantir sa réussite individuelle… ou éviter d’y perdre son temps trop longtemps si l’échec est inévitablement au bout du chemin.

L'école est-elle plus que jamais un champ de bataille idéologique ?
Oui. Ma conviction est que l’École, en tant qu’institution républicaine, référée à des valeurs communes, est aujourd’hui réellement menacée par une vision libérale, d’ailleurs déjà assez largement mise en œuvre. La logique de privatisation qui permet de cultiver « l’entre soi » au profit des plus favorisés est déjà là, jusque dans l’enseignement public lui-même ; la concurrence entre les établissements est devenue une banalité, quand ce n’est pas le mode de fonctionnement lui-même du système scolaire incarné par la formule du « pilotage par les résultats »… Pourtant, le système tient encore, vaille que vaille, dans une grande partie du pays, mais il faudrait peu de choses pour que tout bascule : que l’on encourage encore plus la concurrence entre les personnes et les établissements, qu’on invite les parents à la faire jouer massivement et les files d’attente vont s’allonger devant les « bonnes écoles » qui pourront, sans difficulté, choisir les « bons éléments » et devenir encore « meilleures » ! La fracture scolaire deviendra gigantesque, mais assumée par les idéologues du « que le meilleur gagne » ! Tenir, face à cela, pour une institution qui garantisse la qualité de l’éducation sur tous les territoires de la République exige un vrai choix politique et des mesures urgentes. Autant dire que rien n’est gagné dans ce domaine !

Le métier d'enseignant est-il toujours « le plus beau métier du monde » ? En quoi le regard des parents sur cette profession a-t-il changé, ces dernières années ?
Sur le fond, je suis convaincu que le métier d’enseignant est un métier à la fois passionnant et essentiel ; c’est une aventure formidable que de devoir accompagner l’arrivée dans le monde des nouvelles générations ; c’est un défi extraordinaire que de ne jamais se résigner à l’échec et à l’exclusion de quiconque, de parier sur l’éducabilité de toutes et tous… Je voudrais, d’ailleurs, que, dans la formation des enseignants, cette dimension - ce « foyer mythologique » du métier, pour reprendre la belle expression de Castoriadis – soit plus présente et qu’au-delà de la maîtrise des « référentiels de compétences », de l’acquisition des connaissances disciplinaires et didactiques indispensables, on se soucie de faire vivre ce « foyer », en particulier par une réflexion plus poussée sur les enjeux philosophiques, politiques et anthropologiques du métier. L’approche par la littérature peut, d’ailleurs, être très précieuse aussi pour cela…

Mais, bien sûr, les conditions d’exercice du métier ont changé : à l’École, comme en matière de justice ou de santé, les citoyens ne s’en remettent plus aveuglément à une institution et à des personnes qui seraient définitivement à l’abri de tout regard critique. Ils veulent savoir comment ils sont traités et s’ils ne sont pas victimes d’injustices. Dans le domaine scolaire, un sociologue, Robert Ballion, a pu, dès les années 1980, parler de l’émergence des « consommateurs d’école ». Et le phénomène s’amplifie aujourd’hui considérablement… tant et si bien que les enseignants ont parfois le sentiment d’exercer leur métier sous contrôle, voire d’être victimes d’intrusions inacceptables dans leur domaine de compétence.

Je comprends, bien sûr, leur inquiétude : comment exercer sereinement son métier quand on a le sentiment que chacun considère que le plus important est la satisfaction de ses aspirations personnelles, même si c’est au détriment du projet collectif ? Mais cela nous renvoie précisément à notre capacité à porter un projet éducatif pour la nation et à y associer l’ensemble des citoyens. Comment peut-on reprocher aux personnes leur individualisme quand, précisément, nous n’avons rien à leur proposer qui puisse emporter leur adhésion, quand il n’y a plus de cap éducatif clair et que l’on n’est pas mobilisé ensemble sur un avenir commun ? C’est pourquoi, il ne sert à rien de stigmatiser l’individualisme des « consommateurs d’école » : il vaudrait mieux leur proposer une École dont l’ambition soit forte, à laquelle ils puissent adhérer et, même, qu’ils aient envie de contribuer à construire ensemble, avec les enseignants et les cadres éducatifs, et non contre eux !

Instruire ou éduquer : quelle doit être, selon vous, l’ambition de cette école ?
Je ne crois pas que l’on puisse opposer ces termes ni, a fortiori, que l’on ait à choisir entre eux. D’abord, on ne peut pas instruire sans éduquer, car « instruire » suppose évidemment que l’on choisit des contenus à transmettre et des méthodes pour y parvenir. Or, aucun de ces choix n’est neutre au plan éducatif : enseigner l’éducation physique plutôt que le catéchisme, les mathématiques plutôt que le droit, Baudelaire plutôt que Sully Prudhommme, la loi de Joule plutôt que le système de Ptolémée ou la relativité générale, l’imparfait du subjonctif plutôt que le lipogramme… tout cela a un sens, dit quelque chose du type d’humain que l’on veut former et, au-delà, de la société que l’on veut promouvoir. De même, exclure ou promouvoir l’entraide entre élèves, faire répondre à des questions sur un extrait de Molière ou demander aux élèves de le mettre en scène, les faire travailler sur des manuels ou sur des écrans, faire la moyenne des différentes notes obtenues à toutes les dissertations de l’année ou faire reprendre systématiquement chacune d’entre elles pour retenir le meilleur résultat… rien de tout cela n’est équivalent du point de vue éducatif : dans tous les cas, on instruit, mais on n’éduque pas de la même manière, on ne prépare pas le même avenir individuel et collectif. C’est le philosophe Bergson, professeur « classique » s’il en est, qui expliquait que la simple manière de rendre des copies – en commençant par la meilleure ou la moins bonne, de façon aléatoire, en fonction du type de commentaires que l’on s’autorisait oralement devant toute la classe – en dit déjà beaucoup sur la façon dont on entend « éduquer » les élèves, mettre en avant des comportements et des valeurs et même, finalement, appliquer en classe la devise de la République « Liberté – Égalité – Fraternité »…

Nul ne peut donc instruire en s’exonérant d’un projet éducatif et autant qu’il soit explicite plutôt qu’improvisé ou dicté par une mode passagère. De même éduquer sans instruire est un leurre : aucune éducation ne peut se faire sans l’appropriation de langages structurés, sans l’enseignement de savoirs, organisés progressivement dans des disciplines et des progressions ; aucune éducation ne peut se faire sans la médiation d’objets culturels qui en constituent le matériau de base… Il n’est, d’ailleurs, pas d’exemple d’un « petit humain » qui ait accédé au statut d’être humain sans s’être approprié un ensemble de connaissances : les « enfants sauvages » qui en ont été privé dans leur enfance n’ont jamais pu rattraper leur retard et s’intégrer véritablement dans une société… Alors que la créature monstrueuse du docteur Frankenstein - qui a bénéficié de l’instruction grâce à l’observation d’une famille où l’on accueillait une étrangère, a pu accéder aux livres et à l’interlocution d’un maître aveugle – est parvenu, lui, à accéder au statut qui lui a permis de défier son créateur. Certes, la créature du docteur Frankenstein est une fiction, mais une fiction qui en dit long sur « l’humaine condition ». Et le petit Émile de Rousseau – qui est aussi une fiction et qu’on enrôlerait volontiers au service d’une « éducation pure » - reçoit, n’en déplaise aux contempteurs de Jean-Jacques, un programme d’enseignement très précis.

Instruire et éduquer sont donc les deux versants inséparables de la même réalité, deux projets qu’il nous faut penser ensemble et articuler étroitement. Au risque – particulièrement grave aujourd’hui à mes yeux - de rabattre l’École sur une inculcation superficielle et de laisser l’éducation des enfants aux mains des « joueurs de flûte » de toutes sortes.

La mission de l’École ne serait-elle pas, alors, tout simplement, de « transmettre » les savoirs et les valeurs nécessaires à la construction de notre avenir commun ?
Sans aucun doute. Mais « transmettre les savoirs et les valeurs nécessaires à la construction de notre avenir commun » est tout sauf évident. La transmission entre les générations, c’est l’acte fondateur par lequel l’éducation garantit ce qu’Hannah Arendt nommait « la continuité du monde ». Les nouvelles générations ne peuvent pas réinventer le monde et chaque humain est, comme le disait aussi Hannah Arendt, un « obligé du monde » : il existe toujours un monde qui est déjà là et qui lui permet de se construire à travers des rituels, des langages, des connaissances déjà élaborées, toute une culture qui permet aux humains de se parler et d’habiter ensemble l’univers. Et c’est précisément la transmission de tout cela qui garantit à la fois, selon Hannah Arendt, la continuité du monde et la possibilité de le renouveler…

Transmettre est donc un impératif et ne pas transmettre est une démission : l’enfant qui vient au monde y arrive toujours infiniment démuni parce que consubstantiellement inachevé. Contrairement aux animaux, ses savoirs et savoir-faire sont extrêmement réduits et la part d’indétermination qu’il porte est immense : nul n’a jamais vu une abeille démocrate, l’abeille est génétiquement royaliste ! Mais, aucun humain, en revanche, ne porte ses opinions politiques et son projet d’organisation sociale dans ses gênes… C’est pourquoi Kant explique que l’homme est le seul être vivant qui a besoin d’être éduqué. La transmission est le corollaire de « l’humaine condition », c’est aussi ce qui permet à l’humain de sortir de la répétition et d’entrer dans l’histoire grâce à l’invention dont il devient ainsi capable.

Mais la transmission, quand elle s’impose brutalement, quand, au nom de son impérieuse nécessité, elle s’effectue au forceps, devient inculcation : elle est alors inévitablement menacée d’indifférence ou de rejet. Pour l’enfant ou l’adolescent, ce qu’on lui transmet ainsi, ce sont les savoirs et les valeurs de « la tribu d’en face », sans autre légitimité que celle du pouvoir que les adultes ont sur lui. La tentation est forte, alors, de les récuser, de camper dans une opposition systématique ou de ne les adopter que superficiellement, pour « avoir la paix », en jouant, par ailleurs, la facilité ou en se soumettant au plus séducteur de ses pairs ou au plus habile des « marchands du temple »…

Car, en réalité, on ne transmet rien vraiment sans que celui à qui l’on s’adresse ne s’implique, ne s’engage lui-même dans un apprentissage dont il doit être l’acteur pour devenir progressivement auteur. Auteur de lui-même et auteur dans le monde. « Aucun apprentissage n’évite le voyage », écrit Michel Serres et « tout apprentissage nécessite, comme l’explique Vladimir Jankélévitch, le courage des commencements ». Car, apprendre, c’est toujours faire quelque chose qu’on ne sait pas faire, précisément pour savoir le faire. C’est toujours, quelque peu, une prise de risque, un saut dans l’inconnu. Avant de savoir réciter un poème devant ses camarades, on ne sait pas si l’on va y arriver. Avant de se coltiner un problème de mathématiques, on ne sait pas si l’on va en venir à bout. Avant de s’engager dans un travail écrit, on est toujours saisi de l’angoisse de ne pas y parvenir… C’est pourquoi la transmission éducative n’a rien de mécanique et la pédagogie n’est nullement une science mais plutôt, selon la belle formule de Michel de Certeau, un « art de faire » : il s’agit, pour celui qui veut transmettre, de construire des institutions, d’inventer des situations, de développer des relations qui favorisent l’engagement indispensable du sujet dans ses apprentissages. C’est là un travail qui nécessite une obstination sans faille, d’autant plus qu’on n’a jamais fini de créer les conditions qui favorisent l’engagement de celui qui apprend… tout en sachant qu’aucune condition – aussi élaborée soit-elle – n’exonèrera l’élève de sa décision et de son effort.

Il y a donc dans la transmission quelque chose d’irréductible aux approches scientistes - ou même simplement  « scientifiques » - des apprentissages : c’est une aventure proprement humaine où s’engrènent la conviction d’un éducateur – qui croit en l’éducabilité de chacune et de chacun – et la volonté d’un éduqué qui se met en jeu parce qu’il entrevoit, même fugitivement, le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre. C’est une affaire, à proprement parler, de « pédagogie ». Qu’est-ce que la pédagogie ? Une approche de la mystérieuse complexité du rapport de transmission entre les êtres et les générations, une approche qui se nourrit tout autant de « romans de formation » que d’expériences-limites avec les exclus de toutes sortes, de réflexion philosophique que de rencontres artistiques. Une approche développée, depuis des siècles par quelques grandes figures comme Comenius, Itard, Pestalozzi, Korczak, Makarenko, Montessori, Freinet ou Paulo Freire, tous ceux et toutes celles qui nous donnent à lire, à travers leurs œuvres, les contradictions vives de l’entreprise éducative et peuvent ainsi nourrir notre détermination à « éduquer sans inculquer », à « former sans conformer », à associer devoir de transmission et émergence de la liberté… Mais il semble bien qu’ainsi conçue, la pédagogie soit, aujourd’hui, rangée parmi les vieilleries dont nous devrions nous passer pour conduire, sous l’autorité des neurosciences et des théories du management réunies, les générations qui viennent vers la « société du contrôle » dont parlait Gilles Deleuze dès 1990, avec, en perspective, « le meilleur des mondes » ! Relisons Huxley pour mesurer les dangers qui nous menacent ainsi !

Quels fondamentaux l’École doit-elle  aujourd'hui offrir aux élèves ?
A la question « Qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné ? », le philosophe Olivier Reboul, mort en 1992, répondait : « Ce qui libère et ce qui unit ». Je fais volontiers mienne cette réponse. L’École doit, en effet, enseigner « ce qui libère » du narcissisme enfantin et du fantasme de la toute-puissance : quand toute la société marchande ne propose que la rétention dans le caprice, la précipitation dans la pulsion, le triomphe de l’immédiateté, l’École doit offrir du temps pour la pensée, la réflexion, l’anticipation ; elle a pour mission d’introduire ces médiations nécessaires qui permettent à un sujet de se construire dans une temporalité maîtrisée, en faisant le détour par les savoirs qui permettent de comprendre les enjeux individuels et collectifs de nos actions. L’École nous libère ainsi de nos préjugés, de notre suffisance, de nos certitudes faciles, de nos enfermements claniques ; elle ouvre l’horizon devant nous, nous permet d’aller voir au-delà de nos cercles d’appartenance, de rencontrer d’autres manières de penser : elle nous offre ainsi les conditions d’une véritable liberté de choix. Pas une « liberté du vide », mais une liberté informée, réflexive, distanciée. J’allais dire « une liberté citoyenne », si ce dernier adjectif n’était pas aujourd’hui si galvaudé.

Mais l’École doit aussi enseigner « ce qui unit » et c’est là, à proprement parler, où se conjuguent sa fonction culturelle avec sa fonction sociale et politique. D’abord, dans la tradition laïque, l’enseignement a pour mission d’aider chacune et chacun à désintriquer le « croire » et le « savoir ». Non pour discréditer le « croire » - les laïques n’ont presque jamais imaginé, d’ailleurs, qu’on puisse se passer du « croire » -, mais parce que le « croire » relève de la sphère privée alors que le « savoir » est ce qui est vrai pour tous, quelles que soient nos croyances par ailleurs. Certes, cette désintrication n’est jamais totalement aboutie – il restera toujours probablement un peu de « croire » dans tous les savoirs comme on trouvera toujours quelques bribes de « savoir » dans toute croyance -, mais l’École, la classe, la situation pédagogique doivent être portées par l’exigence de vérité ; c’est cette exigence – qui s’exprime à travers la méthode expérimentale ou documentaire, la démonstration et la recherche de cohérence - qui en font une institution publique, une institution « qui unit », non pas « en plus » des enseignements qu’elle dispense mais bien « par » les enseignements qu’elle dispense… Et puis, symétriquement, l’École doit, par la culture qu’elle transmet, permettre aux élèves qui la fréquentent de se découvrir parties prenantes de l’humaine condition, à travers leurs histoires personnelles et sociales, leurs croyances et leurs émotions. L’éducation artistique et culturelle a, à cet égard, un rôle absolument essentiel : non parce qu’elle fournirait des réponses dogmatiques qui s’imposeraient à tous, mais parce qu’elle permet de faire vivre et de partager les questions fondatrices qui nous réunissent au-delà de nos différences : à travers la rencontre des œuvres culturelles comme grâce au travail de création que l’on peut faire dans ce domaine, les élèves peuvent, en effet, se découvrir animés par les mêmes interrogations sur l’amour et la mort, la solitude et la violence, le pouvoir des hommes et l’avenir de notre univers.

Pourquoi faut-il continuer à raconter Le petit Poucet aux enfants d’aujourd’hui, sous une forme ou sous une autre ? Parce que tout enfant a peur d’être abandonné par ses parents et qu’en lui offrant un récit littéraire, on lui permet de se reconnaître en lui, d’être relié aux autres grâce à lui, de mettre des mots sur ce qui l’habite… et tout cela sans le violer dans son intimité. Pourquoi faut-il lui raconter l’histoire de l’ogre ? Parce que, comme tout humain, il est hanté par une question sans réponse : peut-on aimer quelqu’un sans le dévorer ou l’étouffer ? Ou encore : peut-on être aimé de quelqu’un sans être mangé par lui ? Et il faut aider l’enfant comme l’adolescent à mettre des images et des mots sur ces questions. Il faut lui permettre d’entrer dans le symbolique pour pouvoir se dégager du chaos intérieur qui peut, sinon, devenir mortifère pour lui comme pour ses proches…

Alors, s’il fallait résumer « les fondamentaux » de l’École aujourd’hui, je dirai : la construction exigeante de la pensée contre toutes les formes du « capitalisme pulsionnel », si bien décrit par Bernard Stiegler, et la construction minutieuse de ce qui unit les humains entre eux, aussi bien dans les savoirs positifs que dans les interrogations anthropologiques dont ils sont porteurs. C’est à partir de cela, je crois, qu’il faudrait penser les programmes scolaires.

On parle souvent de « sanctuariser l'école ». Selon vous, contre quoi doit-on essentiellement la protéger ?
Contre la marchandisation et l’individualisme.

Contre la marchandisation systématique et ses corollaires – la frénésie consommatoire et la pratique compulsive de la communication en temps réel -, l’École doit être le lieu de la gratuité, du plaisir d’apprendre (même si ce que l’on apprend n’est pas directement « employable »), du temps savouré pour comprendre les choses en profondeur, du temps gagné pour penser, écrire, échanger, loin des injonctions du « tout – tout de suite et sans délai ».

Et contre l’individualisme, la recherche forcenée des stratégies qui permettent d’obtenir satisfaction sans se soucier des autres, contre le « chacun pour soi » et la surenchère des coachings de toutes sortes pour tirer son épingle du jeu quoi qu’il en soit, l’École doit rester le lieu de la construction d’un véritable collectif, de la pratique systématique de l’entraide, de l’apprentissage de la coopération active et de la solidarité en actes.

On entend régulièrement parler d'une baisse du niveau des élèves. S'agit-il selon vous d'un fantasme ?
De toute évidence, il y a une évolution très importante dans la nature des savoirs et des savoir-faire maîtrisés par les élèves. Ils connaissent et savent faire beaucoup de choses que nous ignorions, dans de nombreux domaines, alors qu’ils sont devenus totalement étrangers à des pans entiers de savoirs « traditionnels » que nous maitrisions jadis. Mais ce qui est particulièrement préoccupant à mes yeux, c’est la question de la maîtrise de la langue et, plus précisément, de l’entrée dans la « haute langue » orale et dans la langue écrite. Car la langue n’est pas un simple  « vêtement de la pensée », dont on pourrait se passer ou que l’on pourrait partiellement sacrifier dès lors qu’on « vit intensément », la langue est la structure même de la pensée. Entrer dans la langue, c’est entrer dans la pensée et dans ce que la pensée a de plus exigeant. Concrètement, la langue – la vraie - impose de préciser de quoi on parle et ce qu’on en dit, elle impose de « définir » et de « distinguer » les choses, de traquer les approximations, d’expliquer et de développer son point de vue, de construire des structures narratives, de donner des exemples et de construire des arguments… bref, de se dégager des borborygmes, des onomatopées, du flux ininterrompu de mots inarticulés, de ces télescopages conversationnels dérisoires qui tiennent lieu de « parole » pour beaucoup de nos enfants et de nos adolescents.

C’est pourquoi je crois que l’École doit être le lieu d’apprentissage par excellence de la parole et de la langue écrite exigeantes. Du point de vue du maître, elle doit être le lieu de la fermeté linguistique, à mille lieues des bavardages filandreux et répétitions sans fin qui laissent l’attention flottante et ne fournissent aux élèves aucun point fixe pour accrocher leur esprit et engager leur travail. Du point de vue des élèves, elle doit être le lieu d’apprentissages rigoureux : apprendre à reformuler jusqu’à ce que l’expression s’accorde parfaitement avec l’intention – ou, plus exactement qu’on accède à son intention à travers la perfection de la formulation -, apprendre à structurer un propos, à engager un travail d’écriture sur la durée et à le remettre en chantier en réhabilitant l’exercice fondateur du brouillon – fut-il numérique -, apprendre à anticiper la réaction de l’interlocuteur, apprendre à être toujours au plus près du plus juste.

Les pédagogues ont, depuis longtemps, proposé des situations pour permettre cela : de la gazette de Korczak à la correspondance scolaire de Freinet, des panneaux d’affichage de Makarenko au journal scolaire d’Oury, c’est toujours le même projet qui se trame, un projet fondateur pour la formation de l’élève : découvrir que les contraintes de la langue sont des ressources pour la pensée.

Le numérique offre de nouveaux modes d'accès à la connaissance. Cela rend-il le professeur inutile ?
C’est, en effet, devenu une banalité : le numérique, à travers Internet et l’ensemble des outils de communication « en temps réel » dont il permet l’usage, a changé radicalement notre mode d’accès à l’information. N’importe quel élève, de l’école primaire à l’université, peut accéder instantanément à une foule de données. La recherche documentaire, jadis cantonnée au monde feutré des bibliothèques et centres de documentation, s’effectue maintenant en un clic, de n’importe où, sans formation particulière. Les moteurs de recherche sont consultés de manière systématique et ouvrent à une fabuleuse quantité de documents de toutes sortes : écrits numérisés, photos et vidéos, textes d’archives et dépêches d’actualité. Tout cela donne le sentiment que le savoir devient accessible à tous et que chaque élève est de plain pied avec toute la culture des hommes.

Mais, raisonner ainsi c’est ignorer le paradoxe constitutif de toutes les politiques culturelles, déjà pointé par Bourdieu dans son étude sur les musées : la simple augmentation de l’offre accroît les inégalités puisqu’elle s’en remet à la demande de ceux qui disposent du « capital symbolique » pour rechercher et s’approprier les biens culturels ainsi offerts. Ainsi, moi-même, aujourd’hui, ai-je utilisé plusieurs fois un moteur de recherche. Pourquoi ? Pour retrouver, par exemple, l’auteur d’une citation qui me trottait dans la tête : « Et les fruits passeront la promesse des fleurs ». Je connaissais ce vers, l’avais plusieurs fois rencontré, mais hésitais sur son auteur. Internet me confirma qu’il s’agissait de Malherbe. Ainsi ne peut-on trouver sur Internet que ce dont on connaît déjà plus ou moins l’existence. Et les découvertes imprévues elles-mêmes, en d’improbables ricochets, ne sont assimilables qu’au regard de ce que l’on maîtrise déjà et dans un cadre formel qui permet de se les approprier. Internet ne permet pas vraiment d’apprendre, il permet d’ « apprendre que… ». Ce qui suppose, à la fois, qu’on peut poser la question et qu’on sait examiner les résultats obtenus à la lumière des critères dont on dispose.

Le rapport au numérique est donc tout sauf un rapport « simple » et, dans ce domaine, « l’évidence » est mauvaise conseillère. Il serait particulièrement naïf – et grave – de penser que la « consultation critique » relève d’une attitude spontanée. La consultation critique n’est possible que, d’une part, si elle fait fond sur des acquisitions préalables transmises par un professeur dans un rapport pédagogique exigeant, et, d’autre part, si elle se développe à travers ce qu’il faut bien appeler une « intention » de savoir, d’aller « au plus près du plus juste » de ce qu’il est possible de savoir.

Or, cette « intention » est précisément ce qui vectorise l’acte pédagogique. C’est ce qui transmet et ce qui se transmet. C’est la tangence dynamique entre le rapport que le maître entretient avec le savoir qu’il enseigne et le rapport que construit l’élève avec le savoir qu’il apprend : il faut que le maître enseigne en interrogeant toujours ses propres savoirs du point de vue de la vérité pour que l’élève se les approprie avec l’exigence de la vérité. Disons donc très clairement que, si le numérique abolit toute verticalité dans l’acte pédagogique pour se contenter de mettre l’élève au contact d’informations multiples et chaotiques, il compromet la mission même de l’École. En revanche, si le professeur incarne sans arrogance, dans son travail quotidien, cette exigence de verticalité, s’il l’assume clairement quand il utilise le numérique avec ses élèves, en posant méthodiquement avec eux les questions qui réinterrogent le « donné », alors on peut espérer que l’acte pédagogique soit enrichi par les espaces immenses ouverts à la connaissance par le numérique.

Et puis, bien sûr, au-delà de la question de la recherche documentaire et de l’accès aux connaissances, le numérique doit être interrogé sur l’aide qu’il peut apporter, de manière ciblée, pour permettre des apprentissages précis. Ainsi, l’usage de logiciels d’entraînement peut remplacer efficacement la multiplication d’exercices sous le regard du maître ou du parent impatient : l’ordinateur a, en effet, l’avantage de ne pas s’énerver et de proposer inlassablement des remédiations sans jamais basculer dans l’exaspération. De leur côté, les logiciels de simulation permettent de travailler sur un ensemble de variables en observant et en expérimentant leur interaction. Les logiciels coopératifs offrent des possibilités immenses pour apprendre à travailler ensemble et, même les simples logiciels traditionnels de bureautique permettent de travailler les brouillons et de faciliter, pour certains élèves, l’accès à l’écrit de manière très intéressante…

Au total, le numérique est un outil précieux ; il permet d’enrichir et de diversifier les pratiques, mais je ne crois pas qu’il nous exonère de la réflexion pédagogique sur les conditions et la pertinence de ses usages. Tout au contraire, d’une certaine manière : il requiert un surcroit de réflexion pédagogique pour ne pas basculer dans une totémisation qui ferait abandonner à l’École sa fonction essentielle d’acquisition de la pensée critique.

Le fort taux de chômage actuel doit-il nous inciter à faire évoluer l'école en l'adaptant aux "réalités économiques" ?
Il est, malheureusement, un taux plus fort que celui du chômage, c’est celui de l’abstention – en particulier des jeunes - aux différentes consultations électorales ! C’est ce déficit citoyen là qui me semble, d’abord, interpeller l’École dans sa fonction fondatrice. Comment accepter que notre École « produise » autant de gens qui se désintéressent de la vie publique ? De toute évidence, notre « éducation civique », sous ses différentes formes et appellations, n’est pas d’une grande efficacité ! Peut-être faudrait-il se demander si l’École ne doit pas, enfin, introduire le droit comme discipline de plein exercice ? Car c’est quand même paradoxal d’ « affirmer que nul n’est censé ignorer la loi » alors que notre institution scolaire ne l’enseigne pas dans le cadre de la scolarité obligatoire : il y a pourtant des principes fondateurs comme « nul ne peut se faire justice soi-même », « nul ne peut être, à la fois, juge et partie » qui devraient bien être présentés et expliqués à tous de manière dynamique en montrant leur importance décisive pour la construction du lien social.

Et puis, il y a la manière dont notre École est gérée et la part qu’y prennent – ou, plus exactement, que n’y prennent pas – les élèves. Pas question, évidemment, de singer en classe la démocratie directe en faisant voter les élèves sur le programme à traiter ! Mais, en revanche, l’apprentissage de la responsabilité dans un collectif, l’identification de l’autorité légitime, la distinction entre ce qui relève des obligations statutaires et ce qui relève des choix personnels et collectifs, la réflexion sur les conditions du travail en commun… tout cela fait partie pleinement des missions de l’École. Là encore, les pédagogues ont défriché le terrain depuis bien longtemps ; là encore, ils ne sont guère entendus et la « machine école » fonctionne dans l’indifférence générale en promouvant implicitement ou explicitement l’individualisme systématique. Ce n’est pourtant pas très compliqué : dès quatre ans, en classe maternelle, un enfant peut comprendre qu’en tant que responsable du bocal à poissons rouges, il détient une autorité légitime liée intrinsèquement à sa responsabilité ! Il peut apprendre ainsi qu’une autorité légitime ne s’exerce toujours « qu’en tant que… ». De même, très tôt, des rituels peuvent permettre d’organiser des débats structurés à l’école et de réfléchir sur les droits et les devoirs de chacun au sein du collectif… Jusqu’aux « délégués de classes » qui peuvent progressivement avoir une véritable fonction de proposition dans la vie de l’établissement… Pas question de prendre les élèves pour des « citoyens avant la lettre ». Mais abdiquer sur toute véritable formation progressive à la citoyenneté est une véritable démission que nous payons très cher ! Qui peut imaginer qu’un jeune reçoit « l’onction citoyenne » la nuit de ses dix-huit ans et qu’il peut, du jour au lendemain, comprendre ce qu’est une société solidaire et voter en conséquence de cause ?

Quant au chômage, il interroge, bien évidemment, lui aussi, le système scolaire. Mais il ne doit pas le faire en l’amenant à renoncer à ses ambitions culturelles pour toutes et tous et en mettant en place un « utilitarisme » à courte vue avec des orientations prématurées et plus ou moins obligatoires vers les « métiers en tension » : ce serait une catastrophe ! Il doit, en revanche, intégrer, à la fois, une véritable découverte des métiers dans leur diversité, dès l’école primaire, et introduire, très tôt, une éducation au choix, avec un système de choix réversibles avant les choix irréversibles… Plus globalement, évidemment, le chômage de masse que nous vivons interroge la place de la « formation tout au long de la vie » et pose la question du partage du temps de vie entre « formation personnelle et professionnelle », d’une part, et « implication productive », d’autre part : je suis partisan, pour ma part, d’un « crédit formation » de cinq années, par exemple, que pourrait prendre en cours de carrière toute personne qui n’a pas bénéficié d’une formation initiale longue. Il n’est pas certain, d’ailleurs, que cela coûterait très cher dès lors que l’on se déciderait à flécher une partie significative des 32 milliards de la formation continue en France vers ce dispositif.

Les faits divers donnent l'impression d'une violence croissante à l'école. Selon vous, est-ce le cas  ?
Les incidents et les agressions augmentent, en effet, inégalement selon les établissements et les quartiers, mais significativement. De même que le harcèlement entre élèves, y compris sous la forme nouvelle du cyber-harcèlement, d’autant plus violent, parfois, qu’il n’est pas facilement repérable par les éducateurs et que l’agresseur ne voit pas la souffrance de sa victime qui, dans la face à face, aurait pu l’inviter à la modération. Mais ces phénomènes sont, à mes yeux, la conséquence, d’une part, de réalités sociales qui font ainsi irruption  dans l’univers scolaire et, d’autre part, d’une sorte de désinstitutionalisation de cette École qui est moins capable aujourd’hui de se protéger et, surtout, de prévenir ce type de comportements.

Concernant les réalités sociales, il y a, bien évidemment, tout un contexte de banalisation de la violence - en particulier à travers les médias, films et jeux vidéo - qui peut inciter au passage à l’acte des enfants ou des adolescents fragiles et peu soutenus familialement. D’autant plus que je fais partie de ceux qui s’interrogent sur les difficultés d’exercice de la parentalité aujourd’hui et pensent qu’elles sont très largement sous-estimées. Beaucoup de parents sont totalement démunis face à Internet, par exemple, ou face à des phénomènes de socialisation juvénile radicalement nouveaux : ils ont tendance alors à attendre de l’École qu’elle résolve des questions qui relèvent d’abord – même si ce n’est pas totalement – de l’éducation familiale. Il n’est pas question, ici, de culpabiliser quiconque ; en revanche, il faut noter que la France est un pays qui apparaît vraiment très en retard en matière de recherches et de pratiques d’aides à la parentalité.

Et ce phénomène se conjugue avec ce que j’appelle la désinstitutionalisation de l’École. En effet, jadis profondément structurée en fonction d’impératifs sociétaux indiscutables, pourvue de rituels nombreux scandant le temps et organisant l’espace, sous la tutelle d’une hiérarchie pyramidale toute-puissante, l’École était un de ces « dispositifs disciplinaires » décrits par Michel Foucault, destiné à assujettir les corps pour mieux asservir les esprits. Même si je trouve, pour ma part, la description de Foucault ainsi que l’usage qui en est fait trop caricaturaux, il n’en reste pas moins que cette École « tenait » et « contenait » relativement bien les tentations centrifuges d’une population encore, il est vrai, fortement triée sur le volet dès la fin de l’école primaire. Or, cette structuration s’est effritée et le cadre s’est considérablement distendu… On doit, bien sûr, se réjouir que les rituels jugés humiliants ou obsolètes aient disparu. Mais le problème, c’est qu’ils n’ont pas vraiment été remplacés et que le cadre, lui, a même parfois, complètement disparu. Les établissements scolaires, en particulier les collèges, sont ainsi devenus progressivement des lieux de passage où rien ne vient jamais vraiment stabiliser des postures physiques et mentales, où l’appartenance symbolique n’est plus guère possible et où l’institution elle-même, dans sa cohérence et son projet, devient insaisissable. Comment des enfants de onze ans, qui entrent en sixième, peuvent-ils se représenter ce qu’est leur collège et ce que l’École attend d’eux quand ils ne voient jamais ensemble la quinzaine d’adultes qui est chargée de leur éducation et qu’ils sont ballotés, tout au long de la journée, entre des salles et des situations dont rien ne vient signifier l’unité ? Certes, on fera parfois une séance d’explication du règlement intérieur, mais cela ne peut remplacer l’implication dans un collectif solidaire qui ne s’éprouve, lui, qu’à travers des activités communes et un encadrement cohérent…

Je fais l’hypothèse que la montée des comportements anomiques est profondément liée à un mode de gestion des établissements où, faute d’un cadre structurant à taille humaine encadré par un groupe d’adultes identifiés et solidaires, dominent l’anonymat, l’individualisme, la débrouillardise, la recherche exclusive de son propre intérêt, avec, à terme, le mépris pour le collectif vécu comme générateur de contraintes et non comme lieu d’expression de sa liberté. La découverte fondatrice que « l’interdit autorise » et que le respect de la loi permet non seulement de « vivre ensemble », mais aussi donner le meilleur de soi-même dans le respect d’autrui, me semble être un impératif politique – au sens le plus noble de ce terme – de l’École. Et, là encore, non pas en rajoutant des « cours » spécifiques, mais en se saisissant des activités d’enseignement pour leur donner la force structurante, tant psychique que sociale, dont les élèves ont besoin. Faute de quoi, ils ne les fréquentent qu’en « touristes » et pratiquent sans scrupules les transgressions qui leur permettent de se sentir exister…

Certes, je ne suis pas naïf et je sais que certains enfants et adolescents sont porteurs d’une violence que de simples aménagements pédagogiques ne pourront pas contenir. Pour eux, de toute évidence, nous avons besoin de professionnels formés et d’un soutien spécifique des enseignants chargés de leur encadrement. Mais, pour la grande majorité des incidents qui viennent compromettre le quotidien des établissements et rendent les apprentissages difficiles, voire impossibles, je suis convaincu que « réinstitutionnaliser » les établissements, en inscrivant les élèves dans des collectifs de taille raisonnable (quatre classes semble un bon étiage), encadrés par des équipes structurées, avec des activités mobilisatrices, des rituels adaptés et des modes de gestion plus proches des personnes, permettrait de construire ces cadres éducatifs qui nous font tant défaut aujourd’hui.

Et pour finir, une question plus personnelle : qu'est-ce qui vous a tellement marqué dans votre propre rapport à l'école pour que vous ne vous en éloigniez jamais ?
On ne sait jamais très bien identifier l’origine de nos engagements et l’on reconstruit souvent a posteriori de belles histoires qui relèvent plus de la fiction que de la réalité. Pour ce qui me concerne, je crois que ma passion est plus celle de la transmission que celle de l’École. C’est pourquoi sans doute, je me suis souvent permis d’interroger les formes  actuelles de l’École – comme la classe « homogène » d’élèves prétendument de même niveau censés faire tous la même chose en même temps… c’est-à-dire le modèle de « l’enseignement simultané » imposé par Guizot – au nom de sa faible efficacité en matière de transmission. Je ne crois pas que les modalités actuelles de l’École soient sacrées et doivent être pérennisées sans jamais être interrogées. Mais il faut interroger ces modalités de l’École au nom des finalités qu’on lui affecte et c’est cela que j’ai tenté de faire depuis tant d’années.
Et puis, ce qui m’anime, en fait, c’est de susciter le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre. C’est là où je trouve aujourd’hui encore le plus de satisfactions, bien loin de toutes les formes d’exercice du pouvoir institutionnel qui, dans l’Éducation nationale comme ailleurs, devraient, à mes yeux, s’assigner à plus de modestie.

Philippe Meirieu

JUIN 2014 : petit bilan sur l’Ecole, la pédagogie, la formation des enseignants, les relations avec les parents et autres questions d’éducation…

Entretien avec Jean-Philippe Elie, rédacteur en chef de La revue de l'Education

Cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

 

Vous avez enseigné en lycée, en collège et même dans le primaire. Est-ce ce parcours éclectique qui vous a poussé à vous intéresser tout particulièrement à la pédagogie ?
Très tôt, j’ai baigné dans les idéaux de l’ « éducation populaire » et j’ai vécu des expériences décisives dans ma jeunesse au cours desquelles j’ai pu comprendre le lien essentiel qui unit « transmission » et « émancipation », « développement de la personne » et « inscription dans un collectif », « éducation » et « démocratie ». Très tôt, et grâce à des adultes qui furent, pour moi, des éducateurs exemplaires, il m’est apparu que le lien entre les générations était au cœur de tout combat authentiquement « politique », dès lors qu’on cherche à construire un monde meilleur et plus solidaire. C’est pourquoi je me suis engagé avec passion dans l’enseignement et, nourri de toute la littérature de « l’Education nouvelle », j’ai commencé à travailler, dans des mouvements pédagogiques, sur la meilleure manière de transmettre des savoirs et d’émanciper les personnes à la fois. Ce n’est pas une question facile car la transmission peut basculer dans l’inculcation et la l’émancipation dans une sorte de transgression systématique, voire une « liberté du vide ». Transmettre des savoirs et des œuvres pour qu’un sujet se les approprie et, avec eux, se dépasse et les dépasse, voilà l’enjeu. Et voilà un enjeu qui exige qu’on remette cent fois l’ouvrage sur le métier. C’est pour explorer cet enjeu sous toutes ses facettes, dans des institutions différentes et à des âges différents, que j’ai voulu enseigner à tous les niveaux ; c’est pour cela que, professeur des universités, je suis retourné enseigner en lycée professionnel à Vénissieux ; c’est dans cet esprit qu’aujourd’hui encore je travaille avec des jeunes apprentis et des décrocheurs en même temps que je poursuis ma réflexion et mes recherches. Ainsi, tout au long de mon travail, j’ai voulu conjuguer travail théorique et engagements concrets, face à des élèves, dans des institutions. Cette articulation me semble essentielle et constitutive même de la démarche pédagogique dans sa spécificité.

Vous êtes l’auteur de la formule « Il s’agit de basculer du face-à-face à un côte-à-côte avec l’élève ». Dans votre dernier livre, vous affirmez que le face-à-face se fait désormais dos-à-dos. Comment réconcilier enseignants et élèves ?
Les élèves et les enseignants ne sont pas « fâchés » et, dans l’immense majorité des cas, il n’y a pas d’hostilité particulière entre eux. Ce que je crains, c’est plus l’installation d’une forme de cohabitation indifférente. Certes, dans les médias, l’accent est mis, le plus souvent, sur des situations-limites liées à des contextes sociaux dégradés dans lesquels l’adhésion aux normes scolaires est particulièrement problématique… Mais, ce qui apparaît nettement quand on observe l’ensemble des témoignages accessibles aujourd’hui, c’est que la « crise de l’enseignement » n’est plus cantonnée à des situations de dysfonctionnements institutionnels, qu’elle ne relève plus seulement de l’espoir déçu de la démocratisation et des erreurs ou insuffisances des réformateurs successifs, elle affecte la situation scolaire elle-même, qui se voit en quelque sorte érodée, quand ce n’est pas vidée de sa substance, par un ensemble de comportements minuscules mais ravageurs. Plus aucune classe – bénéficie-t-elle des meilleures conditions matérielles et sociales - n’est, en effet, épargnée par la montée de l’inattention, de la dispersion, de la difficulté à se fixer durablement sur un travail : le maître ne doit plus seulement y corriger les étourderies passagères de quelques élèves distraits en les rappelant à l’ordre, il doit, à chaque instant, reconstruire un cadre collectif qui rende possible son activité de transmission. Face à la dispersion systématique, à la fragmentation à l’infini des activités des élèves, à la sollicitation permanente – explicite ou implicite – de chacun d’eux, il peine à construire une situation dans laquelle une parole – une simple consigne de travail parfois - puisse être entendue de toutes et tous.

La menace sur l’école ne vient donc plus, majoritairement, d’une subversion brutale du modèle, mais d’une sorte d’effondrement par l’intérieur de ce qui permettait à l’institution - à l’insu même de ses acteurs – de se pérenniser : la mobilisation psychique des sujets qui la fréquentent sur les objets qu’elle leur propose. Aucune malveillance attestée, d’ailleurs, chez ces sujets… au point qu’on ne peut guère les considérer comme coupables et qu’aucune sanction n’a vraiment prise sur eux. Et c’est ainsi que l’effondrement de l’institution se double du sentiment d’impuissance chez ceux et celles qui sont censés la défendre au quotidien ; c’est ainsi que les réformes de structure, aussi réclamées soient-elles par les organisations professionnelles et les partis politiques, semblent tomber à plat, laissant les acteurs démunis face à des élèves décidément, et au sens propre, insaisissables... Face à cela, précisément, je crois que l’école doit travailler dans deux directions essentielles et complémentaires : d’une part, la construction de rituels structurants et signifiants qui fournissent un cadre clair à la mobilisation psychique des élèves, qui soutiennent la posture mentale indispensable pour les apprentissages. Et, d’autre part, l’introduction d’une dimension culturelle forte, avec des savoirs qui résonnent pour les élèves et leur permettent d’accéder au plaisir d’apprendre et à la joie de comprendre.

Quel bilan dressez-vous des IUFM, dont vous êtes l’un des créateurs, sur le plan pédagogique ?
Les IUFM n’ont pas autant échoué qu’on a bien voulu le dire. Antoine Prost le montre bien dans un ouvrage récentCertes tout n’y a pas été parfait, mais il y a eu un véritable effort pour construire une formation qui soit, tout à la fois, une formation universitaire – avec une véritable exigence intellectuelle -, d’adultes – et non un décalque infantilisant de l’école -, professionnelle – et, donc, centrée sur les pratiques – par alternance – avec un vrai travail sur l’aller-retour entre le centre de formation et la classe… De telles exigences ne sont pas faciles à réunir et il nous aurait fallu, pour y parvenir, du temps et de la sérénité. Malheureusement, l’un et l’autre nous ont manqué : nous avons subi des attaques permanentes et contradictoires, un pilotage chaotique… et, au bout, du compte, une campagne de calomnies invraisemblable !

Et puis, en interne, deux difficultés fondamentales nous ont profondément handicapé : la place du concours – entre les deux années de formation – qui nous condamnait un peu à faire une première année de bachotage et une deuxième année de stage et, par ailleurs, la fixation exclusive sur les « référentiels de compétences » : je ne dis pas que le métier d’enseignant ne nécessite pas de nombreuses et fortes compétences, mais je suis certain que le métier d’enseignant – comme tous les métiers – ne se réduit pas à la somme des compétences nécessaires pour l’exercer. Un métier, et l’enseignement plus que tout autre, nécessite une vraie culture professionnelle, l’enracinement dans une histoire et l’entretien de ce « foyer mythologique » que décrit le philosophe Cornélius Castoriadis et qui nous permet de nous coltiner les difficultés quotidiennes sans se décourager, d’éviter de tomber dans la rancune et la rancœur. Enseigner est – et sera de plus en plus – un métier difficile : la formation des enseignants ne doit pas négliger « ce qui meut » les enseignants, la dimension pédagogique, éthique et politique du métier… Cela dit, les nouvelles Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) tombent aussi dans ces travers. L’histoire de la formation bégaie quand il faudrait tant qu’elle progresse… Espérons que nous saurons nous ressaisir !
Et puis, au-delà des déficits de la formation initiale, je suis très inquiet de l’effondrement actuel de la formation continue. Elle est entièrement à reconstruire, et cela de manière ouverte et diversifiée, en privilégiant, bien sûr, l’accompagnement d’équipes et la recherche pédagogique. On devrait aussi lancer de nombreuses universités d’été avec tous les acteurs de la communauté éducative : éducateurs, cadres administratifs, parents, tissu associatif, élus, afin de travailler ensemble sur les enjeux et les méthodes de l’éducation aujourd’hui. C’est un immense chantier… que l’on doit engager avec une réforme en profondeur des procédures d’inspection : ces dernières me paraissent encore bien trop individuelles – voire individualistes – et relever plus du contrôle que de l’accompagnement. Or, les professeurs ont beaucoup plus besoin aujourd’hui de formateurs que de contrôleurs.

Qu’avons-nous encore à apprendre des pédagogues du siècle dernier et notamment de ceux qui se réclamaient des principes pédagogiques de l’Éducation nouvelle ?
Une chose me frappe quand je regarde l'histoire de la pédagogie. Tout a été dit, mais tout reste à faire ! Beaucoup de choses ont été dites, en effet : il suffit, pour s’en persuader, de relire Célestin Freinet, Maria Montessori, Janusz Korczak... Certes, comme j’ai tenté de l’analyser dans un récent ouvrage , nous devons regarder leurs propos et propositions de très près pour ne pas être victimes d’illusions ou en rester au stade de slogans assez superficiels… Mais, dès lors que l’on procède à ce travail épistémologique rigoureux, nous avons beaucoup à apprendre des grandes figures de la pédagogie. Elles ont, non seulement, fait des propositions qu’on peut encore revisiter, mais, surtout, elles ont mis à jour des questions et des enjeux pédagogiques que nous aurions intérêt à explorer à notre tour, dont nous devrions nous inspirer… Mais ce n’est pas le cas et, dans la réalité, les choses bougent peu : ce qui reste dominant, c’est, au fond, qu’ « il suffit que le maître enseigne pour que les élèves apprennent ». Affirmation dont toutes les recherches nous montrent qu’elle est complètement fausse. C’est ce qu’analyse parfaitement Jean Houssaye dans son dernier ouvrage sur « les pédagogies traditionnelles »

On parlait tout à l'heure des IUFM et des ESPE. Ce qui me préoccupe dans l'évolution de ces institutions, c’est qu’elles ont fait passer par-dessus bord toute véritable réflexion pédagogique. L'amnésie pédagogique qui règne aujourd’hui dans le corps enseignant – où l’on ignore tout autant Pestalozzi qu’Itard, Jean Bosco que Sébastien Faure, Makarenko que Ferrer, Decroly que Dewey, est particulièrement préoccupante. Une école ne peut pas transmettre la culture si elle fait l'impasse sur sa propre culture fondatrice, si elle se coupe de son histoire, de ceux et celles qui peuvent nourrir l’imaginaire collectif de ses acteurs et leur permettre ainsi de construire leur futur commun.

Vous préconisez le remplacement des gigantesques établissements anonymes par des unités pédagogiques à taille humaine accueillant une centaine d’élèves. Comment y parvenir ?
Ce qui est profondément dommageable dans le système actuel, c'est son éparpillement. On n’a aucun groupe d'adultes identifié prenant en charge un groupe d'élèves identifié. C’est pourquoi je défends la mise en place d’ « unités pédagogiques fonctionnelles », regroupant trois à quatre classes et confiées, chacune, à une équipe d’enseignants qui prennent collectivement en charge l’ensemble des élèves qui la constitue. On pourrait retrouver ainsi la philosophie des cycles, avec la possibilité de progresser différemment d’une discipline à l’autre, sans faire redoubler systématiquement l’enfant qui a des difficultés dans l’une d’entre elles. Mais cela nécessiterait, bien évidemment, de bouleverser complètement le système d’évaluation, en allant vers un système d’unités de valeur dont nous devrions garantir l’acquisition en fin de cycle. Et je parle bien d’ « unités de valeurs », pas seulement de « compétences » : il faudrait ainsi définir les travaux exigibles pour garantir que l’on a bien acquis les savoir-faire, mais aussi les savoirs et la culture au niveau d’exigence requis dans chaque domaine. Ce serait la transposition intelligente de ce que Célestin Freinet avait mis en place avec le système des brevets.

N’a-t-on pas perdu de vue la mission première de l’école ? En théorie, je ne le crois pas : tout le monde semble d’accord sur le fait que l’école doit former des élèves maîtrisant les langages fondamentaux et disposant de la capacité de « penser par eux-mêmes ». Tout le monde affirme que l’école doit transmettre des savoirs et, simultanément, faire en sorte que les personnes quittent le registre de l’affrontement ou de la violence pour construire des relations raisonnables et pacifiées avec les autres. Tout le monde évoque le »bien commun » et le « vivre ensemble »… Mais on a le sentiment que ces idées, largement partagées, ne servent qu’à se positionner idéologiquement et n’inspirent guère les pratiques ! C’est là la vraie difficulté : on affirme, d’un côté, des principes généraux et généreux… tandis que, de l’autre côté, les institutions continuent à fonctionner à l’identique et à l’économie, comme des gares de triage. C’est pourquoi je dis aujourd’hui aux militants pédagogiques, aux parents, aux élus et à tous ceux qui veulent faire avancer l’école : « Prenez au sérieux les discours officiels ! Et dites fortement : « Chiche ! Allons y ! Ne nous contentons pas de dire les choses, faisons-les ! ». L’appel à la cohérence devient ainsi une forme particulièrement efficace de subversion du « désordre établi ».

Vous affirmez que le plaisir d’apprendre reste l’acte fondateur de toute éducation. Cet acte a-t-il toujours existé ?
Il n'y a pas d'activité intellectuelle de haut niveau sans plaisir. Celles et ceux qui se sont instruits, qui ont découvert des savoirs, ont eu du plaisir à apprendre. Ce sont eux qui ont fait progresser les connaissances et les ont transmises à d'autres.
Il ne peut y avoir d'éducation sans la découverte du plaisir d’apprendre. Or, pourquoi y a-t-il aujourd’hui un problème ? Marcel Gauchet l'explique très bien dans le livre : nous vivons une mutation anthropologique fondamentale : pendant des millénaires, les hommes ont souffert par le corps et se sont élevés par l'esprit. De nos jours, le lieu du plaisir, c'est le corps. Et, pour beaucoup d'enfants et d'adultes, l'apprentissage devient une source de difficultés, voire de souffrances. De manière caricaturale, l'école contraint les élèves à « se prendre la tête » quand ils ne demandent qu'à « prendre leur pied ». Nous vivons dans une exaltation de la jouissance par le corps, avec toutes les prothèses possibles, qui délégitime assez largement le plaisir intellectuel. D'où l'importance fondamentale pour les enseignants de remettre « ce plaisir d'apprendre » au premier plan de leurs préoccupations.
Il y a toujours eu des gens qui ont vécu le plaisir d'apprendre. Mais dans des sociétés où apprendre était perçu comme une forme d'élévation, d'accès vers des œuvres de l’esprit, certes réservées à un petit nombre mais considérées comme éminemment désirables, au-dessus de tout le reste. Aujourd'hui, ce que Bernard Stiegler nomme « le capitalisme pulsionnel » pousse les individus à consommer toujours plus, et de plus en plus rapidement. L'apprentissage apparaît donc comme une entrave à la jouissance et ceux qui ne savent pas quels trésors de satisfactions il renferme peuvent même chercher à s'en passer.

Dans certains établissements, être en tête de classe est un handicap, on stigmatise l’intelligence et la connaissance. L’école n’est plus valorisée comme vecteur de réussite ?
La promesse scolaire portée par l'élitisme républicain – « Travaille et tu réussiras, tu seras promu dans la société » – s'est effritée avec le temps. Toutes les évaluations et enquêtes montrent bien à quel point l’école peine à réduire les inégalités. On comprend que, dans ces conditions, l’effort intellectuel qu’elle demande soit globalement dévalorisé.
Pourquoi stigmatise-t-on le bon élève considéré comme un « bouffon » et, parfois même, comme une « lopette » ? Sans doute parce qu’il se soumet aux règles d’une institution scolaire assez largement délégitimée. Mais aussi parce que ses camarades ne croient plus dans la valeur de l’étude et du travail intellectuel.
Il serait intéressant, à cet égard, de comparer le comportement des filles et celui des garçons. Les premières ont de meilleurs résultats car elles fournissent, majoritairement, un plus gros travail, elles prennent le travail scolaire beaucoup plus au sérieux. Pour les seconds – et, en particulier, les « élèves difficiles » -, le fait de se plier aux règles de l'école est vécu comme une humiliation : ils ont trop perdu « au jeu » et considèrent qu’il ne faut plus jouer. Dans certains cas, même, ils développent une forme de violence, quand ce n'est pas de brutalité, qui met hors-la-loi la réflexion, la parole et le débat. Voilà qui est préoccupant pour l'école et la démocratie. Voilà à quoi notre école ne saurait se résigner..

L’école évolue vers un utilitarisme scolaire. Les parents et les élèves ne sont-ils pas devenus consommateurs d’un service ?
Pour moi, l'école n'est pas un service, c'est une institution. Et la valeur d’une institution ne se mesure pas – ou, au moins, pas seulement - à la satisfaction des usagers, mais à sa capacité à incarner des principes. Ainsi, ce qui fait la valeur de l’école, c'est sa capacité à incarner « le droit à l’éducation » pour toutes et tous : elle doit offrir à chaque élève, de manière équitable, les outils et les œuvres permettant de comprendre le monde et de le renouveler. Elle doit permettre à chacune et à chacun de découvrir le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre, sans lesquels aucune véritable réussite scolaire n’est possible, aucun accès à la citoyenneté démocratique n’est envisageable.
Or, on voit bien que, comme la médecine ou la justice, l'école a subi une forme de désinstitutionalisation. Chacun considère que le plus important est la satisfaction de ses aspirations personnelles, même si c’est au détriment du projet collectif. Et cela est d’autant plus vrai quand ce projet collectif n’est plus porté au niveau politique, quand il n’y a plus de cap éducatif clair et que l’on n’est pas mobilisé ensemble sur un avenir commun… C’est pourquoi, il ne sert à rien de stigmatiser l’individualisme des « consommateurs d’école » : il vaut mieux leur proposer une école dont l’ambition soit forte, à laquelle ils puissent adhérer et, même, qu’ils aient envie de contribuer à construire.

Ce consumérisme, est-ce une posture des enfants ou des parents ?
C’est un comportement largement partagé… Et fortement encouragé par le système de notation comme par nos méthodes de sélection. Certains enseignants l’encouragent, d’ailleurs, à leur insu. Quand ils agissent comme si la bonne note ou la punition étaient les seuls moyens de mobiliser l’attention et l’effort des élèves. Ou bien encore quand ils leur laissent penser que seule l’utilisation immédiate en dehors de l’école des savoirs scolaires légitime leur enseignement. Ainsi, explique-t-on à un élève d’école primaire que l’apprentissage de la soustraction est nécessaire pour vérifier sa monnaie quand il fait ses courses… C’est vrai, mais cela ne peut pas être le seul moyen de le mobiliser, car cela, d’une certaine manière, abolit la question fondamentale du plaisir d’apprendre et de comprendre… même ce qui n’est pas immédiatement utile ! Il faut absolument « réinternaliser » ces questions, les mettre au cœur des pratiques pédagogiques.

Comment faire pour y parvenir ?
Ce n’est pas facile tant la pression est forte ! Souvent, c’est l’élève lui-même qui demande : « À quoi ça sert ? ». Et nous devons lui montrer que ça sert d’abord à « se sentir intelligent ». Que la valeur des savoirs, ne se juge pas à leur « employabilité », mais à leur « saveur », à leur capacité à nous permettre d’y voir plus clair en nous et dans le monde, à la satisfaction que l’on peut avoir à faire des liens entre des faits désordonnés, à la joie de se dégager de notre chaos psychique pour penser et pour comprendre. Pour accéder à des outils transférables, à des concepts, à des modèles. Pour prendre plaisir à découvrir des œuvres qui nous relient aux autres....

Est-ce que la transmission de la culture est en danger en France ?
L’utilitarisme est aujourd’hui assez largement dominant et, quand l’école ne parvient plus à jouer son rôle de promotion sociale, dans une société d’incertitude sur l’avenir et de chômage de masse, il rend dérisoires toutes nos injonctions au « travail utile »… Je sais que cela est vécu par beaucoup comme une catastrophe, mais je crois qu’il faut, au contraire, le vivre comme un défi : un défi pour instaurer un autre rapport au savoir, un défi pour mettre le plaisir d’apprendre au cœur du système.

C’est pourquoi je plaide pour une école qui ne renonce pas à des ambitions culturelles fortes. Une école qui se coltine avec les questions que se posent tous les enfants et les adolescents sur la vie, l’amour et la mort, sur l’infini et l’inconnu, sur l’origine du monde et les dangers qu’il encourt… Il ne s’agit pas, pour autant, de remplacer les savoirs par de vagues discussions générales ou de s’abîmer dans le psychologisme ; il ne s’agit pas plus de renoncer aux exigences de rigueur, de justesse et de vérité, constitutives de l’institution scolaire. Il s’agit d’entrer dans les savoirs à travers leur dimension proprement culturelle, en écoutant ce qui résonne en eux pour nous, aujourd’hui, et permet à toutes et tous de comprendre le monde. Il s’agit de traiter les savoirs comme des « œuvres », au sens le plus fort du terme, en les approchant à travers leur histoire et en retrouvant, autant que possible, le sens de leur émergence. Il s’agit d’ « apprendre à comprendre », plutôt, comme on le répète trop aujourd’hui, que d’ « apprendre à apprendre ». Apprendre à comprendre et y trouver du plaisir : tout est là.
Et qu’on ne me dise pas que cela est réservé à quelques-uns. Que les questions à enjeux culturels forts n’intéressent que les privilégiés ! C’est faux ! Tous les élèves, même les plus en difficulté, peuvent être mobilisés par les œuvres de culture, car cela les renvoie à ce qui les constitue dans leur humanité même. Et, si nous les laissons seuls avec leurs questions, nous les livrons aux marchands, nous les précipitons dans les bras des pires illusionnistes. Nous avons un devoir à leur égard : leur permettre de découvrir que l’effort intellectuel que nous leur demandons permet d’accéder à plus de satisfactions que les facilités des démagogues.

Dans votre dernier livre, Le plaisir d’apprendre, vous écrivez que l’enseignement est un métier impossible. Pour quelles raisons ?
C'est Freud qui explique que la psychanalyse, l'éducation et la politique sont trois métiers impossibles. En effet, ils ne peuvent pas vraiment s’exercer sans le consentement de ceux sur qui ils s'exercent. Je ne peux apprendre à la place de quiconque. C'est une des grandes difficultés du métier d’enseignant : je ne peux que créer les conditions les meilleures pour que l’autre s’engage dans les apprentissages… et je n’ai jamais fini de créer ces conditions… Seul l’élève apprend. Mais il ne peut y parvenir sans moi. Je dois tout mettre en œuvre pour qu’il apprenne. Mais je ne peux y parvenir sans lui. 

Comment faire pour réconcilier les jeunes, qui sont dans l’instantanéité, avec le savoir sur le long terme ?
Les psychologues s’accordent pour affirmer que l’enfant est, à la naissance, dans une forme de « narcissisme enfantin » : il veut avoir satisfaction sur tout. Le rôle de l’éducateur est de lui apprendre à surseoir à la toute-puissance de la pulsion, de l’aider à desserrer les mâchoires entre la pulsion et l’acte pour laisser la place à la pensée. Voilà quelque chose d’absolument fondamental.
Pour Janusz Korczak, un pédagogue essentiel à mes yeux, l’éducateur ne doit jamais répondre immédiatement à l'enfant - ni pour lui donner satisfaction, ni pour lui refuser définitivement ce qu’il demande. Il doit plutôt lui dire : « Prenons le temps avant de décider. Il faut y réfléchir, anticiper les conséquences possibles, réfléchir à la valeur des choses… ». Dans ce cadre, je n’hésite pas à dire que l’éducateur doit imposer les contraintes qui permettent l’exercice de la pensée et l’émergence de la véritable liberté. C’est pourquoi la mission de l'école, et de l'éducation en général, c'est d'apprendre aux enfants à décélérer, à prendre le temps de penser, de s'informer. Cette décélération est indispensable à la construction de la personne. Or, actuellement, les enseignants courent après le temps, après les programmes. On fuit le silence dans la classe… il faut qu’il y ait, toujours et partout, de l'activité permanente. On est ainsi parfois dans un activisme qui me semble aller dans le sens de ce que notre société a de pire. Ce à quoi nous devons entraîner nos élèves à résister.

Est-ce que le bonheur existe à l’école ?
Le bonheur à l’école est dans la réussite exigeante. On peut y accéder à travers ce que je décris dans le livre comme « la pédagogie du chef-d'œuvre », cette pédagogie qui permet de se dépasser, d’apprendre et de créer quelque chose dont on peut être est fier. Une des choses qui m'irrite le plus à l'école, c’est l'absence systématisée d'exigence chez ceux-là mêmes qui prétendent l’incarner. On croit que le fait de mettre des notes est exigeant, mais, si l’on se contente de pointer des échecs sans accompagner l’élève pour qu’il progresse et se dépasse, on est dans le pire des laxismes. :
Je suis de ceux qui pensent qu'il faut revisiter la pédagogie des Compagnons du Moyen Âge, celle qui demandait à chaque apprenti de réaliser un chef-d'œuvre, signe à la fois que l'on a compris, que l'on a dépassé les difficultés rencontrées et que l'on est capable de réaliser quelque chose qui témoigne de tout cela dans un collectif. Signe que l’on a relevé un défi et que l’on peut être fier de ce que l’on a réussi. Beaucoup d'élèves, à l'heure actuelle, ne sont pas accompagnés de manière exigeante pour réaliser quelque chose dont ils pourraient être fiers. C'est dans cette perspective-là que j'avais proposé, en 1998, les Travaux Personnels Encadrés, afin de permettre aux élèves de réaliser des travaux sur le long terme, des « chefs d’œuvre » où ils pouvaient combiner des exigences en matière d'écriture, d'illustration, de recherche documentaire, de classification, de modélisation…
Car c’est ainsi que le plaisir et l'effort se réconcilient : quand l’élève sait qu’il a progressé car il a surmonté des obstacles ; quand son travail lui a permis d'apprendre et comprendre quelque chose, et sa compréhension a été mise à l’épreuve à travers une réalisation.

Mais comment faire avec les élèves qui ne sont pas motivés ?
Sur la question de la motivation, on entend souvent : « Il ne réussit pas, car il n'est pas motivé. » Il faut renverser la formule. L’élève n'est pas motivé parce qu'on ne l'a pas aidé de manière exigeante à réussir quelque chose dont il puisse être fier. Il n'y a rien de plus démotivant que l'échec. Certains élèves ont tellement échoué qu’ils le revendiquent, car ils ne se sentent plus exister que par l'échec. Pour eux, il vaut mieux revendiquer d'échouer soi-même que de chercher à réussir et de ne pas y arriver… c'est moins humiliant.
C’est pourquoi le meilleur service à rendre à un élève est de l’aider à reprendre un travail jusqu'à la réussite, en faisant alliance avec lui pour lui permettre de se dépasser. Toute l'institution scolaire doit incarner cette exigence, afin que chaque élève puisse donner le meilleur de lui-même. Rien n'est plus destructeur que de ne pouvoir jamais être fier de quoi que ce soit.

Antoine Prost, Du changement dans l’école, Paris, Le Seuil, 2013.

Philippe Meirieu, Pédagogie : des lieux communs aux concepts-clés, ESF éditeur, Paris, 2013.

Jean Houssaye, La pédagogie traditionnelle, Paris, Fabert, 2014.

Décembre 2013 : PISA, l’éducation prioritaire et la priorité à l’éducation

Philippe Meirieu
Entretien avec François Jarraud pour « Le Café Pédagogique »

Cliquer ici pour obtenir le texte en PDF

- Quelques jours après la publication des résultats de l’enquête PISA, quel regard portez-vous sur ses résultats et les réactions qui ont suivi ?
Je ne suis pas de ceux qui totémisent PISA et j’en connais les limites : les épreuves ne sont pas exemptes de biais méthodologiques et l’on ne sait pas bien ce que les résultats mesurent des habitudes culturelles, du rôle des familles ou de l’efficience propre des systèmes scolaires. Je suis, de plus, assez irrité par ceux qui utilisent aujourd’hui PISA pour alimenter une dérive scientiste préoccupante : il y aurait donc, ici ou là, des pays ou des États qui auraient enfin trouvé « la » bonne méthode pour apprendre à lire ou faire réussir tous les élèves en mathématiques ! Et, bien sûr, il suffirait de reprendre et d’appliquer ces méthodes pour résoudre tous nos problèmes ! Cette pensée facile m’effraie : elle utilise des résultats « scientifiques » sans poser la question du contexte de leur émergence et des conditions de leur transférabilité. Elle prétend liquider l’idéologie au profit d’une « science des apprentissages » qui fait l’impasse aussi bien sur le sens de ce que l’on apprend que sur les valeurs véhiculées par la manière dont on apprend. Elle évacue la question des principes philosophiques et des doctrines pédagogiques qui sont mobilisés par les politiques scolaires. Elle laisse entendre que l’efficacité justifie tout en matière éducative, et passe, de fait, par pertes et profits l’interrogation éthique que je considère, pour ma part, comme essentielle. Au bout du compte même, elle prolétarise les enseignants qui se trouvent assignés à appliquer « la bonne méthode », quand ils devraient, au contraire, faire preuve d’une inventivité critique, et parcourir sans cesse dans les deux sens, par un travail collectif accompagné, la chaine qui va des finalités aux modalités.

- Mais récusez-vous, pour autant, les résultats des recherches scientifiques sur l’efficacité des méthodes pédagogiques et ceux des enquêtes internationales comme PISA ?
Non, mais je les relativise. Le scientisme a déjà fait assez de ravages dans tous les domaines et là, alors qu’il prétend évacuer toute idéologie, il est au service de la pire des idéologies en matière éducative, celle de l’efficacité à tout prix : une efficacité mesurée de manière presqu’exclusivement quantitative, arrimée au culte de la performance et déclinée à l’infini à travers des classements de toutes sortes. Ainsi pratiquée, l’évaluation réduit l’éducation à ce qui en est strictement quantifiable et comparable, autant dire pas grand-chose… quand il faudrait, au contraire, s’interroger sur ce que nous cherchons à développer comme valeurs et sur la façon de se mobiliser collectivement pour y parvenir. Il faut donc prendre ces travaux avec précautions et, même, s’efforcer de procéder avec eux à un travail de déconstruction salutaire… Mais il reste, bien sûr, que les enquêtes comme PISA, PIRLS ou PIAAC nous alertent sur la dégradation de notre système au regard même de notre objectif affiché de démocratisation de l’accès aux « savoirs de base » ; indépendamment d’un classement qui reste sujet à caution et des comparaisons qui sont toujours méthodologiquement très risquées, elles nous montrent que les écarts se creusent et, même si l’on peut remettre en question tel ou tel item, elles viennent confirmer ce que la plupart des travaux – y compris ceux du ministère de l’Éducation nationale – ont établi : d’un côté, nous continuons à produire de bons élèves, formatés pour de brillantes études, tandis qu’à l’autre bout de l’échelle, l’échec et la désespérance sociale se sont durablement installés. Nous n’avons pas su transformer la démocratisation de l’accès en démocratisation de la réussite.

- Et que proposez-vous pour réduire cet écart ou, au moins, faire en sorte que le fossé ne se creuse pas plus encore ?
Je crois que nous devons agir simultanément sur plusieurs leviers. Il faut avancer vite et simultanément sur les programmes comme sur les procédures d’évaluation des élèves : les refondre de manière à renverser la logique actuelle de sélection par l’échec en la remplaçant par la valorisation des réussites grâce à une pédagogie exigeante. Le système scolaire pourrait utilement, à cet égard, s’inspirer de la VAE – valorisation des acquis de l’expérience – pour proposer une autre structuration des cursus de formation… Et puis, bien sûr, il faut reconstruire la formation des enseignants et cadres éducatifs : la « refondation » a mis en place les ESPÉ – avec un concours malheureusement toujours terriblement mal placé, au milieu du cursus – mais il reste à refonder la formation continue, aujourd’hui complètement sinistrée. Nous avons absolument besoin de remettre en route une vraie formation continue des personnes et des équipes, avec des contenus mobilisateurs et délibérément structurée sur le principe de la recherche-action. Je comprends les obstacles techniques et financiers qui entravent cela, je sais que les moyens de remplacement manquent, mais je suis convaincu néanmoins qu’il faut en faire une priorité absolue. Pourquoi pas, d’ailleurs, « amorcer la pompe » avec un programme ambitieux d’universités d’été largement ouvertes ?... Par ailleurs, évidemment, je crois indispensable de relancer, de manière très volontariste l’éducation prioritaire : c’est la condition indispensable pour lutter contre le creusement des inégalités.

- Précisément, le ministre a lancé des assises de l’éducation prioritaire et doit annoncer des mesures fortes en janvier. Qu’en attendez-vous ?
J’ai lu les principales conclusions des assises académiques : je les ai trouvées parfois très institutionnelles, trop centrées sur des questions de « management » et insuffisamment sur des enjeux sociétaux et des propositions pédagogiques. Mais j’y ai retrouvé aussi les principales demandes bien connues depuis des années : les enseignants de ZEP veulent pouvoir d’appuyer sur des « référents » pour faire le lien entre primaire et secondaire, ils réclament du temps pour travailler en équipe, des plans de formation construits avec l’établissement et pour l’établissement, des occasions de rencontres et de travail avec les autres acteurs éducatifs, dont, bien évidemment, les parents. Ils veulent aussi plus de mixité sociale dans les établissements et un allègement des effectifs… J’ai noté, à ce sujet, que le ministre proposait une majoration de la prise en charge des heures de cours avec un coefficient de 1,1. C’est une avancée notable. Reste à savoir aujourd’hui à qui elle va profiter, quel sera le périmètre de son application. Je suis favorable à des incitations financières et des décharges, mais il me semble que, pour qu’elles soient significatives et efficaces, il faut qu’elles soient progressives et affectées prioritairement aux établissements les plus difficiles. On devrait pouvoir mettre en place une gradation, allant de la situation actuelle (une prime fort modeste !) à des décharges de trois heures hebdomadaires affectées à l’accompagnement des équipes là où c’est vraiment nécessaire. Je crois comprendre qu’on avance dans ce sens et je m’en réjouis.

- Les organisations syndicales demandent une baisse des effectifs des classes et l’embauche d’enseignants pour y faire face. Est-ce la bonne solution ?
Cela améliorerait les choses sans aucun doute : les travaux de recherche et les expériences menées dans ce sens le prouvent. Mais il y a des pistes moins évidentes qu’on pourrait aussi explorer. Nous savons bien que l’une des principales difficultés des enseignants de ZEP, c’est de « tenir leur classe » et que les élèves se plaignent d’une ambiance de travail dégradée (même s’ils sont les premiers acteurs de cette dégradation !). Certes, je suis le premier à dire qu’une formation bien pensée dans ce domaine peut améliorer les choses : mettre en place des rituels structurants, travailler sur la focalisation de l’attention, organiser des activités d’apprentissage mobilisatrices, tout cela est utile, essentiel même. Mais je voudrais qu’on propose aussi aux enseignants volontaires d’expérimenter le principe de « deux adultes par classe ». Nous avons tenté cela à plusieurs reprises et le résultat a toujours été très positif : pendant qu’un adulte « fait cours », le second peut circuler entre les élèves pour conseiller certains, vérifier la manière dont chacun fait ses exercices, fournir un document, mettre en place des petits groupes de travail, etc. Deux adultes dans une classe – même un peu nombreuse – cela fait toujours baisser la tension ; cela permet aussi les échanges professionnels et l’enrichissement réciproque ; cela évite ces face-à-face mortifères entre un enseignant à cran et une classe excitée où la surenchère des injonctions et des répliques provocatrices rendent impossible tout travail serein… Il ne sera pas possible, évidemment, de systématiser cette formule – trop coûteuse et dont ne voudront d’ailleurs pas certains enseignants -, mais il est possible de mettre des « répétiteurs » à disposition des équipes pour jouer ce rôle de « professeur supplémentaire » : ce pourront être des enseignants surnuméraires, des stagiaires nommés pour cela en plus grand nombre dans les établissements ZEP, voire des jeunes volontaires en service civique ou même des retraités. On comprend bien que nommer des retraités en remplacement d’enseignants dont on supprimait les postes soit apparu comme une provocation insupportable ; mais solliciter des retraités volontaires pour accompagner, dans les classes, des enseignants plus nombreux, c’est tout autre chose ! Cela aurait, de plus, le mérite d’activer la solidarité et la transmission intergénérationnelle qui peut grandement contribuer, en particulier pour les jeunes enseignants de ZEP, à la professionnalisation et à la construction identitaire.

- Vous ne proposez pas de dédoublement ? Ne serait-ce pas une bonne formule en ZEP ?
Si, sans aucun doute. J’irais même plus loin. Je proposerais des plages en petits groupes, en particulier pour des ateliers d’écriture systématiques. Cela me paraît infiniment préférable aux systèmes de « soutien » construits toujours sur le principe « détection / obligation » et qui font ressentir l’ « aide » apportée comme une « sanction » imposée. D’autant plus qu’il faut lutter contre cette manie d’externaliser le traitement de l’accompagnement scolaire hors de la classe, manie qui, de fait, vide cette dernière d’une partie de sa substance et se prive des effets positifs de l’entraide entre élèves dans le cadre d’une pédagogie différenciée.

- Pourquoi des ateliers d’écriture ?
Parce que je crois à la nécessité absolue, du point de vue pédagogique, de travailler, en ZEP plus encore qu’ailleurs, sur l’entrée dans l’écrit. Tant que cette entrée sera vécue comme une soumission à des contraintes arbitraires génératrice de souffrance, les élèves resteront en dehors de l’écrit et, donc, de ce qui fait la spécificité de la culture scolaire. Je suis convaincu, et crois l’avoir montré dans mes travaux de recherche, que, tant que les élèves ne découvrent pas que les contraintes de la langue sont des ressources pour la pensée, ils campent, tout à la fois, au seuil de la langue et à la porte de la pensée.

- La question est aussi de stabiliser des équipes d’enseignants, si possible chevronnés, dans les ZEP. Comment faire ?
Il y a, bien sûr, là aussi, les incitations financières et les décharges de service, mais j’ai bien conscience que, malgré l’effort qui s’impose, les moyens risquent de rester limités dans ce domaine. Il y a l’accès prioritaire à la formation continue qu’il me paraît indispensable de mettre en place très vite, mais aussi la valorisation de l’expérience et des acquis à travers la VAE, ou encore la priorité en matière de promotion : il faut explorer tout cela systématiquement… je suis, d’ailleurs, convaincu que les organisations professionnelles n’y sont pas systématiquement opposées. Et puis il ne faut pas sous-estimer les incitations à caractère pédagogique : des tentatives ont été faites par le passé pour permettre à des enseignants voulant s’engager dans une innovation pédagogique d’être nommés dans des collèges de ZEP où il y a un fort taux de postes vacants ou susceptibles d’être vacants. On a failli aboutir : pourquoi ne pas relancer une opération de ce type ? De même, pourquoi ne pas proposer aux enseignants volontaires de collège de bénéficier d’un semestre sabbatique pour se former à une autre discipline d’enseignement afin d’accéder à la bivalence ? Autant la bivalence imposée peut être perçue comme une contrainte insupportable, autant elle peut constituer, s’il y a une formation à la clé, un levier particulièrement précieux pour, d’une part, mobiliser des enseignants et relancer leur carrière, et, d’autre part, améliorer l’encadrement, le suivi et l’accompagnement des élèves.

- Le travail en équipe est plébiscité par beaucoup. Comment le mettre en œuvre ?
La vraie difficulté, en particulier dans les collèges, c’est l’émiettement, la fragmentation, le fait que nous n’avons jamais une équipe d’enseignants qui a la responsabilité partagée d’un même ensemble d’élèves. Il existe un remède à cela : il faut mettre en place des « unités pédagogiques fonctionnelles » de quatre classes (deux sixièmes et deux cinquièmes, ou bien une sixième, une cinquième, une quatrième et une troisième) confiées à une équipe d’enseignants qui y effectuent ensemble la majorité de leur service et peuvent ainsi encadrer, de manière cohérente et souple à la fois, le même groupe d’élèves. Cette formule de « micro-collèges » à l’intérieur des collèges permet aux élèves et aux parents d’avoir des interlocuteurs solidaires et bien identifiés. Elle permet aux enseignants d’organiser des activités et des projets en fonction des besoins des élèves, de développer l’interdisciplinarité, de promouvoir l’entraide et la mutualisation entre adultes comme entre élèves ;  elle permet aussi de se dégager des formes archaïques de l’évaluation pour aller vers une « pédagogie du chef d’œuvre », où les travaux scolaires ne sont pas évalués sommairement avant de passer à autre chose, mais repris, de manière exigeante, pour garantir le progrès de chacun et lutter contre la spirale de l’échec… Bref, je crois qu’il faut relancer la dynamique de l’innovation pédagogique dans les ZEP par tous les moyens ; il faut en faire de véritables « zones d’excellence pédagogique ». Je suis convaincu que c’est possible dès lors qu’on affiche une ambition, qu’on se donne des moyens institutionnels pour libérer l’initiative et qu’on accompagne les personnes de manière bienveillante et rigoureuse à la fois.

- Cela ne relève-t-il pas d’une mobilisation au-delà de la seule Education nationale ?
Sans aucun doute. C’est pourquoi je crois à une synergie possible avec les collectivités territoriales, le ministère de la Ville, le ministère de la Culture… Il faut utiliser tous les leviers existants : l’Éducation nationale vient de préciser, par exemple, ce qu’il était possible de faire dans le cadre des « parcours artistiques et culturels » : même si je trouve ces instructions encore bien timides et insuffisamment audacieuses (l’art et la culture restent trop cantonnés aux « disciplines artistiques » traditionnelles, les arts plastiques et la musique à laquelle on a rajouté l’histoire des arts), je crois qu’on peut utiliser cette notion de « parcours artistique et culturel » pour impulser dans les ZEP une politique audacieuse et volontariste : pourquoi pas y inscrire systématiquement la pratique du théâtre, par exemple ? Ce serait un bon moyen pédagogique pour aider des élèves, qu’on sait majoritairement instables et excités, à passer de la gesticulation désordonnée au geste maîtrisé, de l’onomatopée compulsive à la parole habitée. Surtout si les parcours artistiques et culturels sont valorisés et participent pleinement de l’évaluation du socle commun…

- Ne craignez-vous pas d’inquiéter et de déstabiliser les enseignants en proposant de telles évolutions pédagogiques ?
Je mesure bien ce risque. Mais je mesure aussi le risque terrible de l’immobilisme : si nous ne bougeons pas, si nous n’inventons pas des pédagogies exigeantes capables de rendre les écoles et les établissement de ZEP attractifs, le démantèlement du service public nous guette. Les néolibéraux sont en embuscade, ils ont déjà des solutions toutes prêtes : la concurrence instituée entre les établissements et les enseignants, la « diversification de l’offre scolaire » (jolie formule pour camoufler les mécanismes de privatisation au sein même de l’école publique), la soi-disant « responsabilisation des familles » (qui renvoie sur les parents – de manière très inégalitaire - la charge de l’accompagnement des élèves), etc. N’en doutons pas : notre modèle de service public n’est pas immuable et intangible : il peut être mis à mal, voire mis à mort ! On a bien vu, sous le quinquennat précédent, avec l’inflation des évaluations, la logique d’externalisation et les attaques contre la carte scolaire, à quel point il était facile de faire basculer notre École dans un modèle encore plus inégalitaire… mais où l’on creuse les inégalités en toute bonne conscience avec, simplement, le cache-sexe de « l’égalité des chances ». Les néolibéraux peuvent revenir aux manettes et, constatant l’immobilisme du système, remettre en application le vieux principe qui leur est cher selon lequel « les vices privés font les vertus publiques » : plus question, alors, de qualité du service public d’éducation, ce sera « la compétition au service de la performance »… et que les plus adaptés survivent !

- Justement, ne faut-il pas revoir la carte scolaire pour briser la logique des ghettos ?
Si, absolument. La carte scolaire doit être revue sur la base de la mixité sociale maximale. Il faut absolument, partout où cela est possible, éviter de concentrer dans les mêmes établissements un trop grand nombre d’élèves dont la situation sociale est très difficile. Au-delà d’un certain seuil, on sait que le collège bascule et que l’effort pour tirer les élèves par le haut doit être démultiplié. Même si c’est compliqué et parfois douloureux, je crois qu’il faut chercher des découpages qui évitent la ghettoïsation autant que possible. Et je crois qu’il faut le faire en toute transparence démocratique, en impliquant les citoyens dans cette démarche. Il est temps d’arrêter de donner le sentiment aux Français que ces décisions sont prises « en douce » par quelques technocrates et quelques élus… ce qui justifie évidemment, à leurs yeux, le droit de s’en exonérer !

- Tout cela semble un chantier bien compliqué ! Pensez-vous réellement que l’Éducation nationale peut faire face à tout cela ?
Seule, non ! Nous avons besoin d’un sursaut éducatif plus global. L’École est une institution fondatrice, mais elle ne peut, à elle seule, contrecarrer la régression infantile orchestrée par les « industries de programme » qui font aujourd’hui la loi. Quand on susurre en permanence aux enfants et adolescents que leurs caprices sont légitimes puisqu’ils font marcher le commerce, on ne peut pas décemment demander aux seuls enseignants de contenir le déferlement pulsionnel. Quand on renonce à interroger les médias sur leur devoir d’éducation, quand on trouve tous plus ou moins normal de déroger aux règles qui nous imposent la moindre contrainte collective, on ne peut demander aux seuls enseignants de « former à la citoyenneté ». Quand on remplace partout les humains par des machines, les gardiens de la paix par des caméras de vidéosurveillance, les rencontres de travail par des consultations virtuelles, on ne peut demander aux seuls enseignants de d’éduquer au « vivre ensemble ». Quand nos vies sont toutes entières organisées en fonction du confort des adultes, quand on sacrifie aussi massivement le temps de parole et d’activité intergénérationnelle à nos addictions technologiques, on ne peut demander aux seuls enseignants d’instituer des temps de réflexion sereine. Quand on donne, au plus hauts niveaux, l’exemple de l’inconstance permanente et que nul ne croit plus à la parole tenue, on ne peut demander aux seuls enseignants de transmettre la moindre morale, fut-elle laïque. Les enseignants doivent, certes, prendre toute leur part dans notre responsabilité éducative collective, mais on ne peut pas leur demander de continuer sans broncher à vider l’océan avec une petite cuillère ! La priorité à l’éducation est l’affaire de la société toute entière et il nous faut une instance nationale pour l’incarner. Pourquoi pas, enfin, un « Haut Conseil des droits de l’enfant et du devoir d’éducation », indépendant et doté d’une capacité d’auto-saisine, capable de nous aider à sortir de notre torpeur éducative. Car, dès le lendemain de leur publication, les résultats de PISA étaient oubliés, on ne parlait plus que de la prostate du président !

Rythmes scolaires : "Où va le train?"

Tribune parue dans LE MONDE daté du 13 février 2013 - version complète ci-dessous

Cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

Voir aussi "Des rythmes scolaires et autres questions importantes pour notre école" (entretien dans LYON CAPITALE de mars 2013)

À quelques petites semaines des décisions que vont devoir prendre les communes sur la mise en œuvre de la semaine de quatre jours et demi, les tensions s’exaspèrent. Les professeurs d’école expriment leur inquiétude sur la « précipitation » de décisions auxquelles ils estiment ne pas avoir été assez associés. Ils disent aussi leur malaise face à une société qui ne cesse d’avoir à leur égard de nouvelles exigences sans qu’ils bénéficient des contreparties financières et de la considération sociale auxquelles ils ont droit : pourquoi seraient-ils les seuls à devoir « payer » pour rééquilibrer le temps de l’enfant quand les parents ont souvent renoncé à résister à la pression des écrans et laissent le temps de sommeil quotidien de leurs enfants diminuer d’année en année ? Pourquoi seraient-ils contraints à modifier leurs horaires de travail dans « l’intérêt supérieur de l’enfant » quand, par ailleurs, la société tout entière sacrifie cet intérêt aux lois du marché publicitaire et leur confie au quotidien, sans le moindre scrupule, des enfants qui oscillent, de plus en plus, entre excitation et apathie ? Pourquoi seraient-il les seuls à porter le poids d’une réforme qui épargne les industries du tourisme, les autoroutes et les médias réunis ?... De leur côté, les municipalités s’inquiètent : auront-elles les moyens de financer, de manière pérenne, les activités nécessaires au rééquilibrage de la semaine ? Comment feront celles qui ont déjà de sérieuses difficultés financières ? Comment mobiliser, en un temps si court, le tissu associatif, culturel et sportif de proximité, dans le cadre de projets éducatifs locaux articulés aux projets d’école et à l’action des enseignants ? Ne vont-elles pas être contraintes à jouer au « poussepousse » avec des quarts d’heures qu’on déplacera en fonction des opportunités au cours de la pause méridienne ou en fin d’après-midi ?

Il faut d’abord rappeler que, si nous en sommes là, c’est en raison des décisions brutales et totalement irresponsables de Xavier Darcos et Nicolas Sarkozy : alors que rien ne figurait, sur la question des rythmes scolaires, dans le programme du président élu en 2007, le ministre de l’Éducation nationale ouvre le dossier le 3 septembre de la même année dans un entretien au Parisien… dossier bouclé trois jours plus tard par le Président de la République qui se prononce pour « la suppression des classes le samedi matin, sans report sur les autres jours de la semaine ». L’annonce officielle est faite par le ministre le 27 septembre au 20 heures de TF1 : il n’y aura plus d’école le samedi matin, les municipalités pourront organiser, à la place, des activités culturelles ou sportives, le temps d’enseignement ainsi gagné sera utilisé pour l’aide aux élèves les plus en difficulté (ce qui, laisse-t-on entendre ici ou là, permettra de supprimer les RASED)… La mesure est mise en place dès la rentrée 2008, malgré les réserves de l’Association des Maires de France et les mises en garde particulièrement clairvoyantes d’Antoine Prost, qui dénonce, dans une tribune parue dans Le Monde le 29 mai, un « Munich pédagogique », « une entreprise de déconstruction » qui risque, selon lui, d’être irréversible. Il est suivi par quelques mouvements pédagogiques, mais son appel est fort peu relayé au plan politique (il faut dire que quelques municipalités de gauche – et pas des moindres ! – ont déjà supprimé les cours le samedi matin, voire adopté la semaine de quatre jours). Nulle grève ou manifestation n’est organisée par les organisations professionnelles pour protester contre la machine infernale qui s’est mise en marche : diminution globale du temps scolaire, alourdissement de la journée pour les élèves en difficulté qui se voient imposer « l’aide individualisée » pendant la pause méridienne ou après les cours, dysfonctionnements graves en termes de chronobiologie pour tous les enfants, avec moins de journées de classe et des journées plus lourdes (juste l’inverse de ce que préconisaient les chercheurs depuis bien longtemps) et une coupure de deux jours en fin de semaine qui casse le rythme veille / sommeil d’enfants qui, se couchant tard le vendredi, le samedi et le dimanche, peinent à se lever le lundi matin et commencent la semaine fatigués…

Au regard de cette situation, on comprend la volonté du ministre actuel d’agir et d’agir vite. Sans aucun doute, la semaine de quatre jours et demi avec des cours le mercredi matin est un progrès. Sans aucun doute, l’injonction faite aux communes d’organiser des activités complémentaires dans le cadre d’une semaine repensée était nécessaire. Mais pourquoi avoir écarté si vite l’hypothèse du retour du samedi matin ? On connaît l’argument de la garde alternée et des familles recomposées qui souhaitent pouvoir accueillir les enfants deux jours d’affilée… Mais résiste-t-il bien à l’analyse si l’on avance que, justement, le samedi matin peut être une occasion pour ces familles, comme pour les autres, d’un moment de contact privilégié avec l’école et les enseignants ? Pourquoi, aussi, avoir renoncé sans vrai débat à un rééquilibrage plus global de l’année scolaire, avec une diminution ou un zonage des vacances d’été et une alternance plus rigoureuse entre temps de travail et « petites vacances » ? Pourquoi, enfin, avoir imposé une formule unique – les cours le mercredi matin – quand on aurait pu s’en remettre aux collectivités territoriales et aux écoles, à partir d’un cahier des charges national exigeant, afin qu’elles pensent ensemble l’aménagement du temps de l’enfant (et pas seulement du « temps scolaire ») dans le cadre de « projets éducatifs locaux » ?

D’autant plus que la crispation sur les « rythmes scolaires » à laquelle on assiste aujourd’hui est particulièrement contre-productive au regard de la « refondation de l’École » que le ministre appelle de ses vœux. Elle écarte un fait pédagogique majeur : ce qui fatigue l’enfant, d’abord et avant tout, c’est l’échec. Ce dont il a besoin plus que tout, c’est d’une pédagogie qui l’aide à focaliser son attention, qui lui propose des contenus de savoirs mobilisateurs, qui l’accompagne dans son travail pour qu’il en améliore sans cesse la qualité, qui valorise ses réussites et lui permette d’accéder, grâce à des médiations adaptées, aux grandes œuvres de notre culture.

Au bout du compte, comme le soulignait malicieusement le philosophe et pédagogue américain Neil Postman, « on peut bien faire circuler les trains à l’heure, mais à quoi bon s’ils ne vont pas là où nous voulons ? » Et c’est bien là, en effet, la question : pourquoi cette précipitation technique sur les rythmes alors que, par ailleurs, les programmes de 2008 restent en vigueur ? Il eût fallu revenir – au moins à titre conservatoire et avant la nouvelle élaboration qui s’impose – aux programmes de 2002, ambitieux, pédagogiquement cohérents, et accompagnés d’instructions qui permettent aux enseignants de se mobiliser collectivement pour faire de leurs classes et de leurs écoles de véritables « collectifs apprenants ». Car on trouve précisément, dans les programmes de 2002, les outils nécessaires pour articuler intelligemment activités scolaires et activités péri et parascolaires. Les démarches d’acquisition, les connaissances structurantes et les prolongements possibles y sont présentés et saisissables par les enseignants en collaboration avec des intervenants qui peuvent ainsi ne pas être réduits à de simples « variables d’ajustement ».

Il y a bien un « mal français » dans la conduite de nos réformes scolaires : spécialistes de combats épiques sur les « modalités », nous en oublions les « finalités ». Pris dans la frénésie des arrangements institutionnels et fascinés par les problèmes de « tuyauterie », nous en oublions les questions de contenus et de méthodes… Les tensions actuelles montrent la limite de ce « pilotage ». Espérons qu’elles nous permettront, si nous savons en tirer les leçons, de construire enfin ensemble « un discours sur l’école », clair sur ce que nous en attendons et mobilisateur pour les acteurs de terrain qui prennent tous les matins le chemin de la classe. Les professionnels de l’éducation en ont plus que jamais besoin. Notre pays aussi.

 

Va-t-on vraiment refonder l'Ecole française en 2013 ?

Tribune parue dans LE CAFE PEDAGOGIQUE le 8 janvier 2013

Cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

Avec le triptyque « refondation / concertation / loi d’orientation », le gouvernement et le ministre de l’Éducation nationale disposaient d’une démarche particulièrement prometteuse pour l’éducation française dans son ensemble et l’école en particulier. Nous sommes nombreux à l’avoir accueillie avec enthousiasme…

 

« Ne boudons pas notre plaisir ! »

Car il était temps, en effet ! Nous sortons de dix années de gestion libérale du système scolaire où le « pilotage par les résultats », associé à une systématisation de l’évaluation quantitative et à des réductions budgétaires drastiques, a réduit notre institution éducative à un conglomérat d’ilots cherchant chacun à se protéger des mauvais coups, à conserver ses moyens coûte que coûte, à faire bonne figure dans le grand supermarché scolaire pour conserver ses « bons éléments »… et à éviter, autant que faire se peut, les admonestations d’une administration privée de toute capacité d’impulsion et enjointe à contrôler sans cesse, quand ce n’est pas à caporaliser, l’ensemble des acteurs et partenaires de la chaine éducative : cadres éducatifs, professeurs, parents, collectivités territoriales, mouvements pédagogiques et d’éducation populaire… et élèves, bien sûr, assignés à vivre leur scolarité comme un parcours du combattant, sautant d’évaluation en évaluation, devant exhiber leur « mérite » pour échapper aux ghettos et bénéficier – dans le cadre de « l’égalité des chances » ! - de quelques rares et couteux dispositifs « d’excellence ».

Dans ce contexte, nous avons vu se creuser une immense « dépression scolaire » dont les symptômes devenaient, de jour en jour, plus flagrants : découragement des équipes, destruction progressive des « collectifs », dans les établissements comme sur les territoires, concurrence entre les personnes et les institutions qui ne cherchaient plus qu’à tirer leur épingle du jeu, marginalisation du travail pédagogique réduit d’autant plus à la clandestinité qu’il avait été quasiment aboli dans la formation des enseignants elle-même.

C’est dire si un nouvel élan s’avérait nécessaire ! C’est dire aussi si le projet de loi était attendu ! Et il ne faut pas bouder notre plaisir. Il constitue une vraie bouffée d’oxygène pour un système au bord de l’asphyxie. Voilà qu’on ose reparler de « pédagogie », qu’on inscrit « le contenu des enseignements et la progressivité des apprentissages au cœur de l’école », qu’on propose une définition du « socle » qui inclut une dimension culturelle et dont on peut espérer qu’elle nous permettra de sortir de la vision étriquée et étroitement techniciste qui prévalait jusque là. Voilà qu’on instaure un « parcours d’éducation artistique et culturelle tout au long de la scolarité ». Voilà qu’on reconnaît la spécificité de l’école maternelle en soulignant qu’elle n’est pas une simple préparation technique au Cours préparatoire, mais ce que j’appelle une véritable « école première » (1). Voilà qu’on affiche la priorité au primaire, en s’engageant à rééquilibrer les moyens en faveur de ceux qui en ont le plus besoin… et voilà même qu’on évoque la possibilité de disposer de « plus de maîtres que de classes » pour pouvoir « travailler autrement ». Voilà qu’on s’achemine vers un rééquilibrage de la semaine scolaire, dramatiquement réduite à quatre jours de classe. Voilà, enfin, qu’on remet en chantier la formation initiale des enseignants et qu’on annonce la création de 60 000 emplois dans l’enseignement sur la durée de la législature ! Autant de raisons de se réjouir…

Pour autant, à regarder les choses de plus près et tout en reconnaissant l’importance de ces avancées, la démarche de « refondation / concertation / loi d’orientation » ne répond pas encore à l’immense espérance qu’elle a suscitée. Globalement, le projet de loi qui nous est proposé aujourd’hui n’est pas à la hauteur des besoins éducatifs de notre société… Mais ce n’est qu’un « projet » de loi : il peut donc évoluer et, même, être transformé significativement pour permettre au gouvernement de faire de la jeunesse, comme il s’y est engagé, son absolue priorité.

 

« Refondation » ou « réparations »

Car, en réalité, la « refondation / concertation / loi d’orientation » n’est pas encore au rendez-vous. Nous sommes plutôt en présence d’un triptyque « réparation / négociation / bonnes intentions », assez loin finalement de ce qui nous était annoncé…

La « réparation » ou, plutôt, les « réparations » l’emportent, en effet, sur la « refondation » : réparations, certes éminemment nécessaires après les dégâts subis par notre système éducatif depuis dix ans, mais qui, ajoutées les unes aux autres, ne constituent pas vraiment un « projet éducatif alternatif »(2). Pour élaborer un tel projet, il eût fallu l’arrimer à une analyse des besoins de notre société et de son avenir, l’articuler au statut de l’enfance et de la jeunesse dans la modernité, le construire à partir de l’affirmation délibérée de la place de la culture face au triomphe de la marchandisation, y introduire clairement l’importance de la formation de l’attention et de la volonté chez nos élèves, condition même de tout enseignement face à la déferlante du « capitalisme pulsionnel ". (3)

Car, comment « refonder » sans assigner, dans tous ces domaines, des finalités claires à notre éducation, dégagées des affirmations éculées sur le fait que « le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants pour favoriser leur réussite scolaire » ? Outre qu’on voit mal qui pourrait sérieusement argumenter le contraire, cette affirmation comporte, en effet, une contradiction – ou, au moins, une étonnante réduction – particulièrement significative : le « service public d’éducation » se donne pour objectif « la réussite… scolaire » ! Comme si, dans une démocratie menacée par la télécratie et la montée des individualismes à courte vue, l’éducation pouvait se réduire à la scolarisation et la réussite à la « réussite scolaire ». Certes, la loi rajoute – et c’est bien le moins ! – qu’il faut « faire partager aux élèves les valeurs de la République » et qu’on doit viser « le développement du sens moral et de l’esprit critique ». Mais ces finalités elles-mêmes sont rabattues sur « la forme scolaire » (4) de l’enseignement (à travers, par exemple, « l’enseignement moral et civique »), quand il eût fallu qu’elles structurent l’organisation de l’école, de la vie quotidienne de l’élève, de ses rapports avec la famille, les collectivités, les associations, les médias.

La « crise de l’éducation » - banalité s’il en est des analyses contemporaines – appelle un travail collectif sur ce qui fait grandir un enfant et émerger un citoyen : l’école et ses professeurs peuvent beaucoup pour installer, dans les classes, des espaces de décélération, de construction de la pensée, de rencontre avec les œuvres de culture… mais ils ne peuvent pas assumer seuls la tâche d’éduquer, au risque d’avoir le sentiment de ramer perpétuellement à contre-courant et de devoir « vider l’océan avec une petite cuillère ».

Ainsi, l’entreprise éducative requiert-elle aujourd’hui une mobilisation globale qui ne peut être simplement pensée en termes de prise en charge par les collectivités territoriales des « trous » ouverts dans l’emploi du temps hebdomadaire par la refonte des « rythmes scolaires ». C’est tout le « tissu éducatif » qui doit être réinterrogé : la machinerie publicitaire qui exalte le caprice sous toutes ses formes, les villes qui remplacent les gardiens de square par des caméras de vidéosurveillance, les chaines de télévision qui ont renoncé à programmer des journaux télévisés décryptant l’information pour les jeunes ou qui refusent obstinément la diffusion d’émissions en version originale sous-titrée qui permettraient aux enfants d’entendre des langues étrangères et d’apprendre leur langue maternelle en lisant les sous-titres… Certes, on imagine bien que le ministre n’allait pas se lancer dans l’énumération de ces très nombreuses mesures sociétales -pourtant essentielles pour éduquer ensemble nos enfants -, mais on regrette qu’en réduisant l’éducation à la forme scolaire, il limite la portée même du travail de l’École : cette dernière risque, en effet, de se trouver de plus en plus seule à formuler des exigences en termes de réflexion et de rigueur, de curiosité culturelle et de respect des valeurs fondatrices de la communication démocratique (5).
Aussi, puisque la loi propose, à juste titre, la création de plusieurs « Hauts Conseils » (pour les programmes, pour l’évaluation), pourquoi ne pas créer un vrai « Haut Conseil de l’Education » (et pas de l’École !) composé de personnalités de la société civile, de l’éducation et de la culture qui aurait pour tâche de faire respecter le premier des droits de l’enfant : « le droit à l’éducation » ? Ce « conseil » devrait pouvoir s’autosaisir sur toutes les questions afférentes à l’éducation dans tous les domaines et interpeller les autorités et ministères concernés… Ce Haut Conseil permettrait aux enseignants de se sentir moins isolés dans leur tâche et permettrait donc vraiment de « refonder l’école ».

Mais la « refondation » décidément, n’est pas au rendez-vous. On voulait « refonder » et l’on se prépare à « réparer »… On répare la formation initiale des enseignants en créant les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), mais – à ce que l’on en sait - en maintenant le verrou du concours en cours de cursus, entre deux années de master qui devraient, au contraire, être deux vraies années de formation par alternance, en continue, avec une découverte progressive du métier par des stages d’observation, de pratique accompagnée, puis en responsabilité… Et, simultanément, on ne prend aucune disposition particulière pour la formation continue ! C’est un oubli préoccupant : les ESPE formeront 30 000 enseignants par an tout au plus, alors que c’est près d’un million d’enseignants et de personnels en activité qui doivent avoir droit à une formation continue de qualité ! D’autant plus qu’on sait aujourd’hui la plus-value indiscutable de cette formation dès lors qu’elle s’effectue en lien avec les problèmes professionnels rencontrés au cours de la carrière. Et l’on peut s’étonner que l’État qui a mis en place le « droit individuel à la formation » ainsi que le « crédit individuel de formation » - dispositifs certes insuffisants mais qui ont le mérite d’exister - ne les mette pas en œuvre de manière plus systématique et volontariste pour ses propres fonctionnaires, et ne les utilise pas pour des actions de formation proprement pédagogiques... Ceux qui comme moi – privilège de l’âge ! – ont vécu, en 1981, la mise en place des Missions académiques à la formation des personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) savent à quel point elles furent de formidables leviers de transformation et des creusets d’où naquirent des dynamiques très longtemps fécondes. Et, même si l’on peut entendre que la marge de manœuvre budgétaire du ministère est limitée et rend fort difficile le remplacement des enseignants pendant leur formation, pourquoi ne pas commencer, plus modestement, par les enseignants des « établissements difficiles » dont le « droit à la formation » devrait être garanti par la loi ? Et pourquoi, enfin, ne pas mettre en place un programme de formation pour les enseignants volontaires en dehors des temps de cours ? Je suis convaincu que la demande est importante et qu’il y aurait là un moyen de dynamiser, par ricochets, le système tout entier… En négligeant la relance de la formation continue, la loi se prive des moyens de ses ambitions ; en réalité, la « refondation » se coupe les ailes.

Réparation encore dans le domaine de la continuité éducative entre l’école primaire et le collège : la loi crée un « conseil école-collège (entre chaque collège et les écoles de son périmètre) qui propose des actions de coopération et d’échange ». L’annexe précise, de plus, qu’un cycle « CM2 / sixième » sera créé. Intéressantes initiatives, mais qui sont loin de répondre aux besoins. On attendait plus d’audace pour donner vraiment corps à la continuité éducative imposée par notre constitution elle-même : l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans (qui correspond à la fin de la troisième pour une grande majorité d’élèves) relève, en effet, de la responsabilité organique de l’État et la césure entre l’enseignement primaire et le collège, comme la systématique aspiration des pratiques du collège par celles du lycée demeurent une aberration du point de vue pédagogique comme institutionnel. Certes, on ne peut pas, du jour au lendemain, fusionner les deux instances, modifier brutalement les statuts et obligations de service des enseignants du premier ou du second degré… mais, compte tenu de la convergence des travaux des chercheurs dans ce domaine comme du caractère particulièrement éclairant des comparaisons internationales, un droit à des expérimentations plus poussées s’imposait. Il est sans doute encore temps de l’introduire.

Réparation aussi dans le domaine du numérique où la mise en place d’un système national d’offres mutualisées (dont les experts se demandent s’il représentera un vrai progrès) et la modification du code de la propriété intellectuelle (pour permettre une meilleure utilisation des documents numérisés dans l’école) semblent exonérer l’institution scolaire d’une réflexion de fond sur les pratiques pédagogiques requises : en effet, si l’on veut que l’ « accès à l’information » ne soit pas confondu avec « l’appropriation de la culture », que la fascination par l’outil ne fasse pas oublier la construction des connaissances sur le long terme, il ne suffit nullement de mettre en place des formations techniques ou de « sensibiliser (les élèves) aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux ». Une « réflexion critique sur l’usage des nouveaux médias et outils numériques » ne s’improvise pas : il faut inventer de nouvelles pratiques pédagogiques quotidiennes où l’horizontalité des échanges s’articule avec la verticalité de l’exigence de vérité, où la mise en réseau permet de construire des connaissances de manière exigeante (6). Or nous ne savons pas vraiment encore faire cela… et il serait temps de développer des recherches fortes dans ce domaine.

Le projet de loi actuel confond donc souvent « refondation » et « réparations ». Cet écart est, d’ailleurs, visible dans la forme même qui nous est proposée : comment « refonder » avec un texte qui n’est qu’une série de modifications de textes antérieurs et qui ne se donne pas à lire dans une continuité structurante ? La loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (7), élaborée par Lionel Jospin et son équipe, avait le mérite de se présenter comme un texte « filé », lisible par tous… et qui avait, d’ailleurs, fait l’objet d’une diffusion massive, sous forme d’un fascicule, auprès des enseignants et parents. Cela n’avait pas suffit pour garantir sa bonne mise en œuvre, mais cela avait marqué les esprits ! Espérons que, très vite, le ministère actuel va diffuser un texte complet de la loi et non simplement la série juxtaposée des pansements qu’il pose sur les lois précédentes. C’est la condition minimale pour qu’un débat public ait lieu avant le vote au parlement… D’autant plus que la « concertation » préparatoire n’a guère associé que le millier de personnes traditionnellement impliquées dans le fonctionnement de l’institution. Certes, il ne pouvait être question de les écarter, mais cette « concertation » a donné le sentiment, dans les écoles et les établissements, de s’effectuer en vase clos, sans que les acteurs de terrain aient les moyens de s’en saisir. Il est encore temps d’aller vers eux, avec un texte complet et de vrais débats sur les enjeux de la loi et sur ses propositions, sur les finalités de l’éducation dans notre pays aujourd’hui et les modalités qui permettraient de les atteindre.

 

Un « projet à trous »

Car le projet actuel reste, pour beaucoup, un « projet à trous » : même si l’on comprend bien que la loi ne peut pas tout aborder, ni, a fortiori, tout régler, il est inquiétant de voir tant de questions reportées à plus tard et, sur beaucoup de points essentiels, de ne voir se profiler à l’horizon que de « bonnes intentions »… Et, encore, beaucoup d’entre elles n’apparaissent-elles que dans l’annexe au projet de loi : ainsi en est-il du rôle des cycles ou de l’organisation de l’éducation prioritaire, de l’accueil des élèves en situation de handicap (on n’évoque l’avenir des RASED que dans une phrase sibylline pour indiquer que « leurs missions et leur fonctionnement évolueront pour concevoir des relations de complémentarité dans l’ensemble des dispositifs d’aide »)… Ainsi en est-il aussi du sport scolaire, de la place des parents, du « collège unique » ou de la question – pourtant très médiatisée - des « rythmes scolaires », etc. On ne peut imaginer que les cartons du ministère sont vides sur tous ces sujets, et, même si l’on se doute que les négociations avec les partenaires, doivent se poursuivre, au moins pourrait-on nous en fournir les bases...

Et puis, comment accepter que la loi fasse quasiment le silence sur le domaine éminemment stratégique des lycées ? Certes, on doit se réjouir que l’État incite les Régions à mettre les locaux des lycées à disposition d’activités de formation non scolaires : il est scandaleux que certains bâtiments ne soient utilisés qu’un jour sur deux à l’échelle d’une année civile ! Mais il va falloir aussi mettre la législation en conformité avec cette exigence, car, aujourd’hui, les problèmes juridiques et administratifs sont, dans ce domaine, considérables ! Et il ne conviendrait pas de faire porter aux Régions la responsabilité de difficultés face auxquelles elles sont presque complètement désarmées ! Reste que, sur l’avenir même des lycées - leur place dans le système et leur fonctionnement - le projet de loi ne dit rien et l’annexe n’évoque cette question que de manière très générale, repoussant de mystérieuses « évolutions substantielles » à 2014. Mais peut-on « refonder » notre École en laissant ainsi un pan entier en jachère ?

Quant aux propositions sur l’orientation, elles n’évoquent que très rapidement, et toujours dans l’annexe, la mise en place annoncée – sous l’égide d’un autre ministère, il est vrai – du « service public de l’orientation » dans le cadre des Régions. Or, sans une articulation précise des responsabilités réciproques, nous risquons de nous trouver là face à de graves problèmes de fonctionnement, à des rivalités inutiles et à beaucoup d’énergie gaspillée. En revanche, il faut saluer, dans ce domaine, la création d’ « un parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde professionnel » pour tous les élèves (et pas seulement pour « les élèves en difficulté »). C’est une excellente initiative qu’il faudra absolument veiller à mettre en œuvre… Même si, tant que l’enseignement professionnel, sous toutes ses formes, n’aura pas acquis – enfin ! – son égale dignité avec la formation académique, le système de distillation fractionnée par l’échec dans les disciplines générales continuera de fonctionner.

Car notre École est malade de ses 150 000 jeunes qui sortent chaque année sans diplôme. Certes, on doit travailler à réduire ce chiffre en amont, dès l’école maternelle et primaire, par la maîtrise des « savoirs fondamentaux », et tout au long de la scolarité, grâce à un suivi plus régulier des élèves et à l’organisation d’activités d’apprentissage plus mobilisatrices pour eux… Certes, l’annexe de la loi fournit quelques perspectives intéressantes sur la « lutte contre le décrochage scolaire », en particulier par la mise en place d’un « référent » dans les établissements concernés, la promotion (encore bien trop timide pourtant) de la « formation initiale différée » (qu’il faut absolument amplifier en développant systématiquement les expériences d’ « éducation récurrente »), et l’affirmation essentielle que « tout jeune sortant du système éducatif sans diplôme doit pouvoir disposer d’une durée complémentaire de formation qualifiante qu’il pourra utiliser dans des conditions fixées par décret » : décision de toute première importance qu’on aurait bien aimé voir dans la loi elle-même et assortie de son cadre d’application.

Pour autant, tant que le système ne repensera pas l’orientation vers les filières professionnelles de manière positive, avec un véritable accompagnement pédagogique et social, on peut craindre qu’il continue à fonctionner comme une centrifugeuse, excluant toujours ceux qui sont le moins en phase avec le « modèle dominant » et les condamnant à « tenir les murs », comme on dit dans les « cités », en attendant de pouvoir bénéficier de dispositifs de « raccrochage »… Il est donc temps de proposer aux jeunes, après l’instruction obligatoire, une orientation où tous les cursus de formation soient présentés clairement avec leurs spécificités et les possibilités qu’ils ouvrent… Et il est temps, pour la formation professionnelle initiale – qui ressemble, de plus en plus, à une jungle - de faire converger les aides et rémunérations qui sont aujourd’hui bien trop disparates : bourses d’enseignement scolaire, salaire d’apprenti, rémunération d’un contrat de qualification, rémunération de stagiaire de la formation continue, indemnisation de service civique, etc. L’ « allocation de formation » pour tous les jeunes – et pas seulement ceux qui suivent des études universitaires – faisait partie du contrat de gouvernement élaboré par le PS et EELV : il est urgent de s’engager dans cette voie… et, si les moyens manquent, au moins faut-il fédérer les énergies en associant tous ceux et celles qui sont concernés : les Missions locales, par exemple, ne peuvent rester à l’écart de la « refondation », au risque d’entériner la fracture sociale entre deux jeunesses qui, malheureusement, s’ignorent de plus en plus.

 

Des enjeux fondamentaux à inscrire au cœur d’une authentique « refondation »

C’est une lapalissade : on ne refonde pas sans fondements. Et les « fondements » - pour une loi sur l’éducation, comme pour une maison à construire – ce ne sont pas les « fondations ». Il faut évidemment les unes et les autres : des « fondations » pour que, techniquement, la maison ne s’effondre pas… et des « fondements » pour qu’elle ait une « finalité partagée » qui, seule, permet à chacune et à chacun d’adhérer au projet de sa construction, de se mobiliser autour de ce projet et de garantir sa pérennité comme son bon usage. Le projet de loi actuel fournit quelques matériaux pour poser des « fondations », il ne permet guère de se représenter les « fondements » de la « refondation » annoncée.

Ces fondements relèvent d’abord, pour moi, des rapports que nous voulons établir avec nos enfants, ainsi que du projet que nous avons pour eux et pour le monde où nous les accueillons. Ils relèvent d’une intention, d’une conviction structurante, d’une perspective assumée, d’une « foi » dirait peut-être Ferdinand Buisson dont le ministre est un éminent spécialiste (8). Quelle « foi laïque » peut-elle donc fonder l’éducation aujourd’hui ? La foi dans la capacité des petits d’hommes à résister à la folie consommatrice qui pille le monde… la foi dans la capacité des professeurs à substituer, chez leurs élèves, le plaisir de penser à la satisfaction pulsionnelle immédiate… la foi dans la faculté de la culture à réunir les humains en leur faisant partager les questions anthropologiques qui les tenaillent… la foi dans la force de la coopération pour mobiliser les énergies et faire vivre la solidarité… la foi dans le pouvoir de nos institutions à « instituer », à « faire tenir debout » des hommes et des femmes pour qu’ils fassent vivre, au quotidien, une vraie démocratie. Cette foi là – un humanisme pour la modernité en quelque sorte – impose un sursaut éducatif collectif. Elle impose aussi d’identifier quelques leviers qui permettent de mobiliser les « acteurs » - comme on dit aujourd’hui – pour en faire des « auteurs » - comme on devrait dire…

Dans cette perspective, je pointerais trois leviers qui me semblent devoir – parce qu’ils sont au cœur d’enjeux fondamentaux – être mis au premier plan dans le projet de loi pour structurer la « refondation » de l’école : la place de la culture, les outils d’évaluation et le pilotage du système.

La place de la culture d’abord : je me réjouis qu’elle soit réaffirmée dans le « socle commun », mais insuffisamment à mon sens. La culture, en effet, ne doit pas être une des dimensions du « socle », elle ne peut en être que le « principe » : nous devons transmettre à nos enfants « ce qui fait culture », c’est-à-dire ce qui, selon la formule d’Olivier Reboul, « les libère et les unit ». Les « outils », les « compétences », les « savoirs » de toutes sortes, ne « font culture » que s’ils sont ressaisis dans le mouvement de leur émergence, là où ils émancipent parce qu’ils permettent de comprendre le monde et d’agir sur lui (9). Ce que nous devons transmettre, ce ne sont pas des « morceaux de connaissances fossilisées », aussi progressivement et rationnellement possible, ce sont les tressaillements d’une intelligence qui s’exhausse au-dessus de la fatalité et de la facilité, se découvre en découvrant son pouvoir d’agir. Et cela – si on le prend au sérieux – impose de repenser complètement les programmes autour des « questions vives », des « moments critiques », des « expériences nodales », bref autour de ce que les pédagogues nomment, souvent maladroitement, « le sens » (10). C’est par là – et par là seulement – que l’éducation scolaire, sociale, médiatique, etc. pourra contrecarrer efficacement l’instrumentalisation scientiste et la normalisation technicienne qui sont les revers inévitables du libéralisme pulsionnel… Face à la surexcitation pulsionnelle dominante, la fuite en avant dans l’immédiateté, l’évitement de la pensée pour se réfugier dans la jouissance narcissique individualiste, seule une éducation fondée délibérément sur la culture (et non sur des « compétences techniques ») « fera le poids ». Seule, elle pourra « refonder » l’éducation.

Les outils d’évaluation sont, bien évidemment, liés à la conception que l’on se fait de la transmission. Quand on ne transmet que des « compétences techniques », on peut évaluer par des QCM ou des épreuves standardisées qui permettent de construire facilement des palmarès individuels et collectifs. Quand on place la culture au premier plan, il faut évaluer des « projets », des « chefs d’œuvres », comme cela se faisait déjà chez les Compagnons du Moyen-Age. Or, c’est peu dire que, sur ce point, la politique actuelle est décevante… On croit savoir que le ministère aurait décidé de maintenir les évaluations annuelles en CE1 et CM2 (même si, semble-t-il, il ne les traitera que sous forme d’échantillon national et académique et sans consolidation départementale). Or, ces évaluations, c’est le lit de Procuste : on ne forme plus que ce qui permet de réussir à leurs épreuves… on en oublie ce qui n’est ni quantifiable ni évaluable selon les standards imposés… on met en scène socialement les résultats obtenus pour justifier ce qui les fonde : que la mise en concurrence est le gage de la qualité. L’évaluation se confond ainsi systématiquement avec la normalisation hiérarchisante, quand elle devrait être conçue comme un outil au service de cette « progressivité des apprentissages » qu’on met « au cœur de la refondation ». On invite, encore et toujours, les élèves, les maîtres et les établissements à se comparer aux autres quand il faudrait les inciter à se comparer à eux-mêmes, à se donner des défis, à se dépasser sans cesse dans des réalisations qui attestent d’acquisitions structurantes. L’idéologie dominante reste, selon la formule de Paulo Freire, une « pédagogie bancaire » où les savoirs humains sont réduits à de simples « utilités scolaires »…

Et tout cela converge évidemment vers la « vache sacrée » de l’enseignement français à laquelle on se garde bien de toucher, même timidement : le baccalauréat. À vrai dire, qu’il existe encore aujourd’hui une seule personne pour défendre un examen où un 13 en physique peut rattraper un 8 en français est proprement hallucinant ! Et que l’on hésite à remplacer cet examen – comme le bon sens pédagogique l’imposerait – par la formule des « unités de valeur » est tout à fait surprenant ! On sait, en effet, que seul un système permettant de combiner des « UV » - qui doivent, chacune, être maîtrisées et donner lieu à des réalisations valorisantes (11) – est susceptible de favoriser une véritable personnalisation des parcours, de mobiliser les élèves sur des enjeux qui font sens pour eux. De plus, ce système devrait permettre, tout à la fois, de supprimer l’ennui et le redoublement en organisant systématiquement des « groupes de besoin » à côté des classes traditionnelles - qui constituent de nécessaires groupes de référence, mais ne permettent plus, à elles seules, de couvrir les besoins des élèves.

Et enfin, dans la droite ligne de ces perspectives, il est absolument nécessaire aujourd’hui de revoir le pilotage du système. Nous sortons d’une période où la logorrhée managériale nous a épuisé et s’est épuisée : « Mobiliser les acteurs pour créer des synergies à partir d’un diagnostic partagé… Co-construire des évaluations objectives sur la base d’un partenariat efficace afin d’élaborer des plans stratégiques permettant de définir des orientations opérationnelles… Définir les indicateurs quantitatifs d’efficience afin d’optimiser les investissements des niveaux de responsabilité concernés… »  Tout ce verbiage – souvent manipulé avec les meilleures intentions du monde - n’est qu’un cache-sexe permettant à l’idéologie de la concurrence systématique et du contrôle technocratique de se diffuser tranquillement : on renonce à prendre au sérieux les « auteurs sociaux » et l’on tisse autour d’eux un réseau de contraintes qui paralyse toute initiative. Chacun fait de son mieux pour faire bonne figure dans les « concertations partenariales » qu’impose la hiérarchie, mais nul n’est dupe : au bout du compte, ce qui reste déterminant, c’est le « rapport qualité / prix » dans un système où le pouvoir reste aux mains des « contrôleurs-évaluateurs-inspecteurs » de tous poils…

Il est temps de revenir à l’essentiel : l’Éducation nationale ne deviendra un système adulte, construit au quotidien avec des professionnels adultes impliqués, que si l’on distingue nettement ce qui relève du « cahier des charges » imposé légitimement par la représentation nationale de ce qui relève de la liberté d’initiative et de la créativité collective des « auteurs locaux ». Il est normal, sain et facilitateur que l’autorité institutionnelle dise clairement quels sont les « passages obligés » qui s’imposent à tous… et, c’est parce qu’elle dira cela clairement qu’elle ouvrira, en même temps, de vrais espaces de liberté où les personnes pourront travailler sans avoir le sentiment d’être espionnées en permanence avec la peur panique d’être prises en faute.

C’est pourquoi l’on attend d’un « loi d’orientation » qu’elle définisse très précisément les « chapitres obligés » des projets d’école et d’établissement à partir des finalités que se donne la Nation pour son institution scolaire : cela concerne, bien sûr, les objectifs finaux d’apprentissage au terme de chaque cycle, mais aussi les conditions de structuration d’un collectif pacifié, la formation à la démocratie (dans le cadre, par exemple, de l’élection et de la formation des délégués d’élèves) (12), la formation à la recherche documentaire (dont le numérique n’est qu’une modalité), les relations avec les parents et les collectivités territoriales. Cela concerne également la nécessaire mixité sociale, l’organisation du suivi personnalisé des élèves, les relations avec le tissu associatif et économique de proximité… Mais fixer des exigences en termes de « cahier des charges » ne signifie nullement normaliser les modalités de leur mise en œuvre, tout au contraire : si l’on veut que les « auteurs sociaux » agissent avec l’intelligence du terrain, en mobilisant leur inventivité en fonction des ressources et contraintes locales, il faut leur laisser la liberté d’incarner de manière originale les exigences que le système leur impose : accompagner la progression des élèves, oui… mais pourquoi avec le même livret partout ? Former à la morale laïque, oui… mais pourquoi avec un enseignement calibré quand on sait que des « ateliers philo » ici, la pratique du « conseil d’élèves » là sont des modalités dont l’efficacité a été attestée ? Il faut aujourd’hui, pour sortir de la « dépression scolaire », « donner de l’air » aux enseignants et cadres de l’Éducation nationale, remplacer le contrôle pyramidal a priori par un accompagnement bienveillant. L’arrogance a trop longtemps été de mise dans cette institution où l’on a oublié pendant dix longues années que « ministre » veut dire « serviteur ».

Et, pour concrétiser tout cela, la loi elle-même doit donner des signes plus tangibles que les affirmations trop générales de son annexe sur « l’utilisation raisonnée de l’autonomie » et la volonté du ministère de « repérer et diffuser les innovations les plus pertinentes ». Pourquoi ne pas transformer les « inspecteurs » en « formateurs » et les rattacher aux ESPE ? Pourquoi ne pas instaurer, là tout de suite, un droit à l’expérimentation ? Pourquoi ne pas s’inspirer du courage qu’avait eu, à l’époque, Alain Savary ? Rien n’empêche de permettre, au sein des établissements, la création de « micro-collèges » ou de « micro-lycées », réunissant l’équivalent de deux à quatre classes, et où des professeurs volontaires effectueraient la totalité de leur service, organisant leurs activités d’enseignement au plus près des besoins des élèves. Là encore, il conviendrait de leur imposer un cahier des charges précis, tout en leur laissant, corollairement, une grande liberté d’organisation.

-o0o-

On l’aura compris : le « projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école » est un texte important, porteur d’espoir, mais encore décevant. Parions que c’est parce qu’il est inachevé… On nous dit que son passage devant le parlement risque d’être repoussé en raison de l’engorgement législatif : cela laisse donc le temps de l’amender, voire de le restructurer… L’enjeu est important. Nous ne retrouverons pas, d’ici longtemps, une telle fenêtre de tir. Ne laissons pas passer l’occasion.

 

NOTES

(1) http://www.meirieu.com/ARTICLES/ecole_maternelle_ecole_premiere.htm

(2) C’est aussi l’analyse de François Jarraud dans son texte du 6 décembre sur Le Café Pédagogique : « Loi d’orientation : où est le Nord ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/06122012Article634903973312007496.aspx

(3) Sur ces éléments, voir Philippe Meirieu, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du Monde, 2009.

(4) L’expression est du sociologue Guy Vincent qui décrit par là une organisation des apprentissages, historiquement datée, segmentée dans l’espace et dans le temps, centrée sur des exercices n’ayant d’autre objectif que l’apprentissage et l’évaluation proprement scolaires.

(5) Ces valeurs sont parfaitement résumées par le pédagogue Édouard Claparède sous le terme de « probité » : http://www.meirieu.com/BIOGRAPHIE/claparedemoraletpolitique.htm

(6) Voir, sur ce point, mon texte dans l’ouvrage collectif L’école, le numérique et la société qui vient (Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler, Mille et une nuits, 2012) : http://www.meirieu.com/ARTICLES/pedagogie_numerique.pdf
Voir aussi les analyses de Pierre Frackowiak : « Le numérique… pour quelle refondation ? », http://www.educavox.fr/actualite/debats/article/le-numerique-pour-quelle

(7) Voir : http://www.legifrance.gouv.fr/jopdf/common/jo_pdf.jsp?numJO=0&dateJO=19890714&pageDebut=08860&pageFin=&pageCourante=08860

(8) Voir Vincent Peillon, Une religion pour la République – la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, 2010.

(9) Voir Philippe Meirieu, Un pédagogue dans la Cité – conversations avec Luc Cédelle, Desclée de Brouwer, 2012.

(10) C’est pourquoi je suis absolument convaincu qu’il revenait au ministre de suspendre l’application des programmes du primaire de 2008, qui représentent un terrible recul dans ce domaine, pour revenir – à titre transitoire et avant que de nouveaux programmes ne soient élaborés – aux programmes de 2002.

(11) Ce que la formation des adultes commence à faire à travers, par exemple, la mise en place du portfolio.

(12) Dont il n’est, étrangement, nulle part question !


10 septembre 2012 - Réactions aux premières propositions du ministre : "Refondation : à quelles conditions ?" (dans Le Café Pédagogique)


Rentrée 2012

"Quelle refondation ?"

Entretien avec Philippe Meirieu publié dans la revue La Classe

Cliquez ici pour obtenir le texte en PDF

La Classe : M. Meirieu, vous êtes en quelque sorte un habitué dans nos colonnes et c’est la raison pour laquelle on ne vous présente pas davantage. Sauf que depuis notre dernier entretien vous êtes devenu vice-président de la Région Rhône-Alpes, délégué à la formation tout au long de la vie. Comment parvenez-vous à assumer toutes responsabilités ?

Ce n’est pas toujours facile ! Je continue, en effet, d’enseigner à l’université, en sciences de l’éducation, où je donne des cours et dirige des masters ainsi que des thèses. Malgré une décharge liée à mes fonctions à la Région, c’est très prenant… Mais c’est aussi passionnant et cela me permet de rester en contact, tout à la fois, avec de jeunes étudiants qui se destinent à l’enseignement, avec des praticiens qui témoignent de ce qu’ils vivent au quotidien – à l’école, dans la formation, dans le domaine de la santé ou de l’animation - et avec des chercheurs qui ouvrent des perspectives nouvelles. C’est plus qu’une respiration pour moi : c’est ce qui me nourrit, me mobilise, me permet de continuer à avancer et de ne pas me perdre dans les méandres de la « vie publique ». A la Région, je suis responsable d’un domaine – la formation professionnelle des demandeurs d’emploi et l’apprentissage – qui m’était, en même temps, familier et tout à fait étranger : il m’était familier car je travaille depuis longtemps sur les problématiques de la formation d’adultes et de l’alternance ; il m’était étranger car c’est un champ extrêmement technique, combinant une multitude de dispositifs qui se sont empilés tout au long des années, avec une multitude de partenaires et une grande complexité institutionnelle. Mais cette étrangeté a fonctionné, pour moi, comme un triple défi : un défi pour comprendre, un défi pour simplifier, un défi pour rendre tout cela lisible aux « usagers » et, donc, plus démocratique. Au fond, je peux, dans ce cadre, mettre à l’épreuve ma capacité à « faire de la pédagogie », au sens le plus trivial du terme, et à « faire de la pédagogie », au sens théorique que Durkheim a donné à cette expression : construire « une théorie pratique ». Et puis, je suis confronté, dans ma délégation, aux jeunes décrocheurs, aux personnes sans aucune formation, laissées pour compte par le système scolaire et universitaire : c’est avec eux, que l’on peut, que l’on doit, mettre à l’épreuve le principe d’éducabilité auquel je suis tant attaché.

Bien sûr, il y a un vrai risque dans cette multiplication de mes activités, celui de la dispersion. C’est pourquoi je reste attaché à ce qui me permet de renouer l’unité entre tous mes engagements : l’écriture. Ecrire, n’est pas pour moi une occupation qui viendrait s’ajouter aux autres, c’est l’occasion de ressaisir l’intentionnalité fondatrice de ce que je fais, c’est un temps de focalisation nécessaire et un contrepoison à l’activisme, c’est le moyen, selon la belle expression du philosophe Madinier, de « l’inversion de la dispersion ». Ecrire, c’est construire du sens, transformer les faits en événements, articuler les choix, les convictions, les savoirs, les observations, les réflexions. Ecrire impose aussi de faire taire son tumulte intérieur pour mettre les choses à distance, les analyser, les penser. C’est pourquoi je crois tant à l’importance de l’écriture professionnelle (pour les enseignants, toutes les « professions de l’humain » et, plus largement, tous les citoyens). Et c’est pourquoi, évidemment, je suis si attaché à la manière dont on aide l’enfant à « entrer dans l’écrit », comme je l’ai expliqué dans mon petit ouvrage Pourquoi est-ce (si) difficile d’écrire ? (éditions Bayard, 2008).

En mai 2012 une page donc a été tournée. Quel bilan dressez-vous pour l’école après cinq années de Présidence Sarkozy ?

J’ai un jugement assez sévère. En raison, bien sûr, des programmes rétrogrades de 2008, des suppressions de postes, de l’attaque contre les RASED, de la mise à mal de la formation des enseignants… Mais, plus globalement, parce que ces années ont vu triompher une idéologie « libérale-technocrate » qui est, pour moi, tout à fait contraire aux idéaux de la République et à ma conception de la pédagogie. En effet, l’école s’est éloignée progressivement de ses missions de service public (garantir le droit à l’éducation pour tous) pour promouvoir une forme de sélection par distillation fractionnée des exclus sous le nom d’ « égalité des chances ». Dire, comme on l’a entendu, que l’objectif de l’école, c’est de « faire émerger un Einstein dans le 93 » est grave. Non qu’il soit mauvais, bien sûr, de favoriser l’éclosion des « génies mathématiques » dans les quartiers défavorisés, mais parce que cela ne peut évidemment pas suffire à sauver les quartiers défavorisés, à y réhabiliter l’école et à fonder une société authentiquement démocratique. L’ « égalité des chances », c’est l’organisation de la concurrence entre les exclus ; c’est la résignation à l’échec d’une grande partie des élèves (sous prétexte qu’ « ils ont eu leur chance ») ; c’est même la légitimation de cet échec et l’acceptation d’une société à plusieurs vitesses… à peine tempérée par la mise en place d’un « socle commun » à la définition bien utilitariste et béhavioriste à la fois.

Dans cet esprit, il n’est pas étonnant que l’on ait vu se développer la concurrence systématique entre les établissements, que l’on ait assoupli la carte scolaire et que l’on ait favorisé le « zapping » des familles au sein de l’école. Tout cela – même si ça n’a pas frappé de plein fouet, fort heureusement, l’école primaire - a déstabilisé profondément l’ensemble du système. Les enseignants l’ont ressenti comme une forme de négation de leur mission, une manière de renier les ambitions du « service public » que l’on a fait contrôler par des « clients » quand il doit être l’instrument d’une politique assumée de la nation.

Et puis, bien sûr, cela s’est doublé d’une frénésie évaluative, tant des élèves que des personnels et de l’institution ! C’est normal : quand on ne garantit plus la qualité du « produit », on se replie sur la « vérité des étiquettes » ! Sauf que ces étiquettes sont évidemment très réductrices et que l’on risque toujours de sacrifier des objectifs importants parce qu’ils ne sont ni mesurables « objectivement » ni quantifiables.
Qu’on m’entende bien : je ne plaide pas pour « déresponsabiliser » les enseignants qui doivent, comme tout le monde, rendre des comptes sur leur activité… mais je conteste vigoureusement que ces « comptes » puissent être faits à partir de « résultats » mesurés avec des outils standardisés, indépendamment des situations locales, des politiques de sélection, de l’inventivité pédagogique et de des ambitions « humanistes » de notre école. Les enseignants ne « fabriquent » pas leurs élèves. Ils ne peuvent donc être soumis qu’à l’obligation de moyens… qui est, d’ailleurs, beaucoup plus exigeante… et beaucoup plus intelligente !

Ainsi, il ne suffira pas de « réparer les dégâts » matériels des années qui viennent de s’écouler. Il faudra aussi changer de manière de penser, sortir du paradigme « libéral-technocrate » avec son cortège de contrôles hiérarchiques, son obsession des « grilles » et des tableaux « excel », son déni de la pédagogie sacrifiée sur l’autel de l’évaluation permanente.

Depuis le mois de juillet dernier le nouveau gouvernement a lancé une grande concertation nationale intitulée « Refondons l’école de la République ». Tout d’abord, que vous inspire cette démarche quant à sa forme ?

Je partage très largement le diagnostic sur lequel s’appuie la « concertation » : trop de jeunes quittent le système scolaire sans qualification, les écarts se creusent entre « l’école des héritiers » et « l’école des exclus », la maîtrise de la langue se dégrade, la formation des enseignants est sinistrée, les personnels sont « dépressifs » tant ils ont été malmenés. Mais, derrière cette description assez consensuelle, je suis convaincu qu’il faut regarder les lames de fond qui bousculent aujourd’hui notre institution scolaire, à l’insu parfois des acteurs eux-mêmes. Mon travail auprès des élèves « décrochés » m’a permis, en effet, de voir à quel point leur exclusion n’était pas un accident qu’il fallait simplement « réparer », mais, le plus souvent, la conséquence de la désarticulation de tout un système qu’il faut, effectivement, « refonder ». Or, une telle « refondation » ne peut s’improviser : elle nécessite un travail de fond et que crains que la concertation, menée tambour battant en trois mois de travail avec quelques centaines de personnes, ne permette pas d’aller vraiment au fond des choses. Mais j’espère être démenti et « déçu en bien », comme disent nos amis québécois.

Sur le fond maintenant, qu’attendez-vous de cette vaste consultation de tous les acteurs de l’école ?

Qu’elle permette d’identifier les leviers qui pourraient permettre la « refondation » qu’on nous promet. J’en vois au moins trois, profondément liés entre eux : institutionnalisation, mobilisation et formation. 1) Institutionnaliser l’école, c’est mettre en place des « unités pédagogiques fonctionnelles » où chaque équipe d’enseignants et de cadres éducatifs puisse assumer l’instruction et l’éducation d’un nombre limité d’élèves – l’équivalent de quatre classes semble constituer un bon chiffre. Là, au sein de petites unités - qui pourraient se constituer aussi dans les établissements existants – les adultes maîtriseraient l’organisation d’activités pédagogiques adaptées, pourraient se dégager, chaque fois que cela leur apparaîtrait utile, de la « tranche napolitaine » de l’emploi du temps hebdomadaire, utiliseraient toute la richesse des interactions entre pairs, travailleraient étroitement avec l’environnement culturel… tout en effectuant un suivi « personnalisé » dans un groupe dont le fonctionnement serait construit en associant étroitement les élèves. Réinstitutionnaliser l’École, c’est bâtir du collectif en lieu et place des grappes indifférenciées d’élèves qui errent dans des espaces anonymes en récupérant quelques photocopies au passage… ce que nous voyons, malheureusement, dans trop de collèges et de lycées ! 2) Dans cette perspective, il faudra, bien sûr, se dégager de la « pédagogie bancaire » que dénonçait déjà Paulo Freire, de la course aux notes et de la réduction des savoirs à des « utilités scolaires » bien vite oubliées. L’enjeu est de mobiliser l’intelligence des élèves sur des connaissances dont la densité culturelle est assez forte, assez clairement identifiable, pour qu’ils s’engagent et accèdent, au delà du plaisir immédiat de « réussir », au désir, jamais totalement rassasié, de « comprendre ». Faire de l’École un vrai lieu de culture ne sera pas facile, tant nous avons sacrifié cette dernière à des exercices vides de sens, mais c’est un enjeu essentiel pour lutter contre l’utilitarisme individualiste qui la gangrène. 3) Et, enfin, bien sûr, tout cela ne sera possible que si la formation pédagogique des maîtres, des cadres éducatifs et de tous les personnels de l’école – y compris les personnels administratifs et de service - redevient une vraie priorité. On souligne, à juste titre, l’urgence de la reconstruction de la formation initiale des enseignants. Mais on ne dit pas suffisamment qu’il serait sans doute plus facile et plus rapide de relancer, dès aujourd’hui, une véritable formation continue des équipes, un accompagnement systématique des personnels, une diversification des ressources formatives… véritable alternative à la caporalisation que nous venons de vivre. Et, dans ce cadre, bien évidemment, les mouvements pédagogiques et d’éducation populaire, en raison des valeurs qu’ils portent et de l’expérience qui est la leur, devraient avoir une place éminente.

Puisque nos lecteurs sont des enseignants de l’école primaire. Recentrons-nous sur cet aspect particulier. La « priorité donnée à l’école primaire » vous semble-t-elle justifiée ?

Elle est justifiée évidemment car beaucoup de choses se jouent à l’école primaire (même si je refuse l’idée que plus rien ne soit rattrapable après). Mais, paradoxalement, c’est l’école primaire qui a le mieux résisté, à mon avis, aux effets de la déconstruction de ces dernières années. C’est là où demeurent, le plus souvent, des équipes mobilisées, des expériences pédagogiques originales, un vrai souci de l’accompagnement des enfants et de l’accueil des familles, etc. Il ne faut pas que la priorité à l’école primaire soit un déni des acquis de l’école primaire… et, surtout pas, un alignement de l’école primaire sur le collège qui resterait, lui, « intouchable ». La priorité à l’école primaire devrait se traduire, pour moi, par l’abandon des programmes de 2008, la reconstruction des RASED, une vrai formation pédagogique – initiale et continue – des enseignants… et un travail de fond sur la pédagogie de « l’entrée dans l’écrit », qui est une clé essentielle de la réussite scolaire, et ne se réduit nullement à ce qu’on nomme « maîtrise de la langue », ni, a fortiori, à l’acquisition (nécessaire) de l’orthographe et de la grammaire.

Et l’école maternelle dans tout ça ?

Ce doit être, je crois, une véritable « école première ». Une « école première » centrée sur de vrais apprentissages, mais en tenant compte, bien sûr, des spécificités liées à l’âge des enfants. D’où la nécessité de se tenir à distance de deux dérives symétriques : la dérive occupationnelle – qui tient les apprentissages cognitifs pour secondaires – et la dérive scolastique – qui mime la « grande école » en croyant que la garantie des apprentissages est dans le respect scrupuleux de la « forme scolaire » traditionnelle. L’école maternelle doit être conçue, je crois, en termes de « situations d’apprentissage » spécifiques permettant l’émergence de la pensée et la construction du langage. Parler de « l’émergence de la pensée » peut paraître prétentieux ou excessif, mais c’est justement l’objectif numéro un de l’école maternelle : il faut que l’enfant apprenne à se dégager du « corps primaire », à se mettre à distance de ses émotions et pulsions ainsi qu’à construire et utiliser du symbolique. Dans des registres très différents, on trouve cette idée chez les deux grandes pédagogues de l’école maternelle que sont Maria Montessori et Gemaine Tortel et elle est confirmée par les travaux actuels sur la petite enfance. Mais prendre cette idée au sérieux impose de se dégager de la conception encore trop béhavioriste des apprentissages premiers : il faut penser la pédagogie de l’école maternelle en repartant de l’intentionnalité de l’enfant et des situations qui peuvent l’aider à se développer. C’est un beau chantier, très largement devant nous…

Le Socle Commun, l’approche par compétences, le LPC… d’après vous il faudrait réformer ou supprimer ces dispositifs ?

Nous devons absolument les dégager de la « gangue technocratique » dans laquelle ils se sont englués. Nous avons besoin de « référentiels » pour guider le travail pédagogique et gérer les classes comme les cycles. Mais le tableau de bord n’a jamais remplacé le moteur ! Il faut que les enseignants s’approprient un référentiel construit en articulant les finalités, les buts et les objectifs évaluables, en distinguant les critères d’évaluation (qui attestent d’acquisitions « comportementales » repérables) des « indicateurs » (qui permettent d’inférer la maîtrise de capacités plus larges). A partir de ce référentiel, je suis partisan de laisser les équipes construire leurs outils à la place des évaluations nationales standardisées qui existent aujourd’hui. Peut-être est-il même possible de les laisser fabriquer les « livrets d’acquisitions et de suivi » (qui ne doivent pas se réduire à des listes de « compétences »)… ou, alors, en proposer plusieurs modèles avec des parties déjà élaborées et des parties à construire en fonction du projet d’école ou d’établissement.

« L’éducation à la citoyenneté » constitue l’un des axes forts de la nouvelle politique attendue. Quelles sont selon vous les dimensions à privilégier ?

« L’éducation à la citoyenneté » comporte, pour moi, deux faces indissociables. D’une part, elle renvoie à des dispositifs et des savoirs spécifiques ; d’autre part, elle doit constituer le « point de fuite » de tous les apprentissages et, plus largement, de toutes les activités scolaires. Il faut donc, en même temps, promouvoir des situations pédagogiques comme « le conseil » dans la pédagogie coopérative et institutionnelle (à condition qu’il soit bien préparé, loin de tout spontanéisme) ou la pratique du « débat documenté et argumenté », tel que nous l’avions conçu dans le cadre de l’Education civique, juridique et sociale (ECJS). Mais, d’autre part, il faut que tous les apprentissages s’effectuent dans une perspective de formation du citoyen : en aidant les élèves à écouter les autres et à se décentrer de leur propre point de vue, en travaillant systématiquement sur la distinction du « savoir » et du « croire », en montrant comment les savoirs construits par les humains sont libérateurs et contribuent à les « relier entre eux », en mettant en avant la façon dont on peut dépasser les intérêts individuels pour construire du « bien commun »… Il faut développer méthodiquement aussi la démarche expérimentale et la démarche documentaire dans l’ensemble de la vie scolaire et les mettre au cœur de nos séquences d’apprentissage dès la maternelle. « La formation du citoyen » ne doit pas être un « supplément d’âme » ; elle doit irriguer tout le travail des enseignants.

Faut-il revoir le calendrier scolaire et l’organisation de la journée, de l’année pour les écoliers ? Faut-il une modification des rythmes scolaires ?

Cette question est un vrai serpent de mer… Tout a été dit, depuis longtemps, et tout reste à faire ! Nous savons qu’il faudrait diminuer le temps de travail de chaque journée et augmenter le nombre de journées scolaires. Mais nous savons aussi que rien n’est simple dans ce domaine, tant les questions de chronobiologie et pédagogiques viennent percuter les problèmes sociaux et organisationnels. Je pense qu’il faut donner des grandes directions et engager un travail commun sur les territoires entre l’institution scolaire, les collectivités territoriales et les familles pour dégager les meilleures solutions, dans l’intérêt de l’enfant et de la qualité de ses apprentissages bien sûr.

Les RASED ? Ont-ils toujours leur place ? Laquelle ?

Les RASED constituent une excellente réponse aux difficultés scolaires car ils permettent précisément d’apporter une aide spécialisée aux élèves qui en ont besoin sans créer des « classes de niveaux » qui deviennent vite des « classes ghettos ». Ils sont une excellente antidote à l’exclusion car ils évitent que les enseignants, démunis devant certains élèves, soient tentés de s’en débarrasser. Ils représentent un bon modèle pour sortir de l’oscillation infernale entre « classes homogènes » et « classes hétérogènes » car ils font, tout à la fois, « droit à la ressemblance » (les élèves travaillent ensemble, dans la même classe, « malgré » leurs différences) et « droit à la différence » (chaque élève a droit à un traitement particulier si cela correspond à ses besoins). C’est pourquoi je crois que, non seulement, il faut rétablir les RASED dans l’enseignement primaire, mais il me semble qu’il faudrait construire leur équivalent dans l’enseignement secondaire, au collège et - pourquoi pas ? – au lycée.

Et l’Aide Personnalisée ?

Sous la forme actuelle, c’est une très mauvaise réponse à une vraie question. Elle isole les élèves en difficulté et alourdit leur journée de travail, quand il faudrait, au contraire, accroître leur interaction avec le reste de la classe (en pratiquant systématiquement une pédagogie de l’entraide) et les mobiliser plutôt que de les « punir ». Je suis partisan d’une vraie pédagogie différenciée en continue, avec des activités différenciées pour des objectifs communs, mais au sein du même temps scolaire et pour tous. C’est, d’ailleurs, une chose que les enseignants du premier degré savent faire et font même plutôt bien.

La formation des enseignants, initiale et continue, constitue un autre vaste sujet de réflexion. Selon vous quels grands axes conviendrait-il d’emprunter ?

Il faut évidemment refonder la formation initiale des enseignants sur une véritable alternance interactive pendant deux années complètes. Non pas une juxtaposition de connaissances académiques avec des cours de didactique et des « stages », mais un travail d’aller-retour systématique entre des modèles théoriques et un implication progressive dans des situations de responsabilité pédagogique. C’est la seule méthode qui permette de former des « praticiens experts » capables de prendre les bonnes décisions au bon moment plutôt que de se laisser enfermer dans des routines avant de sombrer dans le découragement.

Bien sûr, je sais qu’il faudra un peu de temps pour mettre en place une telle formation initiale, mais c’est une raison de plus pour commencer tout de suite. Et puis rien n’empêche, en attendant, de relancer très vite la formation continue, aujourd’hui quasiment sinistrée. Sans céder à la nostalgie, je crois qu’on pourrait utilement s’inspirer de l’exemple des MAFPEN nées en 1981 et qui ont formidablement « boosté » l’école. Le fait qu’elles étaient a-hiérarchique et que la formation n’était pas, ainsi, la propriété des corps d’inspection a été un fort atout. J’aimerais que l’on revienne à ce principe : dans aucune institution, les formateurs ne peuvent être confondus avec les supérieurs hiérarchiques. Le formateur est un « entraineur », il ne peut pas simultanément être l’arbitre !

Et l’évaluation des enseignants du primaire ? Que pensez-vous des modalités et de la pertinence du protocole actuel de l’inspection individuelle ?

Je crois que cela doit être profondément remanié. Ce modèle du contrôle individuel est archaïque, contraire même avec la notion de « projet d’école » et de « projet d’établissement », infantilisant le plus souvent. Mais il faut remanier les modalités de l’inspection (et de la promotion) dans le cadre d’un travail approfondi de concertation avec les enseignants eux-mêmes. Certains inspecteurs, comme Pierre Frackowiak, ont beaucoup réfléchi sur cette question et sur les méthodes pour avancer. Je crois qu’on devrait les écouter beaucoup plus.

Quelle est votre actualité éditoriale ?

J’ai publié au printemps dernier un ouvrage d’entretiens avec Luc Cédelle, Un pédagogue dans la Cité (édition DDB) dans lequel je reviens en détail sur la situation de notre école, les débats pédagogiques actuels, mes engagements et mes projets. J’y ai inséré aussi des textes très personnels sur quelques thématiques qui me tiennent à cœur comme « le conflit », « le bonheur », « le travail », etc. Et puis, je suis très fier de publier, à cette rentrée, un livre illustré par Pef, aux éditions Rue du Monde, Korczak – pr que vivent les enfants ! : c’est un petit "livre d’histoire" et un traité de pédagogie à la fois, destiné aux enfants, mais qui n’est pas interdit aux adultes ! C’est aussi une manière de continuer à creuser le sillon d’une éducation pour le monde d’aujourd’hui. Un enjeu essentiel, et pas seulement en période de campagne électorale !