Même si la pédagogie n'est plus à la mode, il ne faut pas, pour autant, abandonner la perspective d'un travail rigoureux sur elle. Bien au contraire.
Pour ma part, souvent affronté à question « Qu'est-ce que la pédagogie ? », je me fais un devoir de tenter d'y répondre en m'efforçant d'expliquer comment j'ai appréhendé progressivement ce problème tout au long de mes travaux. J'explique que la difficulté de cette problématique m'est apparue au moment de l'élaboration de ma thèse d'État, soutenue en 1984, Apprendre en groupe ?. Là, se trouve encore, à mes yeux, les germes d'une réflexion que j'ai tenté de conduire depuis. Pendant une dizaine d'années après ce travail, je me suis consacré à « produire de la pédagogie » plutôt qu'à réfléchir sur le statut épistémologique de cette dernière. Même si j'avais approché de très près cette question (au risque de me brûler les ailes) dans Le choix d'éduquer, c'est seulement avec mon ouvrage La pédagogie entre le dire et le faire (1995) que je me suis intéressé frontalement à cette question. Ce texte marque le passage d'une pensée encore monolithique, construite sur des convictions très largement empruntées à tout le courant des « méthodes actives », de l' « Éducation nouvelle », du constructivisme piagétien et de la pédagogie différenciée... à une pensée qui s'appuie sur un travail d'analyse des discours pédagogiques eux-mêmes pour tenter d'en comprendre leur mode de constitution, leur portée et leurs apports. Frappé par le caractère hétérogène de ces discours qui, chez les « pédagogues historiques » comme Pestalozzi, Korczak, Montessori, Freinet et bien d'autres, est un composé étrange de témoignages, de professions de foi, d'appels à des travaux scientifiques datés et souvent contestables, d'incantations, de prescriptions et, même, de poésie et de romanesque, je me suis efforcé d'aller voir au plus près comment ils étaient construits. J'avais, depuis longtemps, débusqué des contradictions dans certains textes pédagogiques, en particulier sur l'opposition décisive entre la finalisation revendiquée (il faut donner sens aux savoirs par une « pédagogie du projet » qui mobilise les élèves en groupes sur des enjeux complexes) et la formalisation exigée (il faut éviter que les élèves fassent l'impasse sur des savoirs fondamentaux et procéder, pour cela, de manière individualisée, du plus simple au plus complexe, avec des « dénombrements » systématiques et un accompagnement personnel rigoureux).
Cette opposition qu'on trouve, en particulier, chez Célestin Freinet et qui l'amène à articuler les enquêtes, la correspondance et le journal scolaires, d'un côté, avec les « bandes enseignantes », les fiches individuelles et le système des brevets, d'un autre côté, m'était apparu constitutive de l'histoire de la « pédagogie nouvelle ». Je l'avais moi-même vécue, dans les années 1970, quand, simultanément adepte des « méthodes actives » et de la « pédagogie par objectifs », je tentais de mettre en oeuvre des formules qui associent la finalisation et la formalisation, favorisent l'implication de tous les élèves, tout en garantissant que chacun d'entre eux effectue bien les apprentissages prescrits.
Progressivement, et dans un dialogue intellectuel particulièrement fécond avec Daniel Hameline, j'ai été amené à comprendre que ce que je prenais pour le témoignage d'un certain inachèvement des discours pédagogiques, de leur insuffisante maturation théorique, était, en réalité, ce qui faisait leur spécificité et leur richesse. D'où une hypothèse de recherche que je crois avoir validée depuis : l'ensemble des discours pédagogiques est à comprendre comme un genre littéraire particulier qui débusque, le plus souvent à son insu, les contradictions fondatrices auxquelles se trouvent affronté l'homme dès lors qu'il cherche à éduquer ceux et celles qui viennent au monde. Parce que l'éducation est inévitablement assignée à des tâches de domestication , imposées par la nécessité de préparer un individu à la société dans laquelle il devra trouver sa place, tout se donnant comme projet l'émergence d'une liberté et l'émancipation d'un sujet... elle est confrontée à des apories qui, bien souvent, deviennent des polémiques. Faut-il respecter la liberté de l'enfant ou exercer sur lui une autorité tant qu'il n'est pas en mesure de décider par lui-même ? Mais comment l'amener à être, un jour, autonome si l'on ne le considère pas comme tel, avant même qu'il le devienne ? Faut-il s'appuyer sur ce qui intéresse les élèves, au risque d'oublier ce qui est « dans leur intérêt » ? Ou bien faut-il leur imposer des tâches sans signification pour eux, au risque que seuls les plus favorisés en entrevoient l'importance ? Faut-il suspendre dans la classe toute relation affective, au prétexte que l'École est un lieu dédié à la Raison ? Mais comment faire aimer la Raison si celui qui l'incarne n'est pas capable de montrer les satisfactions personnelles dont elle est porteuse et, même, de devenir un pôle d'identification puissamment investi sur le plan affectif ? Etc. On pourrait multiplier les exemples de toutes sortes. Ils sont légion.
En réalité, l'Éducation - si l'on sait écouter les discours pédagogiques - se livre comme une activité consubstantiellement contradictoire. On comprend, alors, qu'elle soit, dans l'opinion, l'objet de débats très vifs, en particulier de la part de ceux qui ne se coltinent pas la tâche d'éduquer au quotidien ou qui dépensent leur énergie à éradiquer des contradictions qu'ils jugent insupportables. On fonctionne ainsi dans le « ou bien... ou bien... » : ou bien l'autorité, ou bien la liberté ; ou bien la culture imposée, ou bien l'animation socioculturelle totémisée ; ou bien une évaluation rigoureuse des acquis, ou bien un accompagnement compassionnel des personnes ; ou bien le cours magistral, ou bien les travaux de groupes ; ou bien la méthode syllabique, ou bien la méthode globale pour apprendre à lire...
Or, ce dont témoignent les pédagogues historiques, dès lors qu'on se livre à une analyse épistémologique rigoureuse de leurs propos, c'est, tout à la fois, de la vanité de ces querelles et de la possibilité de les dépasser. Pour eux, les contradictions sont fécondes dès lors qu'elles ouvrent un espace à l'invention, à la création, à l'élaboration de méthodes qui permettent d'avancer, et d'avancer sur deux pieds à la fois : en tension entre des pôles qui, si l'on se tenait à l'un des deux, nous condamneraient à l'immobilisme. Les discours pédagogiques sont ainsi à comprendre comme un effort, plus ou moins réussi selon les cas, pour élaborer des dispositifs capables de faire exister l'activité éducative dans la temporalité . Ils s'installent dans la « médiocrité », au sens aristotélicien du terme, dans ce « milieu » qui n'est pas un « centre », dans cette tension qui n'est pas un point d'équilibre définitivement stabilisé, mais qui permet, en même temps, de domestiquer et d'émanciper, d'imposer des connaissances et de permettre de les dépasser, d'assumer la dépendance nécessaire à l'égard de l'autorité et d'apprendre en quoi celle-ci n'est respectable que si elle est légitime, de s'appuyer sur ce que l'élève sait déjà et sur ce qui l'intéresse, sans jamais perdre de vue la nécessité de lui ouvrir de nouveaux horizons... C'est ainsi que Joseph Jacotot tente de mettre en place des méthodes d'apprentissage où la personne obéit et se libère à la fois. C'est ainsi que Ferdinand Buisson défend la nécessité de la démarche documentaire et expérimentale où l'enfant peut, en même temps, « se soumettre à la loi des choses » et « s'émanciper de la loi des clercs ». C'est ainsi que Makarenko parvient à surmonter la contradiction entre la nécessité de punir un élève qui compromet le fonctionnement du groupe, et l'exigence de ne pas l'exclure ou l'abandonner pour autant.
Dès lors que l'on a accepté cette hypothèse sur le statut des discours pédagogiques, il faut engager un triple travail. D'abord, réhabiliter les textes du patrimoine pédagogique et les proposer systématiquement à une étude rigoureuse, en posant systématiquement, non pas la question : « Qu'est-ce qu'ils nous prescrivent que nous pourrions appliquer aujourd'hui mécaniquement face à nos élèves ? »... mais : « Comment se sont-ils emparés des contradictions éducatives qu'ils avaient à surmonter et quelle démarche ont-ils adopté pour y faire face ? Quels dispositifs ont-ils proposé pour substituer la temporalité éducative aux oppositions idéologiques statiques ? Et qu'est-ce que cela nous apprend sur les démarches que nous pourrions adopter et les dispositifs que nous pourrions construire à notre tour ? » Une fois ce travail fait - un travail d'épistémologie des discours pédagogiques à proprement parler - il devient possible de constituer, alors, une méta-pédagogie qui se donne pour projet de mettre à disposition des éducateurs un inventaire raisonné et contextualisé des apports du discours pédagogique. Mais ce dernier, sauf à se leurrer lui-même et à se prendre pour une sorte de totalisation hégélienne « objective » et « définitive » devra, inévitablement s'incarner dans un nouveau discours pédagogique composite lui aussi, parce que composant avec un contexte, des acteurs, la difficulté à se faire entendre, la nécessité de toucher ceux qui reprennent tous les matins le chemin de la classe. Évidemment, rien n'est alors terminé : il faudra reprendre l'analyse épistémologique sur ce discours et c'est ainsi - il faut l'espérer - que les choses progresseront.
Or, c'est peu dire que cette manière de procéder est aujourd'hui largement minoritaire - quand elle n'est pas exclue - des « sciences de l'éducation ». Ces dernières ne traitent qu'avec condescendance du patrimoine pédagogique, incapables, le plus souvent, d'en entendre le message et d'en voir la portée. Elles se développent, alors, essentiellement du côté de la didactique , de la sociologie ou de la philosophie , toutes disciplines parfaitement légitimes évidemment, mais qui ne parviennent guère à embrayer sur les réalités éducatives et à éclairer utilement les acteurs. La didactique - sauf quand elle est pratiquée de manière ouverte et capable d'intégrer les interrogations pédagogiques - se crispe dans des analyses positivistes, s'imaginant qu'il suffit d'une bonne « transposition » pour que la transmission s'opère magiquement ; elle fait systématiquement l'impasse sur ce qui fait - heureusement ! - problème dans toute éducation : la question du sujet. La sociologie, de son côté, relève avec justesse les difficultés objectives auxquelles se heurte l'éducateur, mais, dans la plupart des cas, elle corrèle des input et des output (pour l'essentiel, les conditions socioéconomiques des élèves et leurs résultats scolaires) sans vraiment « ouvrir la boîte noire » et regarder comment, au quotidien, se gèrent les contradictions entre la culture vernaculaire et la culture scolaire, le donné et l'acquis. Quant à la philosophie, elle surveille tout cela en surplomb et, à de rares exceptions près, reste toujours aussi incapable de penser la temporalité éducative : elle répète - parfaitement justement et dans le sillage d'Hannah Arendt - qu'il ne faut pas supposer que l'élève est un citoyen déjà éduqué... mais ne nous dit rien sur la manière dont se fait le passage de la sujétion à l'émancipation et sur la part que les éducateurs peuvent y prendre.
Il est essentiel, dans ces conditions, de ne pas abandonner le terrain de la pédagogie. J'ai tenté de la faire avec Faire l'École, faire la classe (2004) qui se veut, en même temps, un traité de méta-pédagogie et un discours pédagogique pour aujourd'hui. Mais, évidemment, beaucoup reste encore à faire.
Le 27 mai 2006