PESTALOZZI ET LES ORPHELINS DE STANS |
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En automne 1798, le gouvernement helvétique envoie Heinrich Pestalozzi, un disciple de Rousseau qui a pour projet de « donner des mains à l’Émile », diriger un orphelinat à Stans, une bourgade de Suisse alémanique. L'armée française du Directoire vient de dévaster le canton de Nidwal. Les orphelins miséreux pullulent. Malgré sa sympathie politique pour la Révolution française et la République helvétique, Pestalozzi considère la situation comme humainement insupportable et accepte la mission qui lui est confiée. Là, il touche le fond de la misère et de la déchéance, trouvant des enfants « complètement farouches et habitués à la mendicité », « couverts de gale au point de pouvoir à peine marcher, le front ridé par la méfiance envers celui qui était allié des soldats qui avaient fait leur malheur ». Ils ne tiennent pas en place, vivent dans la violence de tous les instants, ne savent rien des « savoirs élémentaires », chers à Pestalozzi, et, de plus, n'accordent aucun crédit à leur « maître ».
Nul doute que, face à une telle situation, d'autres auraient choisi de déployer un temps et un espace disciplinaires pour recouvrir pudiquement d'un vernis scolaire la misère du monde. L'école est bien pratique pour cela : elle occupe les enfants plusieurs heures par jour et, même si elle les laisse aussi démunis qu'elle les a trouvés, au moins peut-elle donner à voir, entre-temps, de beaux rassemblements bien ordonnés qui rassurent efficacement ceux qu'inquiète le déferlement des barbares. Pestalozzi ne fera rien de tel. Il s'empressera, en revanche d'ouvrir un « institut » et d'y accueillir sans condition aucune tous les enfants de Stans. Là, il s'efforcera de répondre à leurs besoins matériels immédiats ainsi que de « mettre leur activité intellectuelle en éveil » : « Apprendre était pour eux une chose entièrement nouvelle et dès que certains s'aperçurent qu'ils arrivaient à quelque chose, leur zèle devint alors infatigable. » La clé, Pestalozzi nous la livre un peu plus loin dans la fameuse Lettre de Stans : « Deux des expériences que j'ai faites sont importantes [... ]. La première est qu'il est possible d'enseigner en même temps et de mener très loin un très grand nombre d'enfants, même d'âges très disparates. La seconde est que cette foule d'enfants peut être instruite en beaucoup de choses en même temps qu'ils travaillent. » Le mythe tourne ici à la provocation. Mais, avant de le récuser, et pour soutenir notre imagination, observons quelques instants cette gravure d'époque. Ici, le maître ne parle pas ; il montre à trois jeunes filles une planche d'architecture. Les jeunes filles, d'âges différents, réagissent chacune à leur manière ; un échange s'ébauche qui subvertit, en 1798, toutes les formes possibles de contrôle et de préjugés sociaux : des filles du peuple, debout dans une classe, travaillent sur des questions traditionnellement dévolues aux hommes et aux nantis ; qui plus est, elles ne se contentent pas de recevoir un enseignement mais interrogent et discutent ; c'est même la plus jeune qui, avec assurance, interpelle le maître. Ce dernier, tout en « enseignant », tient la main d'un enfant malade qu'un autre élève regarde attentivement et semble protéger : celui qui ne peut apprendre n'est pas exclu pour autant ; il reste présent, objet de tous les soins d'une collectivité qu'il aspire - son regard en témoigne - à rejoindre au plus tôt. Aux pieds de Pestalozzi, une jeune fille apprend à lire à deux autres enfants : le maître, pour un temps, a délégué son pouvoir à une de ses élèves ; de toute évidence, cette dernière accomplit sa tâche avec une ardeur qui force l'attention des plus jeunes et stimule leur curiosité. À côté d'elles, au-dessous de la fenêtre, un enfant dort ; il ne trouble pas la classe et ne sera ni puni ni sanctionné : son heure d'étudier viendra, pour autant que le maître soit là à son réveil. Un autre travaille seul, debout : il écrit ; et la détermination sereine qu'on peut lire sur son visage laisse supposer qu'il continuera bien après que la classe soit finie. De l'autre côté, un jeune garçon lit à ses camarades un ouvrage à haute voix ; trois élèves semblent à peu près attentifs, mais un autre s'étire pour marquer son ennui tandis qu'un cinquième se laisse attirer, par un garçon au regard sceptique, vers des activités sans doute plus attractives : apprendre n'est pas facile et les tentations de s'y soustraire sont nombreuses. Pestalozzi ne semble pas choqué : solide et paisible, il laisse faire. À quoi bon assujettir les corps quand, de toutes façons, les esprits vagabonderont ? Il vaut mieux garder son énergie pour saisir ou créer des occasions plus favorables. Sur le seuil, une mère attend avec un enfant dans les bras. À moins que ce ne soit une assistante de Pestalozzi. Mais elle ne fait pas la classe, elle accompagne et accueille, sans usurper la place du maître. Dehors, on se bat encore ; mais le jeu de règles, on le devine, supplante déjà la violence brute. Le tableau est, certes, trop idyllique et - il faut bien en convenir - difficilement crédible. Mais il configure un espace, assigne des places, évoque des fonctions, ouvre des possibles qui laissent entrevoir ce que pourrait être une classe « où l'on travaille ». Trop édifiant sans aucun doute. Mais moins inquiétant que le mythe de la classe ordonnée, de l'auditorium-scriptorium, comme dit Fernand Oury, dont l'architecture panoptique incarne le contrôle et évoque le dressage. Moins préoccupant que le mythe du « rang » où les élèves, sous l'emprise du regard ou de la férule du maître, apprennent à obéir ou à dissimuler, à se soumettre ou à faire semblant. Plus réaliste, aussi, que le mythe d'un enseignement simultané devant une classe homogène où l'ordre des corps et des visages alignés cache trop facilement le chaos des esprits qui battent la campagne. Plus proche, au demeurant, de l'école de Jules Ferry en ce qu'elle eut de meilleur - dans les classes uniques des écoles rurales, par exemple - quand l'instituteur parvenait à mettre au travail et à faire réussir en s'entraidant des élèves d'âges et de niveaux différents. Et, pour que le mythe fondateur soit complet, il ne manque rien à Pestalozzi, pas même la bénédiction de la République qui, par un décret de l'Assemblée nationale du 26 août 1792, « considérant que les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage ont servi la cause de la liberté et préparé l'affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre, déclare conférer le titre de citoyen français à Heinrich Pestalozzi ». Extrait de Philippe Meirieu
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